Aung San Suu Kyi en tournée en Europe
La Dame de Rangoon est partie pour un voyage d’un peu plus de deux semaines qui doit l’amener en Suisse, en Norvège, en Grande-Bretagne où elle a fait ses études, en Irlande et en France. Une tournée qui s’annonce triomphale (ces capitales l’ont toujours soutenue), mais les violences meurtrières qui depuis plusieurs jours déchirent l’Etat d’Arakane, dans l’ouest de la Birmanie, s’invitent aux festivités.
Après avoir testé l’eau du bout du pied il y a deux semaines en Thaïlande, pour son premier voyage à l’étranger depuis 24 ans, Aung San suu Kyi va maintenant se lancer dans le grand bain : dix-huit jours de voyage, cinq capitales, et deux discours attendus. Le premier ce jeudi sur le travail forcé, lors de la 101e session de la Conférence internationale du Travail de l'OIT (l’Organisation internationale du travail). Le second à Oslo, ce samedi, pour recevoir – enfin – ce prix Nobel de la Paix qui lui avait été décerné en 1991, il y a 21 ans, et qu’elle n’avait pu aller chercher de peur de ne pas pouvoir revenir dans son pays.
C’est son mari, aujourd’hui décédé, et ses deux enfants, qui avaient reçu en son nom la médaille, le diplôme et le montant du prix à Oslo. Mais la « conférence Nobel » que donnent chaque année les lauréats n’avait pu avoir lieu. Et c’est ce discours qu’Aung San Suu Kyi doit prononcer ce samedi à l’Hôtel de ville d’Oslo, là où la cérémonie se déroule chaque année. Un discours qui sera certainement bien différent de celui qu’elle aurait prononcé à l’époque, quand la junte militaire écrasait toute velléité de contestation : la toute nouvelle députée est maintenant en position de force, dans un pays où le régime compte sur elle pour exporter, à l’occasion de ce voyage, l’image d’une démocratisation inattendue mais en bonne voie.
Le fléau du travail obligatoire
Mais Aung San Suu Kyi n’a pas donné de détails sur le ton qu’elle compte donner à son périple, déclarant juste avant de partir aux journalistes qu’elle « voudrait faire de son mieux dans l’intérêt de la population ». On a quand même une petite idée de la couleur que la dame de Rangoon va donner à ce voyage.
D’abord le discours à Genève devant l’OIT : si Ang San Suu Kyi a décidé de parler du travail forcé, c’est évidemment parce que son pays est concerné au premier chef. Il y a trois ans, fin 2009, Amnesty International considérait même la Birmanie comme « le pays du travail forcé », parlant de « dizaines de milliers de birmans » obligés chaque jour par l’armée ou les autorités locales à construire des routes ou des casernes, transporter à dos d’hommes du matériel militaire ou entretenir des plantations au profit des autorités. Et « lorsqu'aucun adulte n’est disponible au sein du ménage, un enfant doit être envoyé ». D’ailleurs, à en croire l’OIT, les enfants sont des milliers à être concernés par les enrôlements forcés dans l’armée. Avec le nouveau régime mis en place l’an dernier et la démocratisation progressive du pays, la situation est censée évoluer : il y a trois mois la Birmanie a signé un accord avec l’OIT pour mettre fin au travail forcé d’ici 2015. Ce qui ne devrait pas empêcher Aung San Suu Kyi de dénoncer à Genève ce fléau, toujours bien réel en Birmanie.
Une « prudence salutaire »
Plus largement, pendant ces 18 jours, Aung San Suu Kyi devrait, comme elle l’a fait en Thaïlande au début du mois, se féliciter des changements impulsés en Birmanie par le président Thein Sein, tout en restant prudente : à Bangkok, lors du forum économique, elle a justement conseillé aux investisseurs d’adopter une attitude de « prudence salutaire » vis-à-vis du gouvernement civil (mais toujours fortement influencé par les militaires) mis en place l’an dernier à Naypyidaw. Car il ne faudrait pas que toutes les sanctions internationales soient levées avant la démocratisation complète du régime. De fait, depuis plusieurs mois, les sanctions ont été peu à peu allégées (la bonne tenue des élections législatives partielles qui ont permis à Aung San Suu Kyi de devenir députée y a largement contribué). L’Union européenne a ainsi suspendu ses sanctions pour un an, mais, « prudemment », les Etats-Unis ont prolongé d'un an leur embargo sur les investissements et le commerce.
L’ombre des conflits ethniques
Enfin, pendant ce voyage Aung San Suu Kyi ne pourra faire l’impasse sur la question des minorités ethniques : depuis vendredi dernier, les violences qui ensanglantent l’Etat d’Arakane, dans l’ouest de la Birmanie, ont fait selon la presse officielle au moins 25 morts, quelques 1 600 maisons ont été brûlées et des milliers de personnes jetées sur les routes. La majorité bouddhiste et la minorité musulmane s’affrontent suite au lynchage de dix musulmans, le 3 juin, dans le sud de l’Etat, par une foule de bouddhistes en colères qui voulaient venger le viol d’une femme. Les musulmans de la minorité Rohingyas, d’origine bengali, sont mal vus dans le pays depuis la fin du 19ème siècle (ils avaient servis de supplétifs à l’armée coloniale britannique).
Mais ces combats sont aussi le signe que la paix et la démocratisation de la Birmanie passent obligatoirement par une réconciliation des nombreuses minorités ethniques avec l’Etat birman et entre elles. Certaines sont en guerre contre le pouvoir central depuis l’indépendance de 1948. Depuis la fin de l’été dernier, le gouvernement a mis en place un dialogue avec les rebelles de ces minorités ethniques, qui représentent un tiers de la population ; il faut maintenant le faire aboutir. Aung San Suu Kyi a toujours appelé à la fin des affrontements armés pour une solution politique. Début 2011, peu après avoir été libérée de son assignation à résidence, elle proposait une nouvelle conférence de Panglong, comme celle qui avait eu lieu en 1947, juste avant l’indépendance, pour unifier le pays. Sur cette question peut-être même plus que sur toute autre, ses déclarations à l’occasion de ce voyage seront très écoutées.