Détournements et modes opératoires
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Le détournement de deniers publics constitue un obstacle majeur au développement. Fort de ce constat, le Forum civil a commis hier des experts pour discuter des catégories d’abus de biens publics, de leur régime juridique et de l’impact du détournement sur l’économie.
Dans le cadre de l’appui à l’exécution des politiques publiques aux Sénégal, le Forum civil a organisé hier un panel pour élucider la question des fonds publics. Ainsi, des experts se sont relayés sur la table pour scruter les différents aspects du concept de deniers publics. Dans sa communication sur le thème : ‘’les catégories d’abus de deniers publics'', le juge Malick Lamotte signale que la question renvoie à deux problématiques. Il évoque d’abord le phénomène des atteintes aux derniers publics et, d’une manière générale, la délinquance économique et financière qui génère une économie souterraine menaçant l’économie légale dans tous ses aspects. Ensuite, il note la question de l’intégrité publique et le respect du devoir de probité des agents publics. Autrement dit, la gouvernance vertueuse des affaires de l’État.
Ainsi selon le magistrat, la complexité des méthodes utilisées par les infracteurs économiques a entraîné un changement de posture des acteurs judiciaires et policiers. De ce fait de nouvelles pratiques judiciaires, fondées sur l’analyse des rapports entre l’infracteur, l’infraction et le produit direct ou indirect de l’infraction, sont aujourd’hui développées.
L'infraction en toute connaissance de cause
Mais pour bien cerner la problématique de ces infractions, il est important ‘’d’étudier le profil de l’infracteur, et le processus infractionnel, qui intègre l’étude typologique des atteintes aux derniers publics et les infractions dites de patrimoine'', a expliqué le panéliste. Dressant le profil de l’infracteur, le juge note que c’est quelqu’un qui maîtrise les procédures et connaît leurs limites, il profite de sa station et use de son influence, exploite les possibilités que lui offre sa proximité avec un décideur ou celui qui est en relation d’affaires avec l’État et ses démembrements. ''L’infracteur analyse les risques, le coût et le gain'', a-t-il souligné. Ce faisant, sa stratégie consiste ensuite à ‘’rompre les liens’’ entre l’infracteur, l’infraction et le produit de l’infraction. Son mode opératoire est la dissimulation, la simulation et l’interposition. ''C’est dès lors à partir d’une conception et d’un mode opératoire bien élaborés qu’il déroule le processus de commission de l’infraction contre les derniers publics. Son but étant de se donner les moyens de commettre l’infraction majeure d’atteinte aux deniers publics et, dans le même temps, dissimuler cette infraction en rendant sa découverte ou son imputabilité difficile'', a exposé le magistrat.
L'indélicat peut user du faux en écriture publique authentique, de surfacturations, de suppressions de données informatisées, ou l’intervention d’un facilitateur anonyme, entre autres. Le juriste a aussi établi une différence entre les infractions sans bénéfice apparent (soustraction de deniers publics, escroquerie sur les deniers, concussions commises par les fonctionnaires, prise illégale d’intérêt) mais celles avec bénéfices apparents (corruption passive, dissimulation du produit direct ou indirect des délits contre les deniers publics, trafic d’influence, recel, blanchiment et enrichissement illicite). Pour lutter contre le détournement, M. Lamotte a préconisé le renforcement du contrôle a priori, le partage d’informations judiciaires entre les différents corps de contrôle, l’enquête de patrimoine, la saisie et la confiscation des produits de l’infraction.
Exposant pour sa part sur ''le régime juridique des deniers publics selon les règles qui régissent les finances publiques'', Abdourahmane Diokhané, enseignant de droit à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), est revenu sur le mot ''denier''. Selon lui, le terme est à l’origine une pièce de monnaie romaine, puis française avant d’être une simple unité de compte. En comptabilité publique ''on peut définir les deniers publics comme ceux appartenant ou confiés à un organisme public ; ils sont constitués de fonds (numéraires) et de valeurs (titres de créance et de dettes)'', renseigne-t-il. Concernant les opérations, la classification les catégorise en sorties et rentrées de fonds dans les caisses publiques. Ceci fait que la notion de deniers publics s’intéresse aux acteurs et à leur responsabilité. Pour les acteurs, il existe un principe de séparation entre l’ordonnateur et le payeur. ''Il y a une incompatibilité entre les fonctions d’ordonnateurs et les fonctions de comptable, celui qui a la décision de dépenser ne peut pas être celui qui paye'', a-t-il clarifié.
A propos des fonds politiques
M. Diokhané a aussi évoqué la question des fonds politiques hérités de la tradition française, votés par le parlement pour servir de dépenses de propagande, de contre-espionnage, entre autres. Au Sénégal, ils suivent le même canevas, mais selon une tradition : ''Ils sont gérés par un proche du président'', note l'exposant, qui fait savoir qu'''En 1963, ils étaient gérés par Abdou Diouf alors directeur de cabinet du président Senghor’’. Dans leur régime juridique, les fonds politiques sont des crédits votés à l’Assemblée nationale et qui ne mentionne que leur montant global. En outre, ''ils dérogent à la règle budgétaire de la spécialité des crédits'', souligne le juriste, relevant qu'ils sont versés par le Payeur général du trésor au président de la République. L’engagement est fait par le secrétariat général de la présidence, non accompagné aujourd’hui de pièce justificative. ‘’Le président de la République est libre de ne révéler ni l’emploi, ni les bénéficiaires, il n’en rend compte à aucune autorité. Ce qui pose un sérieux problème’’, embraie-t-il.
Quand c'est ''facile'' de détourner
L’impact du détournement des deniers publics sur l’économie a été développé par Joseph Cabral, maître de conférence à la Faculté des sciences économiques et de gestion (Faseg) de l’Ucad. Il est revenu sur cette propension à la prédation que développent les personnes qui ont des charges publiques au Sénégal, exprimant son sentiment qu’il ''est facile de capturer des fonds, dans la gestion des fonds publics, malgré le contrôle''. Pour étayer son propos, l’agrégé en économie a fait part du saucissonnage des marchés publics pour contourner les appels d’offres, manifestant une culture de fraude des acteurs. Insistant sur les effets négatifs des détournements, il a expliqué la tendance à rapatrier les fonds à l’extérieur dans des paradis fiscaux ou dans des valeurs refuges comme l’or et les matières premières, qui constituent un manque à gagner pour l’économie nationale. Ces détournements entraînent aussi des pertes au niveau de la croissance, surtout pour les ménages pauvres.
PIERRE BIRAME DIOH
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