ENTRE NORMES ESTHÉTIQUES ET POUVOIR INSTITUTIONNEL

Le 10 juillet 2025, la direction du Grand Théâtre National du Sénégal émettait une note de service interdisant à ses employées le port de perruques, de greffages capillaires et la dépigmentation. Bien que cette directive ait été rapidement retirée sous la pression de la société civile, elle cristallise une logique de régulation corporelle qui mérite une lecture critique. Loin d’être anecdotique, cette mesure s’inscrit dans un système de contrôle des apparences féminines, nourri par des injonctions normatives sur l’africanité, la moralité, et la respectabilité. Elle pose des questions centrales autour du pouvoir symbolique exercé par les institutions culturelles, de la construction sociale du genre et des formes contemporaines de gouvernementalité. Inspirée par les travaux de Michel Foucault, cette mesure peut être analysée comme un acte de biopolitique, où les institutions cherchent à discipliner les corps selon des normes jugées légitimes, façonnant ainsi l’apparence comme enjeu de pouvoir (Foucault, 1976). En ciblant les femmes, la note révèle une logique de discipline de genre (Butler, 1990), où le corps féminin devient le support privilégié d’une moralisation autoritaire. Le théâtre, lieu censé incarner la créativité et la pluralité des identités culturelles, se transforme paradoxalement en espace de standardisation visuelle, niant la complexité des pratiques esthétiques et la diversité des subjectivités féminines.
Comme l’a montré Judith Butler, les normes de genre sont performatives : elles produisent ce qu’elles prétendent seulement décrire. En imposant une image figée de la femme africaine « authentique », cette régulation réduit l’africanité à une série de traits corporels supposés naturels, alors même que les identités, comme le rappellent Stuart Hall (1996) ou Paul Gilroy (1993), sont toujours construites, multiples et traversées par des influences diasporiques et globales. Les pratiques comme le port de perruques, le greffage ou la dépigmentation doivent être replacées dans leurs contextes sociaux. Elles relèvent souvent d’un arbitrage entre contraintes professionnelles, stratégies identitaires, et logiques esthétiques globalisées (Tate, 2009 ; Ndiaye, 2013). Les condamner sans nuance revient à nier la capacité d’agir des femmes sur leur propre corps, à effacer les logiques de réappropriation ou de contestation qui peuvent s’y inscrire. En cela, l’approche socio-anthropologique propose de comprendre avant de juger, d’analyser les formes d’esthétisation du corps comme des pratiques situées et signifiantes.
Une lecture critique des politiques publiques à l’aune de la respectabilité, du genre et de l’autorité
La note de service du Grand Théâtre ne constitue pas un fait isolé. Elle s’inscrit dans une tendance plus large à la mise en œuvre de ce que Evelyn Brooks Higginbotham a nommé la politique de la respectabilité : un ensemble de codes de conduite et d’apparence imposés aux femmes noires pour obtenir reconnaissance et légitimité sociale. Cette politique, bien que parfois intériorisée ou instrumentalisée, participe à la reproduction des hiérarchies patriarcales et raciales. En se concentrant sur les attributs physiques des employées, au détriment de leurs compétences, cette régulation révèle une tension entre l'apparence et la valeur professionnelle. Cela réactive des schémas de domination genrée décrits par Pierre Bourdieu dans La domination masculine (1998), où les corps féminins sont investis de significations symboliques et constamment évalués selon des critères de convenance. Le pouvoir institutionnel s’exerce ici sous la forme d’un contrôle esthétique, où l’image devient le vecteur d’un ordre moral implicite.
Loin de défendre les « valeurs panafricaines », cette entreprise normative aboutit à une folklorisation de l’identité africaine. Comme le soutient Achille Mbembe, dans une perspective postcoloniale, toute tentative d’essentialisation de l’africanité est vouée à l’échec, car elle ignore les circulations, les syncrétismes et les fractures constitutives des sociétés africaines modernes (Critique de la raison nègre, 2013). La modernité africaine est faite d’hybridation, de négociation et de reformulation constante. Imposer une image univoque du corps africain, c’est refuser à la culture sa part de conflit, d’invention et de pluralité.
Repenser la mission des institutions culturelles à travers le corps, la culture et les subjectivités
L’enjeu soulevé par cette affaire dépasse le seul champ de la régulation esthétique. Il interroge la finalité même des institutions culturelles en Afrique : doivent-elles être des gardiennes d’un ordre moral ou des plateformes d’expression plurielle ? La culture, dans sa conception anthropologique, n’est pas une essence immobile, mais un processus en tension entre tradition et modernité, entre autorité et subjectivation (Geertz, 1973 ; Clifford, 1988). En voulant fixer les apparences, on fige aussi la culture. Or, comme le rappelle Jean-François Bayart (1996) avec la notion de politiques du ventre, les enjeux de régulation des apparences corporelles sont aussi des terrains où se jouent des rapports de pouvoir, de contrôle et de visibilité. Régir le corps, c’est souvent gouverner l’intime au nom d’un intérêt public supposé. Dans ce contexte, l’esthétique devient un instrument de pouvoir mais aussi, potentiellement, un levier de résistance.
Une véritable politique culturelle panafricaine devrait reconnaître les subjectivités corporelles comme des formes d’expression légitimes. Elle devrait permettre aux individus, et notamment aux femmes, de se réapproprier leur corps comme espace de construction identitaire. Loin d’imposer des normes visuelles figées, il s’agit de soutenir une culture vivante, ouverte aux circulations, aux ruptures et aux inventions.
Conclusion
Au-delà de l'incident administratif, l’épisode du Grand Théâtre du Sénégal met en lumière un phénomène plus profond : la tentation autoritaire de normaliser les apparences féminines au nom de l’identité culturelle. Une telle approche, loin d’émanciper, renforce les logiques d’assujettissement. En tant que sociologues et anthropologues, il est essentiel de rappeler que le corps n’est pas un support à modeler selon des critères institutionnels, mais un lieu de subjectivité, de dignité et d’expression plurielle. La révolution panafricaine ne pourra se faire sans une redéfinition radicale du rapport au corps, à l’esthétique et à la liberté individuelle. L’identité ne se lit pas dans les cheveux ni dans la pigmentation de la peau, mais dans les récits, les trajectoires et les luttes vécues. De la sorte, les institutions culturelles gagneraient à s’en souvenir.
Dr Marème Dia THIAM
spécialiste en Sociologie de la Culture
et en Anthropologie du Corps