Publié le 6 Sep 2015 - 17:01
EN PRIVE AVEC FATOU KANDE SENGHOR ARTISTE

‘’On ne peut pas arriver et faire Hollywood demain’’

 

Avec EnQuête, elle a ouvert son livre ‘’Walabok, une histoire orale du hip-hop’’. Ensemble, on a lu les grandes lignes. Ici, elle parle de son premier ouvrage. Fatou Kandé Senghor, réalisatrice, écrivaine, photographe, plasticienne, en somme artiste, est l’auteur de cet ouvrage dans lequel différents membres du mouvement hip-hop sénégalais ont témoigné. Mais la noire d’ébène ne nous a pas que parlé de son livre. Elle est revenue sur ses rapports avec l’un de ses mentors, Sembène Ousmane.

 

Parlez-nous de l’ouvrage que vous venez de sortir et intitulé ‘’walabok’’

Mon livre ‘’walabok’’, c’est la prunelle de mes yeux. Parce que le livre a été fait par un professionnel, donc il est beau. Il y a des écrits mais il y a aussi mon autre amour, la photographie. On n’a pas mis la photographie en avant. Il y a le choix de papier fait par la maison d’édition. Mais il y a dans cet ouvrage une symbiose de tout qui me plaît. Pour moi, c’est un objet immortel. Un objet qui m’amène dans l’immortalité et dans l’histoire de l’art de mon pays ou tout simplement dans l’histoire de mon pays. C’est un objet qu’on peut offrir et qu’on peut rééditer plusieurs fois. C’est un objet qui ne se démode pas, qui est beau, qui renferme de la connaissance. Dans ce livre, je parle du milieu qui m’a vu grandir, m’a éduquée et m’a offert l’opportunité d’avoir du recul, du répondant, du flow, du rythme, de la créativité, de pouvoir naviguer dans tous les milieux, parler à toutes sortes de personnes.

‘’Une histoire orale du hip-hop’’ est une partie de l’intitulé du livre. Pourquoi ce titre ?

J’imagine l’oralité de ce siècle comme un concept qui a fait corps avec l’écrit. Parce qu’elle est la source qu’on a négligée alors qu’on aurait dû y mettre plus d’énergie. Elle est la source qui nous grandit et qui nous positionne dans le monde, qui positionne notre contribution à l’histoire du monde puisque cette dernière est écrite par le monde. Et vous savez, le monde, on n’en fait pas partie. Du moins c’est ce que les autres pensent et disent. Ils écrivent l’histoire de leurs nations et y ouvrent des parenthèses dans lesquelles nous figurons. Et les parenthèses qui nous ont tranchés, trahis, tués n’ont pas de places dans leurs chapitres. Quatre cents ans d’esclavage, ce n’est pas rien humainement surtout en termes de démolition de l’image du Noir.

C’est quasi-irréversible. Pour moi, cette oralité, ma génération a tout à y gagner en y retournant. Parce qu’elle a compris que quels que soient son niveau d’éducation, son mimétisme des grandes manières de ce monde, elle n’appartient toujours pas à certaines places  réservées aux grands de ce monde. On n’est ni dans le G8, ni dans le G5 ou le G20. On va à de grandes réunions avec très peu de poids. On pèse un tout petit lourd que quand on renforce le jardin de quelqu’un. Il est important de récupérer cette oralité comme une arme pour se défendre contre l’ordre mondial qui persiste à nous maintenir en dessous. Il est aussi important de la récupérer de la bouche des griots qui pensent qu’elle n’appartient qu’à eux. Ils pensent qu’ils sont libres de la dénaturer ou d’en faire ce qu’ils veulent et de se présenter à l’avant comme les dignes gardiens alors que c’est notre héritage commun et collectif. On doit nous aussi se l’approprier pour éclaircir, éduquer et apporter un plus. On est face à deux camps dans lesquels il faut naviguer et trouver une position. C’est cela qui m’intéressait dans cette oralité-là à amener sur une plate-forme intellectuelle.

 Le hip-hop est vu comme une musique de jeunes désœuvrés généralement au Sénégal. On n’imagine pas une personne mature baigner dans cet univers. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce milieu ?

Dans cette musique, il y a une écriture, une spontanéité, de l’intellectualité, du partage, de la passion et de la rage. Dans cette musique, il y a tout un tas d’ingrédients nécessaires pour sentir que son cœur bat. Que la musique soit lente ou rythmée, le poids de la parole, des mots posés justes est important. Toutes ces choses auxquelles on n’a pas accès dans le dialogue de tous les jours, toutes ces choses qu’on ne peut pas dire, passent par la bouche des rappeurs, sorties d’une manière ou d’une autre. Ils sont en conversation avec eux-mêmes, avec nous et avec le monde. C’est très important qu’il y ait des diseurs de vérités. Même si les vérités peuvent paraître comme des impolitesses. La notion d’impolitesse est liée à l’injure. Et cette dernière est une notion sociale. Les hommes et les femmes de tous les jours s’insultent parce que cela sort la pression. Donc, l’injure ne surprend pas plus que ça. Ce qui m’intéresse le plus dans cette musique, c’est qu’elle a fait le tour du monde sans que quelqu’un ait un sac à dos et parcourt le monde pour l’implanter. Dès qu’elle est sortie, elle s’est propagée comme un virus. C’était comme une attente. On se dit ‘’ah ! enfin ! on peut dire ce que l’on pense, on peut parler’’. Quand on se trompe dans le discours, il y a quelqu’un d’autre qui peut faire un autre son pour te le dire. C’est une musique vivante, dans laquelle il y a du répondant. On se parle. Et plus tard, quand on se rend compte qu’on a dit des choses de trop, on fait son mea-culpa. Dans cette musique, il faut être sur ses orteils, il faut suivre. Et ça, ce n’est pas mal. Pour moi, c’est la vie. Et au fond, c’est une musique qui a 50 ans. Ainsi, ça concerne énormément de gens.

Vous ne pensez pas être vieille pour consommer du hip-hop ou s’intéresser à ce milieu au point d’écrire un livre sur le mouvement ?

Non, je pense qu’écrire est un ‘’blessing’’, un don du ciel. On peut même parfois avoir été mièvre pendant toute une vie dans son écriture et tout à coup, elle vous offre l’opportunité d’écrire quelque chose. C’est pour cela que je dis que c’est une décision à lui. Et moi je connais quelqu’un qui est plus âgée que moi : il s’agit de l’écrivaine Mariétou Mbaye dite Ken Bugul qui est une fana de hip-hop. Et je suis sûre que si elle avait moins de choses à écrire, elle n’hésiterait pas à  écrire sur le rap. Parce qu’elle s’intéresse aux paroles des autres. Mais aussi parce qu’elle-même est une sacrée parolière rien que par sa littérature. Je pense que si nos littéraires étaient plus curieux en s’intéressant aux disciplines des autres, on aurait eu des échanges vraiment forts. Je serais la première à acheter un livre sur le hip-hop écrit par des gens qui ne le pratiquent pas. Et comme je dis, si c’est une musique qui a 50 ans, il n’y a pas dans ce monde quelqu’un qui n’a pas consommé ça sous le toit d’un adulte. Forcément, c’est une musique qui a touché tout le monde. Cela veut dire que du président  Macky Sall  à l’instituteur, ils sont tous obligés de l’écouter. Les instituteurs encore plus parce que c’est comme ça qu’ils entrent dans l’univers des enfants.

Vous avez été sous l’aile de Sembène pendant un moment. Que représente-t-il pour vous ?

Je reviens toujours à mes mentors parce que c’est une chance d’en avoir eu venant de partout dans le monde. Mais moi ma chance d’avoir rencontré Sembène est unique parce qu’il m’a ‘’prêté des yeux’’. J’avais tout lu et tout vu de lui dans un cadre presque bourgeois. Parce qu’on vient de famille où on lit et on a eu accès à certaines choses. Avant d’imaginer de le rencontrer, j’étais dans une faculté dans le nord de la France où j’ai pris cinéma en option la première année avant d’aller suivre un cursus cinéma.

J’avais un prof extraordinaire qui avait fait le tour du monde et qui nous avait fait un cursus avec les images du monde. Pour elle, il n’était pas question de nous apprendre seulement le cinéma français. Très vite, j’étais exposée à Djibril, à Sembène, aux photographies de Boubacar Touré Mandimory. C’était quelque chose de très important pour moi de le rencontrer en chair et en os, de travailler pour lui et avec lui. Tout le monde sait qu’il n’était pas quelqu’un de doux en affaire. Quand tu bosses pour lui, il va jusqu’à la lie, à fond. Tu vas finir sur les genoux. Il me mettait face à ma société. Il me désembourgeoisait parce que j’avais eu l’opportunité de vivre partout en Afrique avant d’aller en Europe. Il savait que j’étais un cheval sur lequel il pouvait miser. Quand je dis cheval, c’est jusqu’au bout. On a repris les bases ensemble. Il m’a fait réinterpréter certaines choses comme à ne pas être agacé par les gens qui viennent à ta fenêtre demander à avoir une conversation intelligente avec toi.

Et il pouvait être dur parfois. Il était capable de dire à un mendiant : mais toi, tu as trois doigts qui ne marchent pas mais tu as des pieds et une main qui fonctionne bien, donc tu peux être tailleur. A un point que toutes ces personnes le reconnaissaient. Quand il venait en ville et que ces gens-là voyaient la voiture, tout le monde reculait pour ne pas avoir à écouter le sermon du jour. Il avait une voiture dont le volant était à droite. Donc, il avait toujours un accès direct. J’ai écouté Sembène, je l’ai regardé et j’ai compris que je ne pouvais pas vivre dans un pays en méprisant sa langue, sa culture, son bordel, ces gens qui, quand il y avait une lutte, étaient en ligne de fond.  Il m’a aidée à aimer ma condition de ‘’laakk kat’’.

Au-delà de dire qu’on est du sud ou du nord, il m’a remise d’aplomb. Il m’a donné de la confiance en moi. Il m’a restaurée. Il m’a donné le droit d’être une panafricaniste, une Sénégalaise du Sud et de dire même que je suis une Mandingue alors qu’idéalement, tout le monde se range du côté paternel en disant : je suis ‘’peul’’. Moi, je n’en ai ni le tempérament, ni les attributs et c’est cela qui m’a permis de récupérer ma part de Mandingue. Sembène m’a permis d’exister dans ma différence et de briller dans cette différence quand je suis sur des plates-formes hors de chez moi. Les gens se focalisent sur mon travail ou sur ce que je dis parce que je n’essaie pas de faire comme celui qui est déjà celui qu’il est. Dans ce type d’échanges-là, Sembène m’a ramené ‘’wolof ndiaye’’.

Dans votre travail, il y a du Sembène ?

Il m’a dit : dans ton travail, il faut toujours chercher l’ordre social. Il faut comprendre l’engagement social. C’est tout cela que j’ai compris. J’ai commencé à travailler dans l’institutionnel pour être indépendante. Parce qu’il m’a dit : l’indépendance a un prix. Il m’a dit : ‘’Tu ne peux pas être indépendante en insultant les gens et après, faire la queue au guichet récupérer leur argent’’. Il m’a dit : ‘’Va travailler.’’ J’ai fait des films et des photos institutionnels pendant 15 ans, dans les 14 régions du Sénégal que je connais super bien et dans lesquelles je suis confortable.

C’est Sembène qui m’a permis cela ; ça m’a motivée depuis. Je me dis que je ne produirai rien qui n’ait pas du caractère, de la race, qui ne parle pas de moi, qui ne positionne pas dans un discours global. Parce que ça a beau être des sujets qui viennent du local, je suis toujours dans le global. Je suis reconnaissante d’avoir rencontré Sembène assez longtemps. Qu’il se soit souvenu de moi-même dans de grands moments alors que c’était le flou artistique. Je suis reconnaissante qu’il nous ait choisies au point de faire de la jalousie. Sembène m’a donné une mission c’est l’immersion, d’aller jusqu’au bout.

Il m’a dit aussi que je devais avoir de la hauteur après la densité. Ce sont des concepts que j’ai maîtrisés grâce à lui. La hauteur, la densité, le point, la créativité, c’est un imaginaire certes mais, nous on est des Africains et on ne fait pas de l’Entertainment comme ça. On ne peut pas arriver et vouloir faire Hollywood demain. C’est impossible. On a un devoir de mémoire. On a un devoir de récupérer la couleur de notre peau. C’est ce qu’il m’a dit et il a raison. Sembène nous a enseigné que la limite, c’est le ciel. 

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