Sur les traces de Ca Da Mosto (1455-1456)

Vénitien au service du Portugal, Alvise Ca da Mosto ou simplement CA DA MOSTO a exploré une partie des zones côtières sénégambiennes d’antan, respectivement en 1455 et en 1456.
Son journal de voyage est un témoignage de l’époque, dont l’exploitation nous renseigne, aujourd’hui, sur de nombreuses découvertes dont certaines, que nous sélectionnerons, parmi d’autres, sont de nature à mettre à mal, au passage, certains faits historiques considérés comme acquis (comme la datation du titre de « DAMEL ») et certaines thèses actuelles considérées comme « révisionnistes », par certains (comme l’existence de l’ethnie WOLOF en tant que telle), en même temps qu’il semble clore le débat sur la question de la domination du SINE par l’Empire du DJOLOF.
1/ LE CONTEXTE :
Précédé cinq (05) années plus tôt, vers 1450, par des devanciers navigateurs portugais, eux-mêmes suivis, les années suivantes, par d’autres navigateurs portugais qui, eux, ont navigué dans le fleuve Sénégal (CA DA MOSTO dixit) avant lui, CA DA MOSTO, sans pénétrer lui-même dans ledit fleuve, a cependant visité, en 1455, une bonne partie de la Sénégambie ancienne, la partie côtière en particulier, y compris les actuels fleuves Saloum (plutôt un bras de mer qu’un fleuve), Gambie et Casamance.
2/ RÉSUMÉ DES INFORMATIONS MAJEURES DE CA DA MOSTO :
Plusieurs informations majeures peuvent être extraites de son journal de voyage, tant sur les plans nautique, des populations que politique :
- Sur le plan nautique :
A l’époque, les Portugais semblent avoir utilisé pour leurs expéditions maritimes la mesure du mille marin de 1,500 km, et la vieille lieue marine de 06 km. Ca da Mosto, qui était Vénitien, a dû certainement se conformer aux usages en vigueur sur les navires de mer portugais, ce, d’autant plus que le patron de sa caravelle était un Portugais.
Aussi, nous utiliserons dans ce texte le mille et la lieue marins portugais, en lieu et place du mille italien, plus précisément vénitien, de 1,834 km, sauf quand Ca da Mosto le spécifie, comme cela a été le cas une (01) seule fois dans son journal de voyage.
- Le fleuve « Senega » (Sénégal), découvert pour les Portugais par Diniz Fernandez, en 1446, soit dix (10) plus tôt, avait, selon Ca da Mosto, deux (02) embouchures, distinctes l’une de l’autre, dont une principale qui semble avoir été au Nord (et pas au Sud) de l’actuelle ville de Saint-Louis, si l’on se réfère à la distance de 380 milles portugaises (mille de 1,500 km), entre le cap Blanc et le fleuve Sénégal : 570 km, en comparaison de la distance actuelle entre Nouadhibou et Ndiago qui est de 560 km.
- La marée montante remontait dans le fleuve Sénégal jusqu’à une distance de plus de 60 milles (90 km), distance constatée par les Portugais, car la marée montante leur permettait de naviguer loin à l’intérieur en meilleure sécurité.
- Le nom du fleuve Senega n’est pas récent : il ne provient ni des hollandais, ni des anglais et des français, ni même des portugais eux-mêmes, car, déjà en 1450, Ca da Mosto le mentionnait déjà : « nous parvînmes au fleuve qu’on nomme le ruisseau de Senega qui est le premier et le plus grand de toute la terre des Noirs »).
- Le fleuve Saloum, qu’il n’a pas nommé par son nom, et dont les Portugais s’éloignèrent rapidement, dès que l’un de leurs interprètes noirs fut massacré sous leurs yeux.
- Le fleuve « Gambra » (Gambie), que Ca da Mosto a remonté jusqu’à 60 milles (90 km), et a séjourné à terre onze (11) jours, existait déjà à l’époque sous l’appellation de Gambra, nom donné à ce fleuve par les autochtones eux-mêmes, gouvernés par leur roi Forosangole, lui-même vassal de l’Empereur du Mali (Ca da Mosto dixit). Ce qui semble être une indication supplémentaire que la Gambie était territoire Socé, habité par des populations d’origine Malinké.
- Le fleuve « Casamansa » (Casamance), distant du fleuve Gambie d’une centaine de milles « qui font 25 lieues », soit 150 km.
- Sur le plan des peuples directement rencontrés ou identifiés :
Dans l’espace sénégambien (pas au-delà), les peuples que Ca da Mosto a directement rencontrés (les Maures, les Wolofs, les Sérères, les Socés et les Diolas) et celui qu’il identifie sur la base d’informations qu’il a obtenues (les Toucouleurs) existent toujours dans les territoires qui furent les leurs au moment de son passage et qu’ils continuent d’occuper encore aujourd’hui, 570 ans après.
Ca da Mosto ne cite pas les Peulhs, ni les Lébous et d’autres ethnies actuelles de la Sénégambie, mais il atteste sans ambiguïté de l’existence de six (06) groupes ethniques voisins, les uns des autres, au moment de son passage :
- Les Maures (« Basanés »), séparés de la terre des noirs par le ruisseau de Senega.
- Les Wolofs (Gilofes), « Le pays de ces Noirs sur le fleuve de Senega est le premier royaume des Noirs de la basse Ethiopie, et les peuples qui habitent aux rivages d’icelui, s’appellent Gilofes ».
- Les Toucouleurs (Tuchuror : Tekrour), « du côté de Levant » (Est).
- Les Sérères (Barbacins et Sereres noirs) : qu’il situe avant le fleuve Gambie.
- Probablement les Socés (qu’il n’a pas nommés par leur nom, tout en indiquant cependant leur existence), populations d’origine mandingues dont nous savons qu’ils sont, dans le passé et aujourd’hui encore, les principaux occupants de l’environnement immédiat du fleuve Gambie : Ca da Mosto a donné le nom du fleuve Gambra (ou Gambre), de leur roi Forosangole, vassal de l’Empereur du Mali, et de l’un de leur chef Batimansa.
- Les Diolas, dont il ne nomme pas le groupe ethnique, mais qu’il associe directement au fleuve Casamance, lequel fleuve est aussi directement nommé, déjà en 1455-1456, que le fleuve Sénégal.
- Sur le plan politique :
- L’Empire du Djolof dominait largement la Sénégambie, du fleuve Sénégal au fleuve Gambie, nombre de royaumes lui étant directement assujettis, y compris les habitants du cap Vert.
Cependant, Ca da Mosto exempte de cette domination le pays des Barbacins/Sereres qui, comme le précise Ca da Mosto, était « hors de la puissance et du domaine du royaume de Senega et de tout autre seigneur », au moment de son passage. A notre avis, si entre le passage de Ca da Mosto (1455) et la sécession du Cayor (1549), soit 94 ans, si donc l’Empire du Djolof n’a pas assujetti le pays Sérère dans cette plage de temps, il est peu probable que l’Empire d’un Djolof, désormais affaibli, ait eu les moyens de le faire après.
- Le titre de BUDOMEL (BOUR-DAMEL), vassal de l’Empire du Djolof, que nombre d’historiens datent de la sécession victorieuse du Cayor contre cet empire (bataille de Danki, 1549) existait déjà au moment du passage de Ca da Mosto (1455), près d’un siècle auparavant, 94 années plus tôt exactement, sous l’appellation de « BUDOMEL ». L’antériorité de ce titre de DAMEL ne signifie pas la remise en cause de la bataille de Danki, mais impacte plutôt certaines explications avancées depuis longtemps sur l’origine du titre, qui est, en fait, clairement antérieur et non pas postérieur à ladite bataille.
3/ QUESTIONS PRÉJUDICIELLES MAJEURES :
1° question : Les Wolofs existaient-ils, ou non, dans la Sénégambie historique ?
La réponse est donnée sans équivoque par Ca da Mosto, suivi d’ailleurs par nombre d’autres explorateurs européens qui ont tôt fait d’identifier les « Gilofes », tant dans l’histoire ancienne que contemporaine du Sénégal. Sans compter les travaux de nombres d’érudits sénégambiens, toutes ethnies confondues, et de chercheurs de renom, dont Cheikh Anta Diop, entre autres.
Si avant 1455, ces ethnies, dont les noms et la localisation ainsi que les relations de pouvoir, comme on le verra plus loin, n’ont pas été inventés par Ca da Mosto, occupaient déjà les terroirs qui sont quasiment les leurs actuellement, quid des récentes théories contemporaines défendues par certains historiens qui soutiennent, en particulier, que les Wolofs n’existent pas ? Qu’en lieu et place des Wolofs, ce seraient plutôt les Lébous ? Or, Ca da Mosto ne mentionne d’ailleurs pas les Lébous comme groupe ethnique distinct, bien que les ayant cependant rencontrés au cap Vert et décrits comme des sujets du royaume de Senega. Ces théories, imprudemment reprises dans l’Histoire Générale du Sénégal et traduites en actes par les récentes statistiques nationales, semblent plus idéologiques que fondées sur des faits historiques.
2° question : Est-ce que le titre de DAMEL (le « BUDOMEL » de Ca da Mosto) existait déjà en 1455, date de son voyage dans la Sénégambie historique ?
Ici, Ca da Mosto nous confronte à un véritable problème auquel les historiens académiques et traditionnels doivent trouver réponse, car tous ensemble, et nous avec d’aileurs, ils ont considéré et continuent de considérer comme acquis que le titre de « DAMEL » résulte de l’indépendance du Cayor acquise après la bataille de DANKI en 1549 et traduit la rupture des liens de domination qui existaient entre le Cayor et l’Empire du Djolof.
Or, Ca da Mosto démontre que le titre de « DAMEL » était bien antérieur, et non postérieur, à cette bataille, qui a eu lieu en 1549. Ca da Mosto, lui-même, n’a pas été le premier et le seul à avoir visité ce « BUDOMEL », car, comme il le dit lui-même, d’autres navigateurs qui l’ont précédé lui ont fortement recommandé le commerce avec ce roi, réputé « bon client ». Ainsi, est-ce que le titre de « DAMEL » (« BUDOMEL ») existait-il déjà en 1455, alors que, pour presque tout le monde, le premier Damel du Cayor fut Déthié Fou Ndiogou FALL (1549) ou plutôt son fils Amary Ngoné Sobel FALL (1549-1593) ?
Ca da Mosto pouvait-il anticiper d’un (01) siècle, 94 ans plus tôt exactement, la création du titre de DAMEL en le décernant à un roi dès 1455 ?
4/ EXPLOITATIONS CIBLÉES DU JOURNAL DE VOYAGE DE CA DA MOSTO :
« Depuis que nous eûmes outrepassé le cap Blanc, nous navigeames à vue toujours d’icelui, tant que par nos journées nous parvînmes au fleuve qu’on nomme le ruisseau de Senega qui est le premier et le plus grand de toute la terre des Noirs ; et entrâmes par cette côte là où ce fleuve sépare les Noirs d’avec les Bazanés, qu’on nomme Azanaghes, divisant semblablement la terre seiche et aride (qui est le désert susnommé) d’avec le pays fertile, qui est celui des Noirs».
EXPLOITATION DE CE PASSAGE :
Ca da Mosto, qui naviguait à vue des côtes, et non pas au large, nous informe que, déjà, en 1455, le fleuve Sénégal (du moins dans sa partie côtière Ouest Atlantique Nord-Ouest) marquait la frontière entre le pays des «basanés», que nous appelons communément «Maures», et celui des Noirs, qu’il appellera «GILOFEs» (WOLOFS). L’ancienne capitale du WALO, NDIOURBEL, n’ayant été transférée sur la rive droite du fleuve qu’en 1702, soit 247 ans après le passage de Ca da Mosto, peut-on supposer qu’au moment où ce dernier passait à vue des côtes (ce qui lui a permis d’être aussi affirmatif pour ce qui concerne l’occupation par les « Basanés » de la frange côtière Nord-Ouest du fleuve Sénégal, mais ne lui a pas permis de voir plus loin au-delà), il n’a pas pu avoir connaissance qu’à l’intérieur du pays, au Nord du fleuve Sénégal, à une centaine de kilomètres de l’Océan Atlantique, se trouvait encore NDIOURBEL, la première capitale du WALO, fermement tenue par le Brack d’où il gouvernait son royaume sous la sujétion de l’Empire du Djolof ?
« Et cinq ans avant (donc en 1450) que je me misse à la route de ce voyage, ce fleuve fut découvert par trois caravelles du Seigneur Infant, qui entrèrent dans icelui et traitèrent paix avec ces Noirs, parmi lesquels ils commencèrent à démener le train de marchandise ; en quoi faisans d’année à autre, plusieurs navires s’y sont transportées de mon temps ».
EXPLOITATION DE CE PASSAGE :
⁃ La découverte du fleuve Sénégal n’a pas été faite par Ca da Mosto, mais par d’autres navigateurs portugais, cinq (05) ans plus tôt.
⁃ Ces prédécesseurs portugais de Ca da Mosto pénétrèrent, eux, dans le fleuve et commercèrent des marchandises pacifiquement (et non conflictuellement) avec les Noirs. Les années suivantes, plusieurs autres navires y entrèrent aussi. Il est à noter qu’en 1446, cinq (05) ans avant ceux qui ont précédé Ca da Mosto de cinq (05) ans aussi, Diniz Fernandez, lui, avait été moins pacifique en capturant quatre (04) piroguiers Wolofs qu’il avait ramenés avec lui.
« Ce fleuve est grand et large en bouche de plus d’un mille, étant assez profond, et fait encore une autre bouche un peu plus avant avec une ile au milieu. Par ainsi, il s’embouche dans la mer en deux endroits, à chacun desquels il fait plusieurs bans d’arène et levées, qui se jettent au large dans la mer par l’espace d’un mille ; et en ce lieu, monte la marée et cale de six à six heures, dont le montant se jeté avant dans le fleuve par plus de 60 milles, selon que j’en ai été informé par les Portugais, qui ont navigé dans icelui longuement » :
EXPLOITATION DE CE PASSAGE :
Ca da Mosto nous informe :
⁃ que la 1ère embouchure du fleuve Sénégal qu’il a rencontrée était large de plus de 1,500 km ;
⁃ que la 2ème embouchure était « un peu plus avant, avec une île au milieu » ; il n’en donne pas la largeur comme il l’a fait pour la 1ère ;
⁃ qu’au total, le fleuve Sénégal avait, en 1455, deux (02) embouchures devant lesquelles il y’avait des bancs de sable (arène) et des levées (bourrelets de rive ou crêtes de plage en bordure de la mer ou encadrant un chenal de marée), hauts-fonds qui s’enfonçaient dans la mer jusqu’à une distance de un mille (1,500 km) ;
⁃ que la marée montante (le flot) et descendante (le jusant) couvre et découvre de 06 heures à 06 heures (définition de la marée qui confirme, entre autres précisions supra et infra de la chronique de Ca da Mosto, les observations qu’il a faites sur d’autres points de son récit : « Les marées sont des phénomènes périodiques résultant de l'attraction de la lune et du soleil. La mer est attirée par la Lune et monte durant 6 heures : c'est le flot. Puis quand l'attraction de la Lune disparaît, la mer baisse durant 6 heures : c'est le jusant) »;
⁃ que cette marée montante s’est fait constater jusqu’à une distance de 60 milles (90 km) à l’intérieur du fleuve Sénégal. Ca da Mosto précise qu’il n’a pas, lui-même, pénétré à l’intérieur du fleuve Sénégal. Mais, il nous informe que des navigateurs portugais y ont profondément pénétré entre 1450 (date qui correspond aux 05 ans qu’il donne avant son arrivée à lui) et 1455 (date de son arrivée), au point que ces navigateurs ont pu l’informer que la marée montante pouvait se sentir jusqu’à cette distance de 60 milles dans le fleuve, marée montante que ces navigateurs ont dû utiliser pour naviguer en meilleure sécurité dans ledit fleuve.
«Et qui y veut entrer, faut qu’il voise selon l’ordre des eaux, pour cause de ces levées, qui sont à la bouche d’icelui fleuve, depuis lequel jusques à cap Blanc, on compte 380 milles, étant la côte toute sablonneuse, jusques auprès de cette bouche environ 20 milles ; et s’appelle la côte d’Anterote, laquelle est du domaine des Azanaghes bazanés».
EXPLOITATION DE CE PASSAGE :
Ca da Mosto nous révèle que :
⁃ celui qui veut entrer dans le fleuve, doit louvoyer selon la profondeur des eaux (tirants d’eau) entre les écueils, bourrelets et autres bancs de sable qui sont situés à l’avant de l’embouchure du fleuve ;
⁃ la distance entre la 1ère embouchure du fleuve Sénégal et le Cap Blanc (approximativement l’actuelle NOUADHIBOU) est de 380 milles d’alors (équivalent 570 km) ; cette distance donnée par Ca da Mosto correspond relativement, à 78 km près, à la distance maritime d’aujourd’hui entre NOUADHIBOU et SAINT-LOUIS qui est de 350 milles modernes de 1.852 m (soit 648 km).
⁃ Ce qui correspond aussi, à mon avis, à d’anciennes cartographies de la côte ouest Atlantique des années 1500 qui placent l’embouchure carrément plus au nord de son emplacement actuel ; les réponses que les géologues pourraient apporter sur le bien-fondé des observations de Ca da Mosto, sur lesquelles se base notre lecture littérale de son récit, seraient les bienvenues ; la question est : où se trouvait la 1ère et grande embouchure du fleuve Sénégal dans les années 1400 (à admettre qu’il y en ait eu 02, comme le soutient Ca da Mosto) ?
« Et me semble fort étrange et admirable, que de là le fleuve, tous les peuples sont très noirs, grands, gros, de belle taille, bien formés, le pays verdoyant, peuplé d’arbres et fertile ; et deçà, les habitants se voient maigres, essuis, de petite stature, et le pays sec et stérile ».
EXPLOITATION DE CE PASSAGE :
Ca da Mosto n’a pas manqué de souligner que :
⁃ les habitants sont « très noirs, grands, gros, de belle taille, bien formés » par opposition aux habitants de l’autre côté du fleuve : « maigres, essuis (ancien mot français pour désigner un lieu où l’on sèche les cuirs tannés et, par extension, une couleur de cuir tanné), de petite taille », d’une part ;
⁃ le pays des Noirs est verdoyant, peuplé d’arbres et fertile » par opposition au pays des basanés qui est «sec et stérile », d’autre part. Or, nous savons que, de nos jours encore, la végétation est toujours verdoyante et la terre fertile de l’autre côté des deux rives du fleuve Sénégal, tant en territoire sénégalais que mauritanien. C’est dire que c’est un peu plus loin, à plusieurs dizaines de kilomètres de la rive mauritanienne du fleuve que l’on commence à rencontrer le pays « sec et stérile » dont fait mention Ca da Mosto.
« Le pays de ces Noirs sur le fleuve de Senega est le premier royaume des Noirs de la basse Ethiopie, et les peuples qui habitent aux rivages d’icelui, s’appellent Gilofes. Toute la côte et cette région dont nous avons ci-dessus fait mention, consiste tout en plat pays jusques à ce fleuve, et par delà encore ; tant qu’on parvient à cap Verd, qui est pays relevé et le plus haut qui soit en toute la côte, c’est à savoir quatre cens milles plus outre qu’icelui cap. Et selon ce que j’ai peu entendre, ce royaume de Senega confine du coté de Levant avec un pays nommé Tuchuror, devers Midi, avec le royaume de Gambra, de la partie de Ponant, avec la mer Oceane, et du coté de Tramontane, se joint avec le fleuve susnommé, qui sépare les Bazanés d’avec ces premiers Noirs ».
EXPLOITATION DE CE PASSAGE :
Ca da Mosto nous confirme, ici, que :
⁃ « Le pays de ces Noirs sur le fleuve de Senega est le premier royaume des Noirs de la basse Ethiopie » : à moins qu’il entende désigner tout l’Empire du DJOLOF, ce pays des Noirs sur le fleuve Sénégal est le WALO, qui, à cette époque, bien que dépendant de l’Empire du DJOLOF (constitué vers 1350, soit 105 ans avant l’arrivée de Ca da Mosto au Sénégal), avait une existence propre comme Royaume à part depuis, au moins, les années 1300. En effet, en 1455, date du voyage de Ca da Mosto, c’est le Brack « Tédieck », Tany Yacine MBODJ, qui était, selon une des listes généalogiques en circulation, au pouvoir dans la plage de temps entre 1446 et 1457 (?). Ou si ce n’est lui, ce serait son suivant, le Brack « Dyoss », Yerim Mbagnick Ndoye Demba MBODJ, au pouvoir dans la plage de temps 1457-1475 (?). Pour dire que, dans tous les cas, ce premier royaume des Noirs semble correspondre à celui du WALO, déjà constitué à cette époque ; à moins que Ca da Mosto ait fait abstraction du WALO en faisant directement référence à l’Empire du DJOLOF qui contrôlait presque toute la Sénégambie d’alors, y compris le WALO ;
⁃ les peuples qui habitent aux rivages du fleuve Sénéga s’appellent les GILOFEs (WOLOFs), sans ambiguïté aucune ; nous notons que le mot « rivages » est au pluriel dans le texte de Ca da Mosto, ce qui semble indiquer que les deux rives du fleuve étaient occupées par cette même ethnie Wolof ;
⁃ le royaume de Senega est délimité ainsi qu’il suit : à l’Est (Levant), par le pays Toucouleur ; au Sud (Midi), par le royaume de Gambra (Gambie) ; à l’Ouest (Ponant), par l’Océan Atlantique ; et au Nord (Tramontane), par le fleuve Sénégal qui « sépare les Bazanés d’avec ces premiers Noirs » ;
⁃ le terrain est plat sur toute la côte, depuis le cap Blanc jusqu’au cap Vert. Ca da Mosto a escalé à terre, tant chez « BUDOMEL » avec qui il voulait commercer, au meilleur prix, ses quelques sept (07) chevaux d’Espagne ainsi que ses draps de laine et ses soieries embarqués à bord de son navire, qu’au cap Vert où il s’est approvisionné dans l’une des trois (03) îles voisines, comme il le dit plus loin dans son récit ;
⁃ Selon Ca da Mosto, la distance entre le cap Blanc et le cap Vert est de 400 milles d’alors, soit 600 km (mille portugais). La distance entre le même cap Blanc et l’embouchure du fleuve Sénégal d’alors étant de 380 milles (570 km), la marge de la distance entre l’embouchure du fleuve Sénégal et le cap Vert serait de 30 km (600 km – 570 km). Ce qui est impossible car la distance entre SAINT-LOUIS et DAKAR est de quelques 200 km et non pas d’une trentaine de kilomètres (30 km). Il y’a donc, ici, un écart important de quelques 163 à 170 km dans la localisation du cap Vert par rapport à l’embouchure du fleuve Sénégal. Quand on sait l’importance des caps pour se repérer et se diriger dans la navigation ancienne, cette distance très inexacte résulte, à notre avis, soit d’une involontaire erreur de transcription, du fait de Ca da Mosto lui-même ou de son éditeur, soit, au contraire, d’une volonté délibérée de masquer les distances réelles pour se réserver l’exclusivité des bonnes affaires et des bons clients comme le « BUDOMEL » ?.
En effet, plusieurs hypothèses : s’agit-il d’une erreur d’édition car le journal de Ca da Mosto, décédé en 1488, a été rédigé en vénitien par lui-même dans les années 1460, mais a été édité post-mortem en 1507-1508, soit 19 ans après sa disparition, son rédacteur n’étant plus de ce monde en ce moment pour vérifier l’édition? s’agit-il d’une erreur de traduction de la version latine, publiée en 1532, d’un texte initialement rédigé en vénitien, soit 44 ans après le décès de l’auteur ? s’agit-il d’une erreur de transcription de Ca da Mosto lui-même, car, habituellement, il est très précis dans ses calculs et observations ? ou s’agit-il du résultat d’une stratégie commerciale volontaire dont le but est de brouiller les pistes pour que d’éventuels concurrents ne puissent exploiter ses données commerciales ? On sait qu’il avait embarqué quelques chevaux d’Espagne et d’autres marchandises, comme draps de laine, ouvrages de soie, etc.. pour les vendre au seul « BUDOMEL », réputé bon payeur selon les dires de ses prédécesseurs portugais ? Nous penchons pour cette dernière hypothèse car Ca da Mosto est un excellent navigateur qui ne pouvait commettre une telle erreur de calcul de distance sans raison. Cette hypothèse de camouflage volontaire des réelles distances nautiques est confortée par ce qui suit sur les distances qu’il donne entre le fleuve Sénégal et le pays de BOUR-DAMEL.
«Je passai le fleuve de Senega avec ma caravelle, sur laquelle navigeant, je parvins au pays de Bur-Domel, qui est distant d’icelui fleuve par l’espace de 800 milles selon la côte, qui est toute basse et sans montagne depuis ce fleuve jusques à Bur-Domel, lequel nom est le titre du seigneur, et non pas celui du pays même : car on l’appelle terre de Bur-Domel comme pays d’un tel seigneur ou conte, pour auquel parler, je pris terre là.
Joint aussi, que j’avais été informé par aucuns Portugais (lesquels avaient eu affaire avec lui) que c’était un seigneur fort plein de courtoisie et homme de bien, et auquel on se pouvoit fier, et payait raisonnablement la marchandise qu’il prenait ».
EXPLOITATION DE CE PASSAGE :
⁃ Selon Ca da Mosto, la distance entre l’embouchure du fleuve Sénégal et le pays de « BUR-DOMEL » est de 800 milles (1.200 km). Ce qui est impossible. Car, c’est plus de 2,5 fois à 3 fois la distance nautique entre le port de SAINT-LOUIS et le port de BANJUL qui est de 452 km. Dans une autre échelle de valeurs, cette distance de 1.200 km donnée entre la bouche du fleuve Sénégal et le pays de « BUR DOMEL », c’est presque la distance maritime entre le port de ZIGUINCHOR et SAINT-LOUIS. Ceci nous renforce dans l’idée que les Portugais ont intentionnellement masqué les distances réelles, à des fins de concurrence commerciale avec les autres nations européennes. Peut-on y voir la confirmation de leur souci de conserver l’exclusivité du commerce sénégambien jugé par eux plus intéressant que le commerce mauritanien, parce qu’étant à la source d’une grande partie de ce dernier, en or et en esclaves, entre autres, quand on sait que le Portugal avait décrété pour dix (10) ans l’exclusivité du commerce du Banc d’Arguin au seul profit des Portugais ?
«Au temps que j’arrivay en ces parties là, le roy de Senega se nommoyt Zucholin, qui pouvoyt avoir ataint la vingt et deuxieme année de son aage ».
⁃ BUR-DOMEL, avait un Seigneur au-dessus de lui, lequel ne pouvait être que le BOURBA-DJOLOF, du nom de « Zucholin » (Tioukoli), selon Ca da Mosto qui s’est trompé ou a été induit en erreur, car « son » Bourba Djolof n’est pas Leeyti Tioukouli NDIAYE, qui a régné de 1440 à 1450, mais plutôt son successeur Ndiélène Mbey Leeyti NDIAYE, 1450-1465, qui est le véritable Bourba Djolof contemporain de Ca da Mosto.
⁃ Mais, nous répétons, ici, la question préjudicielle du début : est-ce que le titre de DAMEL existait déjà en 1455, au moment de la visite de Ca da Mosto au Sénégal, alors que, pour l’histoire, le 1er DAMEL du Cayor indépendant fut Déthié Fou Ndiogou FALL (1549) ou son fils, Amary Ngoné Sobel FALL (1549-1593) ? Ca da Mosto pouvait-il anticiper de presque un (01) siècle plus tôt (94 ans exactement) la création du titre de DAMEL en nommant ainsi le roi du CAYOR dès 1455 ? A mon avis, il y’a ici un très important problème de date à résoudre par nos historiens académiques et traditionnels, tous confondus.
«… après avoyr pris congé du seigneur BUDOMEL, et singlant en mer pour laisser cette cote, …, primmes la route d’iceluy cap … le jour ensuivant … vinmes à découvrir le cap Verd, lequel est distant du lieu d’où je feys depart, par l’espace de trente mille italiennes.
Le cap Verd est fort beau et hault … et au contour d’iceluy y’a plusieurs bourgades de païsans Noirs … et dépendent encore iceux Noirs de ce royaume de Senega susnommé ».
EXPLOITATION DE CE PASSAGE :
⁃ Ce passage est la seule fois où Ca da Mosto exprime une distance en milles italiens. Etant Vénitien, le mille italien de Vénise était de 1,834 km à l’époque.
⁃ Après avoir décrit certains villages du cap Vert, il précise que leurs habitants sont sous l’autorité du royaume de Senega.
« Au delà de ce petit goulfe, toute la cote est habitée de deux générations, l’une nommée Barbacins et l’autre Sereres, toutes deux noires, mais hors de la puissance et du domaine du royaume de Senega et de tout autre seigneur… Et est avenu souventefoys, qu’aucuns roys de Senega leur voulurent jadis faire guerre pour les subjuguer, mais ils ont été tousjours vaillamment repoussés, tant par les fleches envenimées … comme par la difficulté de leur païs ».
EXPLOITATION DE CE PASSAGE :
⁃ « Barbacins et Sereres » ne font évidemment qu’un. Mais, le mérite de Ca da Mosto est d’identifier clairement le groupe ethnique sénégambien des Sérères et de préciser tout aussi nettement que ce dernier n’est pas sous l’autorité du royaume de Senega (Empire du Djolof), malgré les tentatives répétées de l’Empire de le dominer, dans le passé, vaines tentatives à cause des redoutables flèches empoisonnées des Séreres et de l’accès difficile de leurs territoires.
5/ RECOMMANDATIONS :
- Etudier les déplacements successifs de l’embouchure principale du fleuve Sénégal depuis les années 1400, au moins.
- Rechercher les vestiges de la présence portugaise en Sénégambie ancienne, et particulièrement, dans le fleuve Sénégal dans lequel ils ont « longuement » navigué et commercé (ce qui suppose des escales et autres points de commerce à terre). Jusqu’où les navigateurs portugais sont-ils allés à l’intérieur du Fleuve quand on sait qu’ils ont été en mesure d’indiquer que la marée montante se faisait sentir jusqu’à une centaine de kilomètres dans ledit Fleuve ?
- Revisiter l’Histoire Générale du Sénégal dans ses parties relatives à l’histoire des Wolofs comme ethnie à part entière, lesquelles parties sont manifestement inexactes, au vu des preuves historiques de leur existence et présence dans les terroirs qu’ils habitent actuellement. D’ailleurs, Ca da Mosto n’est pas le seul européen à attester ce fait, établi, à sa suite, par nombre d’autres visiteurs, explorateurs et colonisateurs européens, et également par de très nombreux chercheurs, érudits et traditionnalistes sénégambiens, toutes ethnies confondues.
- Reconsidérer l’unanimité des historiens, chroniqueurs et généalogistes traditionnels quant à la datation, voire la signification réelle, du titre de DAMEL. En effet, il semble que le titre ne soit pas postérieur à l’indépendance du Cayor, mais bien antérieur, car il était connu bien avant 1455, au point d’être un partenaire commercial privilégié des navigateurs portugais.