“C’est l’occasion historique de rompre avec les schémas de dépendance”
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Expert en développement durable et en politique publique, Ibrahima Gassama est l'une des personnalités noires les plus remarquables au Canada. Dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’, entre autres sujets, il aborde la problématique des décisions prises par le président américain Donald Trump, dont la fermeture annoncée de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) au Sénégal et le retour des politiques migratoires restrictives aux États-Unis.
Parlez-nous un peu de votre parcours.
Je suis titulaire d’un doctorat en économie des universités Paris-Saclay et Laval, avec une expertise centrée sur le développement durable et les politiques publiques. J’ai consacré ma carrière à lier économie et durabilité. Dans ce cadre, j’ai travaillé à la production de politiques structurantes comme le Plan directeur de la transition énergétique du Québec ou la révision de la Politique de mobilité durable au sein des ministères de l’Énergie, des Transports et aujourd’hui de la Sécurité publique. En parallèle, j’enseigne le management, le développement durable, l’économie forestière et les enjeux environnementaux dans des universités en France et au Sénégal. Récemment distingué parmi les personnalités noires les plus influentes du Canada, je mets mon expertise au service de transitions justes, ici au Québec et ailleurs.
Quelles conséquences pourrait avoir la fermeture annoncée de l'USAID pour le Sénégal ?
Le Sénégal subirait des conséquences multiples. D’abord, le programme Compact Electricity, qui vise à électrifier 60 % des zones rurales d’ici 2025, grâce à un financement de 550 millions de dollars, sera compromis, laissant des milliers de ménages sans accès à l’énergie. Les fonds américains couvrent 35 % du budget du Compact Electricity. Pour compenser, le Sénégal pourrait s’appuyer sur des modèles réussis ailleurs, comme le programme ghanéen d’électrification rurale, qui a attiré 500 millions de dollars d’investissements privés grâce à des incitations fiscales.
La suppression de l’USAID entraînera aussi l’arrêt de plusieurs programmes clés, avec des répercussions multidimensionnelles. Par exemple, les initiatives de santé publique, comme la lutte contre le paludisme, la malnutrition et le VIH/sida ainsi que les campagnes de vaccination et les formations du personnel médical, perdraient leur financement, risquant de fragiliser les systèmes de santé locaux.
Également, les petits agriculteurs, soutenus par un financement de 50 millions de dollars annuels de l’USAID pour l’adoption de cultures résistantes, seront impactés par la mesure. Ces projets visent à améliorer la productivité des petits exploitants à travers des techniques agricoles résilientes au climat. Dans le même sillage, le programme ‘’Feed the Future’’ pour la sécurité alimentaire sera interrompu, aggravant l’insécurité alimentaire dans les zones rurales.
Est-ce que ces domaines seront les seuls touchés ?
Non. Les programmes éducatifs, notamment ceux ciblant la scolarisation des filles, l’alphabétisation et la formation professionnelle des jeunes, cesseraient, limitant leurs opportunités de développement. Les fonds dédiés à la gouvernance démocratique, comme l’appui aux élections transparentes, la lutte contre la corruption ou le renforcement de la société civile, disparaîtront. Les projets environnementaux tels que la gestion durable des ressources naturelles ou l’adaptation aux changements climatiques seront également suspendus. Enfin, les aides d’urgence lors de crises (sécheresses, inondations, invasions d’insectes) et les partenariats avec les ONG locales vont s’évaporer, ce qui va laisser plusieurs de nos concitoyens sans filet de sécurité.
Dans le court terme, la situation est un facteur aggravant de la pauvreté dans un pays où 38 % de la population vit avec moins de deux dollars par jour.
Toutefois, cela devrait pousser le nouveau pouvoir à être plus créatif dans la mobilisation de ressources destinées au développement.
Avec la politique de souveraineté prônée par les nouvelles autorités, cette situation ne devrait-elle pas être une source de motivation ?
La fin de l’aide américaine, dans ce nouvel élan souverainiste porté par les Africains, ne doit pas être perçue comme une menace, mais comme une étincelle libératrice. Pour le Sénégal et l’Afrique, c’est l’occasion historique de rompre avec les schémas de dépendance et d’inventer un modèle de développement audacieux ancré dans nos réalités. Imaginez un continent où l’autonomie productive remplace les importations coûteuses où les partenariats intra-africains dynamisent les échanges et où les ressources locales agricoles, minières et humaines deviennent les piliers de notre prospérité collective…
Transformons l’industrialisation en moteur de création de valeur ajoutée, modernisons l’agriculture pour qu’elle résiste aux défis climatiques et bâtissons des chaînes de valeur régionales compétitives. Une institution comme la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) est un outil puissant pour harmoniser les politiques, mutualiser les savoir-faire et amplifier votre voix sur la scène mondiale.
Mais cette révolution exige un leadership visionnaire : des gouvernements qui osent, des diasporas engagées, un secteur privé innovant et une jeunesse consciente de son pouvoir. La souveraineté ne signifie pas l’isolement ; elle signifie plutôt une Afrique interconnectée, fière de ses cultures, stratégique dans ses alliances et maîtresse de son destin. Le temps est venu de prouver que l’autonomie n’est pas un rêve, mais un projet à portée de main. Et c’est ensemble que nous y parviendrons.
Que pensez-vous de la décision du président américain de suspendre les droits de douane de 25 % prévus contre le Canada et le Mexique ?
Cette décision est judicieuse. Les tarifs de 25 % imposés en 2018 ont perturbé les chaînes d’approvisionnement nord-américaines, notamment dans le secteur forestier québécois, où les exportations de bois d’œuvre vers les États-Unis ont chuté de 12 %. Leur suspension stabilise des secteurs clés comme l’automobile, qui génère 250 000 emplois au Canada. Pour les États-Unis également, cet effet d’annonce des tarifs douaniers a eu des conséquences immédiates sur plusieurs entreprises américaines travaillant au Canada. Par exemple, le gouvernement ontarien a annoncé l’annulation d’un contrat de 100 millions $ le liant à l’entreprise SpaceX d’Elon Musk pour fournir un accès Internet haute vitesse aux régions éloignées par la technologie satellite Starlink. Le contrat devrait permettre d’étendre le service d’Internet à 15 000 foyers dans les régions rurales et du nord de l’Ontario.
Les entrées illégales sont menacées d'expulsion. Connaissez-vous le nombre de Sénégalais qui sont en situation irrégulière aux États-Unis ?
L’estimation des Sénégalais établis aux États-Unis s’établit autour de 32 000 personnes, selon l’OCDE. Je dois souligner que ce retour aux politiques migratoires restrictives affectera durement les communautés sénégalaises, exacerbant les risques d’expulsion pour les sans-papiers et perturbant la stabilité des familles, tout en réduisant les voies légales, comme les visas de travail ou la loterie des visas de la diversité, pourtant cruciales pour offrir des opportunités économiques à nos concitoyens.
Les transferts d’argent des migrants, essentiels à l’économie sénégalaise, pourraient diminuer et aggraver la pauvreté dans nos régions vulnérables. La crainte de profilage racial ou de détention pourrait marginaliser nos communautés africaines en général, les dissuadant d’accéder aux services de base et accroissant leur vulnérabilité face à l’exploitation.
Cependant, cette nouvelle donne pourrait stimuler le militantisme de la diaspora et la solidarité transnationale pour exiger des protections, des réformes juridiques et des garanties bilatérales, soulignant l’urgence d’une préparation collective pour atténuer ces risques.
Quelle posture l’État sénégalais devrait-il adopter envers ses citoyens ?
Une approche proactive s’impose. Sur le plan diplomatique, le Sénégal pourrait négocier des accords de travail temporaire similaires au programme H-2A américano-mexicain qui régularise 250 000 travailleurs agricoles par an. Également, l’initiative du nouveau pouvoir de créer une banque de la diaspora permettra de capter l’épargne de ses migrants et de la transformer en investissement productif. La mise en place de cette banque fournira des opportunités économiques à plusieurs immigrants et les incitera à participer au commerce international.
Toutes ces mesures combinées ont le pouvoir de renforcer à la fois l’économie nationale et la protection des migrants.
BABACAR SY SEYE