Le séjour du Cheikh Ahmadou Bamba à Daroul Manaan en 1903

Cheikh Ahmadou Bamba, de retour au Sénégal après sept années de déportation au Gabon, n’est resté que quatre mois et dix-sept jours en pays wolof avant d’être à nouveau exilé en Mauritanie. L’écrivain Mbaye Guèye Sylla, dans son livre intitulé ‘’Le séjour du Cheikh Ahmadou Bamba à Daroul Manaan. Étude historique des événements de 1903 à Daroul Manaan’’, parle de cette période charnière. L’auteur évoque avec précision de la constance de Serigne Touba dans son jihad par la science et les manœuvres et autres fourberies du colon pour endiguer l’influence qu’il avait sur ses talibés et ses contemporains.
Le fondateur du mouridisme, Serigne Touba Cheikh Ahmadou Bamba Khadimou Rassoul, lui-même, a opéré, en 10 étapes chronologiques, un véritable séquençage de ses 33 années de confrontation avec l’administration coloniale française. Celle de Daroul Manaan en est la sixième. On peut dénommer les épisodes comme suit : l’étape de 1re suspicion (1889-1895) ; l’étape de Jeewal (1895) ; celle de la gare de Louga (1895) ; l’exil au Gabon (1895-1902) ; le retour de l’exil ; Daroul Manaan (1903) ; l’exil vers la Mauritanie (1904-1907) ; Thiéyène Djolof (1907-1912) ; le transfert vers Diourbel depuis Thiéyène (1912) et le séjour à Diourbel (1912-1927).
Pour chaque étape, le Grand Cheikh a rendu publics un ou plusieurs versets ou extraits de versets reçus de manière ésotérique par lui comme une injonction divine destinée à déterminer son comportement vis-à-vis de ses ennemis et à guider son ascension spirituelle.
Dans son livre intitulé ‘’Le séjour du Cheikh Ahmadou Bamba à Daroul Manaan. Étude historique des événements de 1903 à Daroul Manaan’’, l’auteur, Mbaye Guèye Sylla, parachève en ce moment même une analyse complète des dix étapes dans la double perspective des contextes ésotériques du jihad de l’âme et de celui exotérique de l’histoire du Sénégal dominée à la fois par l’islamisation, la chute de l’aristocratie et la colonisation française.
Après plus de sept longues années d’exil, loin de sa terre natale, loin de ses disciples, Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké reparut comme un astre lumineux à l’horizon de la sombre histoire. Les vents du Gabon n’avaient ni courbé son âme ni effacé le sceau divin que portait sa mission. Les entraves de l’Empire n’avaient fait que renforcer la certitude de ceux qui croyaient en lui. Il revenait avec le poids du silence et de l’injustice.
Daroul Manaan, petit village où il s’établit auprès de sa famille, devint alors l’épicentre d’une histoire qui dépassait les frontières du visible. En réalité, chaque pas, chaque regard, chaque mot du Cheikh était épié.
Les autorités coloniales n’avaient jamais cessé de craindre son influence. Déjà, en 1895, elles avaient dû se réunir en Conseil privé à Saint-Louis du Sénégal pour trancher sur son sort, comme si la présence d’un homme sans arme, sans armée, pouvait ébranler les fondations d’un puissant empire colonial. On décida alors de l’expédier au Gabon, dans la forêt de Mayomba, à Lambaréné, espérant le faire disparaître à jamais. Mais ce fut en vain. Le feu qu’ils pensaient éteindre s’alluma dans les cœurs.
À Daroul Manaan, les fidèles affluaient. Ils venaient de toutes parts : du Baol, du Saloum, du Djolof, de Saint-Louis, la ville même d’où étaient parties les décisions les plus iniques. Les médisances aussi s’accumulaient. Dans les cercles administratifs, on rapportait des discours, on alimentait les soupçons. Le Cheikh, disaient-ils, s’organisait, prêchait la haine, fomentait une insurrection. Pourtant, ceux qui le connaissaient savaient que son combat était ailleurs : dans le cœur, dans l’âme, dans la patience et dans l’adoration.
Le colon, habitué à gouverner par la peur et à se préserver par la force, ne comprenait pas cette forme de résistance silencieuse. Il n’y avait chez Ahmadou Bamba ni tambours, ni cris, ni bannières. Il n’y avait que le silence d’une prière au creux de la nuit, l’écho d’un hadith qui circulait parmi les talibés. Et c’est ce silence-là qui terrifiait le plus.
L’administration coloniale, dans ses rapports, exhibait la crainte d’un soulèvement. Des notes étaient envoyées, des gardes mobilisés. Les chefs régionaux, les cercles militaires, tous se mobilisaient contre le Cheikh de Daroul Manaan. Comment concevoir que tant d’hommes, de femmes et d’enfants affluent avec autant d’amour vers un homme dont la seule arme était le savoir ?
Selon l’écrivain Mbaye Guèye Sylla, pour saisir la portée spirituelle de Cheikh Ahmadou Bamba, il faut se défaire des prismes classiques par lesquels on observe les figures religieuses. ‘’Il ne fut ni un simple rénovateur, ni un réformateur, ni même un homme politique. Il fut une lumière. Une lumière qui n’éblouit pas, mais qui éclaire. Une lumière intérieure, capable de révéler la face cachée des âmes et de panser les blessures invisibles de l’humanité. Sa révolution était métaphysique. Elle appelait à la maîtrise de soi, au dépassement de l’ego, à la foi inébranlable, au travail dans la dévotion. Elle était une école du cœur, où l’on forgeait des âmes capables de résister à toutes les épreuves déshumanisantes’’, rapporte l’écrivain.
Ainsi son livre raconte les jours de ce retour, les épreuves silencieuses et les batailles invisibles. Il retrace l’itinéraire d’un homme qui, dans le flot des fausses accusations, sut opposer la patience au tumulte, la foi à la violence, et la lumière à l’opacité des complots.
Le séjour à Daroul Manaan et la crainte d’une guerre sainte
Cheikh Ahmadou Bamba, de retour au Sénégal, après sept années de déportation au Gabon, n’est resté que quatre mois et dix-sept jours en pays wolof avant d’être à nouveau exilé en Mauritanie. Durant ces quatre mois et quelques jours, il a pu rester auprès de sa famille dans la localité qu’il avait fait fonder par Mame Thierno Birahim, son frère et bras droit.
Le Cheikh se trouvait au Gabon quand il ordonna à Mame Thierno la fondation de ce lieu-dit, par des lettres que Serigne Abdoulaye Ndour acheminait au Sénégal et remettait au frère du Guide. Dans ses missives, il demandait à Mame Thierno de fonder un village à l’endroit appelé jadis Guy Tàggoo, lieu où, habituellement, le Cheikh faisait ses au revoir à son oncle Serigne Mboussobé à chaque fois qu’il lui rendait visite.
Donc, Boroom Darou fonda Daroul Manaan en 1900.
Dans les faits, après son arrivée le 8 du mois de Sha'ban correspondant au 11 novembre 1902 à Dakar ; le Cheikh Ahmadou Bamba s’est rendu à Saint-Louis où le gouverneur lui notifia sa libération et ensuite il est passé par Louga, Sanossi et Darou Salam avant d’arriver auprès de sa famille et Mame Thierno, à Daroul Manaan, le 26 janvier 1903.
Hélas, l’installation du Cheikh Ahmadou Bamba à Daroul Manaan ne dura que trois mois.
Daroul Manaan est situé entre Touba et Mbacké. Malgré le court séjour que le Cheikh y fit, les colons français avaient produit des écrits abondants sur le Cheikh en raison des plaintes de nombreux dignitaires et chefs indigènes. ‘’La proximité de l’autorité coloniale pendant cette période durant laquelle le Cheikh Ahmadou Bamba était à Daroul Manaan est due à la grandeur des menaces qu’une guerre sainte faisait peser sur elle. Jusqu’à la déportation du Cheikh, les archives consultées n’ont fait état que de quatre correspondances et écrits relatifs aux affaires du Cheikh, à savoir les rapports du commandant Leclerc du 10 juillet et du 15 août 1895, le rapport du directeur des Affaires politiques de la Colonie, M. Merlin (devenu gouverneur lors du retour du Cheikh), une lettre du gouverneur Moutet adressée au ministre des Colonies de la France et les dénonciations et calomnies constituaient une source de tension entre l’administration coloniale et le Cheikh Ahmadou Bamba’’, écrit l’auteur.
Les colons s’inquiétaient des agissements du Cheikh et croyaient aux chefs indigènes composés de notables et fils d’anciens régents, car durant le séjour du Cheikh à Daroul Manaan, aussi court qu’il paraisse, les calomniateurs n’avaient cessé de faire peur à l’autorité en instiguant toutes sortes de nouvelles à même de la mettre en ordre de bataille.
Refus de déférer aux convocations du gouverneur Merlin et affolement du colon
C’est ainsi que le Cheikh fut invité à déférer à la convocation du gouverneur Merlin, à Saint-Louis. Serigne Touba n’y donna pas de suite favorable. Il avait refusé de se rendre à Saint-Louis, tout comme, auparavant, en 1889, il avait refusé l’ordre du gouverneur Clément Thomas qui, s’étant rendu à Touba, exigeait du Cheikh le démantèlement des concessions et l’éparpillement des disciples. Le gouverneur Merlin, qui avait signifié au Cheikh sa remise en liberté à son arrivée à Saint-Louis, souhaitait ardemment le rencontrer et lui envoya une convocation par Fara Birame Lo (Ma Abdou Lo). Le Cheikh Ahmadou Bamba, cheminant sous l’ordre divin, déclina l’invitation à se rendre à Saint-Louis.
Une autre fois, l’émissaire Mbakhane Diop, fils de Lat Dior Diop, qui était chef de province de Sambé, a été éconduit. L’administrateur de Thiès fut mis à contribution, mais le Cheikh ne daigna répondre à aucune des convocations.
Alors, les colons commencèrent à s’affoler. Ils s’attendaient vraiment à une vengeance du Cheikh, eu égard à son exil et au traitement inhumain qui lui avait été réservé durant son séjour au Gabon. Ils croyaient fermement aux rumeurs distillées par les chefs et notables indigènes, ennemis du Cheikh. Selon eux, le Cheikh Ahmadou Bamba levait une armée pour mener une guerre sainte. Ce qui accrut ce sentiment hostile était le refus du Cheikh de déférer à la convocation du gouverneur.
Lors de son procès en 1895, les nombreuses lettres et convocations n’étaient pas parvenues au Cheikh, et cela, l’autorité coloniale l’avait su. Mais, dans cette affaire-ci, les correspondances du gouverneur lui étaient bien remises à Daroul Manaan et le Cheikh refusait de se rendre à Saint-Louis.
Donc, les colons déduisirent par ce fait que le Cheikh était belliciste.
L’administration coloniale commença à se préparer et à surveiller les actions et mouvements du Cheikh. Celui qui faisait le plus montre de zèle était le raciste commandant de Tivaouane Victor Allys.
D’après M. Sylla, le premier à avoir écrit sur le Cheikh, à cette époque, fut Du Laurens, un résident domicilié à Diourbel. Il produisit son premier texte sur le Cheikh le 25 avril 1903.
L’anxiété dans laquelle l’attitude du Cheikh les mettait rendait les colons plus bavards dans leurs correspondances. Toutefois, le Cheikh restait imperturbable. Et pendant qu’il était à Daroul Manaan, les visites étaient nombreuses. Les disciples, les dignitaires musulmans venaient de tous les endroits du Sénégal et en nombre.
Dans les écrits des colons, rapporte l’écrivain, il est fait mention des nombreuses foules et des dirigeants musulmans, mourides ou d’autres obédiences, influents, qui se rendaient à Daroul Manaan pour célébrer la bravoure du Cheikh et le féliciter de son retour.
Le village de Daroul Manaan dépendait du cercle de Diourbel, administrativement, qui faisait partie de la province du Cayor dont le chef-lieu était Thiès. Le Baol ne comptait plus de suzerain. Le dernier Tègne du Baol était Tanor Gogne. À la mort de ce dernier, l’administration coloniale avait décidé de nommer Kanar Fall, chef suprême du Baol. Les colons avaient procédé de la même manière à la mort de Lat Dior, en nommant Demba War Sall à la tête de la confédération du Cayor après avoir scindé le royaume en entités autonomes. Ce n’est qu’en 1908 que le Baol fut érigé en province et Diourbel désignée capitale.
Durant le séjour du Cheikh à Daroul Manaan, Kanar Fall avait rédigé des rapports qu’il transmettait au résident de Diourbel, Du Laurens. Ce dernier recevait toutes les correspondances qui l’alertaient des agissements du Cheikh et il les transmettait à l’administrateur du cercle de Thiès.
Daroul Manaan, entre espions et repentis
Le 9 juin 1903, une correspondance mystérieuse, anonyme, fut envoyée à l'administrateur Allys. De l'avis de M. Sylla, il ne devait s'agir que de Du Laurens, résident de Diourbel, mais il avait préféré omettre son nom, certainement étant convaincu de la ‘’fausseté’’ de ses écrits. Accuser le Cheikh de se procurer des armes sans en disposer la moindre preuve était juste un prétexte pour s'attaquer à Daroul Manaan. À contrario de sa théorie, l'administration coloniale savait pertinemment, et au vu des renseignements qu'elle détenait, que le Cheikh ne possédait aucune arme à feu dans toutes ses concessions de Daroul Manaan.
En effet, la première polémique qui avait abouti à la déportation du Cheikh au Gabon et au Congo avait été orchestrée de la même manière, dès 1889. Des plaintes éparses de dignitaires jaloux et loufoques avaient servi de subterfuges aux colons pour exiger du Cheikh une comparaison au Conseil privé de Saint-Louis. S'ensuivirent un peu moins de huit années de privation et d'éloignement. Alors qu'à la vérité, l'administration coloniale était seulement jalouse de l'aura du Cheikh et de sa façon d'attirer les cœurs des fidèles qui parcouraient le pays et chantaient ses louanges.
Si, par extraordinaire, des armes avaient été disposées à Mbacké Bari, Mame Thierno Birahim les aurait au moins évacuées quand il quittait ce lieu avec la famille du Cheikh. ‘’Pourtant, nul ne l'avait vu en porter lors de son déménagement. Les dignitaires locaux et les dirigeants coloniaux, qui n'avaient écouté que leur haine et leur jalousie envers le Cheikh pensaient parvenir à leurs fins en exilant le Cheikh, imposent par-là de freiner son autorité et son influence auprès des masses indigènes, mais ils n'y arrivèrent point. L'espion Oumar Niang, pourtant mandaté par Victor Allys pour collecter toute l'information nécessaire à l'autorité coloniale, écrivit un rapport à son retour à Tivaouane. L'administration est par essence écrite et c'est ce qui nous a permis de retrouver ce rapport. Si Oumar Niang avait fait un compte rendu verbal à Allys, peut-être que l'histoire serait écrite autrement. Toutefois, le 10 juin 1903, Oumar Niang transmet son document à Monsieur l'Administrateur du cercle de Tivaouane’’, renseigne M. Sylla.
Vers un nouveau périple
L'administrateur du cercle de Tivaouane, Victor Allys, dont le caractère raciste et mesquin est clairement exposé, était aussi un très grand affabulateur. Il était à la tête du détachement qui était parti de Tivaouane et ainsi, il ignorait que son adjoint avait envoyé un télégramme au gouverneur. Allys se mit à révéler toute sa fourberie en voyant un télégramme plein de contrevérités au gouverneur. ‘’Victor Allys affirmait être arrivé à Diourbel, tandis qu'il était, en réalité, à Toul et confirmait la présence du Cheikh à Daroul Manaan, alors que le Cheikh était déjà en partance pour Saint-Louis, après avoir obtenu une réquisition pour leurs places dans le train, avec Fara Biram Lo et Cheikhouna, l'envoyé de Cheikh Sidya, le 14 juin 1903. Allys mentait ainsi parce qu'il savait agir avec l'aval du gouverneur Merlin. Ce dernier avait bien reçu le télégramme de l'adjoint d'Allys qui le tenait informé de la situation. Il aurait pu déduire aisément que le contenu de la correspondance de son chef de détachement n'était pas véridique. Hélas, le gouverneur Merlin avait ordonné l'attaque de Daroul Manaan et ne pouvait que compter sur sa duplicité pour tenter de réparer son méfait. C'était la raison pour laquelle il avait écrit au Cheikh directement, imposer de l'effrayer par ses informations, croyant pouvoir l'amener à se rendre de son gré afin d'éviter toute confrontation sanglante’’, rapporte M. Sylla.
Ainsi, le 14 juin 1903, Cheikh Ahmadou Bamba arrive à Saint-Louis. Lors de sa première convocation, en 1895, il était resté vingt-quatre jours à Saint-Louis, avant d'être reçu en audience par le Conseil privé.
Cette année-là, il ne reste que trois jours avant que le gouverneur Merlin ne le fît venir à son bureau. Le 17 juin, le Cheikh s'entretint avec le gouverneur qui consigne cette audience dans une note. ‘’Nous voyons que le séjour du Cheikh Ahmadou Bamba à Daroul Manaan a été marqué par une tension réelle entre l'administration française, les chefs locaux et les fidèles. Quatre mois et demi seulement après son installation, le Cheikh Ahmadou Bamba répartit en exil en Mauritanie. Quatre mois et demi pendant lesquels les ennemis du Cheikh rivalisèrent dans les mensonges et calomnies. Toutefois, le Cheikh Ahmadou Bamba savait qu'il ne se passerait rien de dommageable, au plan humain et matériel, entre lui et les colons. Allah le lui avait fait savoir'', rapporte l'auteur.
Monsieur Sylla de révéler : ‘’Cheikh Ahmadou Bamba n'exécutait aucun ordre qui lui provenait des rois ou des gouvernants étrangers. Tout ce qu'il faisait émanait des injonctions divines ; il ne se soumettait qu'au commandement prophétique. Quand les colons le convoquaient sans qu'il ait reçu l'ordre d'Allah et de Son Messager, il refusait de déférer. Le Cheikh a passé trente-trois années de son existence entre détention et persécutions, simplement parce qu'il avait été accusé de délit. Pourtant, on ne retrouve nulle part son amour de la paix.’’
CHEIKH THIAM