Mort d’un géant de la politique ivoirienne
Avec le décès d’Henri Konan Bédié à 89 ans, le mardi 1er août 2023, un imposant chapitre de l’histoire de la Côte d’Ivoire indépendante s’achève. Le « Sphinx de Daoukro » laisse une trace indélébile dans la conscience ivoirienne. Pour le meilleur selon les uns, pour le pire selon les autres.
Au jeu des silhouettes, rares sont les citoyens ivoiriens, jeunes ou moins jeunes, qui se tromperaient à reconnaître celle d’Henri Konan Bédié (HKB). Son visage rond, sa petite taille, toujours droit comme un i dans ses costumes en col mao couvrant une bedaine assumée, le distinguent de ses homologues politiques. Mais c’est sa mine impassible, presque figée, et ce léger rictus à la commissure des lèvres qui, très vite, lui vaudront le surnom de « sphinx ».
À 89 ans, l’annonce de sa mort le 1er août 2023 « à la Polyclinique Internationale Sainte Anne-Marie (PISAM) » à Abidjan par son parti, n’a, certes, pas surpris grand monde, même si le choc était perceptible. Jusqu’au dernier souffle, HKB aura pesé sur la vie politique ivoirienne, sa dernière grande manœuvre remontant à mai 2023, lorsque son Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI) a conclu un accord avec le PPA-CI de l’ex-président Laurent Gbagbo dans le cadre des élections municipales et régionales de septembre 2023.
Désigné à la tête de son mouvement en septembre 2022, il était destiné à être le candidat à la présidentielle de 2025. Mais sa dernière tentative d’accéder une nouvelle fois au sommet de l’État restera l’élection présidentielle de 2020, lorsqu’il livrait un nouveau duel face à son plus vieil adversaire et actuel président Alassane Ouattara.
Dans les derniers moments de sa vie, HKB s’est également efforcé à maintenir la cohésion du Parti démocratique de Côte d’Ivoire, l’historique formation politique héritée de son mentor et père de l’Indépendance ivoirienne Félix Houphouët-Boigny, traversé par des divisions internes.
Né prince
Né le 5 mai 1934 dans le village de Dadiékro, dans la région de Daoukro dans le centre-est du pays, Henri Konan Bédié, de sang royal et issu d’une fratrie de neuf enfants, est le fils d’un cultivateur de cacao. Dans son autobiographie intitulé Les chemins de ma vie : entretiens avec Éric Laurent, il explique avoir « été élevé dans les principes de cette noblesse : l’honneur, le sens du commandement, mais aussi l’obéissance. L’éducation que j’ai reçue ne m’a pas inculqué l’idée que je devais un jour me préparer à gouverner les Ivoiriens. On naît prince de sang sans être nécessairement prince héritier. »
Son engagement politique ne vient pas directement de cet héritage, mais de sa volonté à combattre la domination coloniale. Dès 1947, alors qu’il entre au collège moderne de Guiglo, dans l'ouest du pays, apparaissent les premiers journaux libres d’opposition, principalement communistes, comme Le Démocrate qu’il distribue clandestinement au collège. L’intéressé affirme pourtant n’avoir jamais été communiste : « J’ai lu et j’ai jonglé avec la dialectique marxiste, parce que c’était un mode de raisonnement, mais en réalité je me battais exclusivement pour l’émancipation de l’homme noir et je ne voyais pas son avenir en tant que français "assimilé". »
Après l’obtention de ses deux baccalauréats à Dabou, et compte tenu de ses activités politiques, on lui refuse l’accès à l’université de Dakar, symbole de l’enseignement colonial. Sa famille se cotise pour l’envoyer en France où il étudie à l’université de Poitiers. Il y obtient plusieurs diplômes en droit, en économie politique et en sciences économiques, en parallèle de ses activités au sein de la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France (FEANF).
Un fidèle de Félix Houphouët-Boigny, le premier président de la Côte d’Ivoire indépendante
En 1958, alors que la Côte d’Ivoire a obtenu un statut d’autonomie interne, il rentre au pays pour travailler à la Caisse d’allocation familiale. Repéré par Félix Houphouët-Boigny, alors Premier ministre, il est affecté à l’ambassade de France à Washington en mai 1959. C’est son premier contact avec le futur et iconique premier président de la nation ivoirienne, qui lui confie : « Je vous ai nommé sans vous avoir rencontré, mais vos amis m’ont dit tellement de bien de vous que j’ai cru bien faire en vous retenant sur-le-champ. », raconte HKB dans ses mémoires. L’indépendance acquise le 7 août 1960, le nouveau diplomate est nommé ambassadeur aux États-Unis et ouvre la première représentation diplomatique de Côte d’Ivoire à Washington. Il y côtoie les présidents Eisenhower et Kennedy.
Six ans plus tard, « le Vieux » le porte au ministère des Finances, qu’il occupe 11 ans durant. C’est la période du « miracle ivoirien » : les cours des matières premières, comme le café et le cacao, flambent et deviennent l’or vert de la Côte d’Ivoire. HKB multiplie les relations extérieures sur le plan économique et financier, crée des sociétés d’État, diversifie les productions agricoles et engage des grands travaux.
Mais cette conjoncture favorable porte aussi en elle les germes d’autres difficultés. C’est aussi une période où le président et son ministre ont un premier différend sur un projet de développement sucrier. L’affaire va s’envenimer et, ajoutée à d’autres, amènera le président à réaliser un remaniement ministériel qui expulse son ancien protégé du gouvernement.
Une rivalité avec Alassane Ouattara datant des années 1990
Le noble baoulé rebondit à la Banque mondiale à Washington d’où il gère les investissements privés en Afrique pour la Société financière internationale (SFI). Il revient dans le champ politique ivoirien trois ans plus tard, à la suite de sa nomination à la tête de l’Assemblée nationale.
Le 7 décembre 1993 décède Félix Houphouët-Boigny. Suivant la Constitution ivoirienne, il devient président par intérim jusqu’à l’organisation de la présidentielle de 1995. Son concurrent est déjà Alassane Dramane Ouattara, Premier ministre depuis 1990 et chargé de sortir le pays d’une grave crise économique. C’est le début d’une grande rivalité qui façonnera l’avenir de la Côte d’Ivoire.
Pour empêcher Alassane Ouattara de se présenter, Henri Konan Bédié s’appuie en 1994 sur une réforme du Code électoral et sur l’« ivoirité », ordonnant à tout candidat d’être né de père et de mère de nationalité ivoirienne. Le concept divisera profondément le pays, aux séquelles encore palpables aujourd’hui. « Accusé » d’être d’ascendance burkinabè, Alassane Ouattara est écarté de la course : si le « Sphinx de Daoukro » est élu avec 96,44 % des suffrages exprimés, la manœuvre entachera durablement son image auprès de ses opposants.
RFI