Radioscopie de relations heurtées
Le président de la République pense sûrement avoir trouvé la bonne formule, pour calmer la tension de ces derniers jours. Toutefois, des spécialistes en sociologie sont convaincus qu’il faut bien plus que l’annonce d’une enveloppe, pour mettre fin aux hostilités entre le chef de l’Etat et la jeunesse sénégalaise. Analyse.
A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles, dit-on. Dans un contexte de turbulences sociales et politiques provoquées par l’arrestation d’Ousmane Sonko le 3 mars 2021, le régime a opté pour un ‘’plan de séduction’’ à coups de milliards. La mesure exceptionnelle du président, en ces temps troubles, consiste au déblocage d’une enveloppe de centaines de milliards, 350 milliards de francs CFA plus précisément, pour l’insertion professionnelle de ceux-là qui représentent 70 % de la population sénégalaise. Cette frange qui est sortie massivement dans la rue, ces derniers temps, et qui semble s’être détournée du chef de l’Etat. Une fracture symbolisée par la tenue de deux journées de deuil décrétées, d’un côté, par l’Etat, et, de l’autre, par le mouvement M2D.
Ainsi, dans ce contexte de défiance, le président de la République a décidé de partir à la reconquête de sa jeunesse.
Mais l’option de réinjecter des milliards pose débat. Puisque les nombreuses structures antérieures (Der, ANPEJ, ONFP...) dédiées à la question de l’emploi des jeunes, n’ont fait qu’accorder à tour de bras des financements, pour le résultat qu’on connait. Le taux de chômage a atteint des sommets. Une proportion qui pousse à penser que ces structures précitées ont failli à leurs missions ou, selon certains, ont été détournées de celle-ci.
Ainsi, ce chômage endémique et son corollaire, le mal-être des jeunes sénégalais, ont explosé à la figure des dirigeants du Sénégal, les 3, 4 et 5 mars derniers.
Ces 350 milliards de F CFA réussiront-ils à calmer la tension ? Pas vraiment, selon les spécialistes. Après le diagnostic et les recommandations des économistes, les sociologues sénégalais conseillent au chef de l’Etat d’aller au-delà de cette enveloppe, en posant des actes concrets.
‘’A mon avis, c’est un coup d’épée dans l’eau. On connaît ces cagnottes et tous ces fonds mis en place, à chaque fois, et qui n’ont finalement pas abouti à l’objectif théorique défini. Je ne crois pas que ces 350 milliards apportent une solution aux problèmes de ces jeunes. Le président est encore en retard, car la demande populaire nationale des jeunes est au-delà de tous ces programmes de financement’’, analyse le psychosociologue Ousmane Ndiaye.
Les attaques des enseignes françaises traduisent, estime-t-il, à suffisance le message des jeunes sénégalais. Et donc dans ce contexte, la véritable solution est de mettre en place des sociétés appartenant à des nationaux. Ces actes concrets, il les assimile à un programme de soutien des entreprises locales, de structuration du secteur artisanale, en vue de leur érection en sociétés industrielles organisées.
‘’Il doit y avoir, ajoute-t-il, des entreprises dans tous les secteurs d’activité et des financements par les banques appartenant à des nationaux, de même que des assurances appartenant à des nationaux. Il faut qu’on mette l’accent fortement sur l’appartenance nationale, que l’on favorise d’abord l’activité productive nationale, pour sortir ces jeunes de la précarité et de la misère. Ce programme passe également par une administration où les gens se comportent de façon responsable et sérieuse. Les universitaires doivent être impliqués dans l’administration et dans les études, pour organiser les entreprises’’. Cette priorité nationale, pour être une réussite, doit être une réalité dans les régions, bien souvent oubliées au profit de la capitale.
Les rapports hostiles entre le chef de l’Etat et la jeunesse sénégalaise sont le résultat d’un ensemble de facteurs datant de l’accession au pouvoir de Macky Sall, en 2012. Ces déclencheurs sont, entre autres, selon le spécialiste, le refus systématique des manifestations et sa volonté clairement exprimée de ‘’réduire l’opposition à sa plus simple expression’’. Des éléments qui ont fait croire à l’autorité que ‘’les Sénégalais ont peur. Une lourde faute, une erreur d’appréciation extraordinaire s’expliquant par une méconnaissance profonde des mécanismes de fonctionnement de la société sénégalaise’’, indique Ousmane Ndiaye qui fait remarquer qu’en ce moment, le Sénégal compte deux présidents : un président légal et un autre légitime dont le discours connaît une large adhésion.
Une crise de confiance qui s’est révélée au grand jour
Par ailleurs, le non-respect des mesures restrictives par les jeunes, lors de l’avènement de la Covid-19, l’année dernière, aurait pourtant dû mettre la puce à l’oreille de l’Etat du Sénégal. Ces multiples actes de défiance en plein couvre-feu, sans compter le refus du port du masque traduisaient déjà la crise de confiance. Pendant que certains jeunes remettaient en question l’existence même de la Covid-19, d’autres protestaient contre les mesures de prévention mises en place par l’Etat.
‘’Ce constat que nous avons fait, il y a un an, vient de se concrétiser, avec les récents mouvements et actions, avec les jeunes au premier plan qui ont exprimé, encore une fois, une crise de confiance. Et cette crise de confiance est l’expression d’un désespoir qui n’est pas seulement lié au contexte de la Covid-19. Certains veulent réduire la problématique de cette crise de confiance des jeunes aux retombées négatives de la Covid-19.
On peut effectivement considérer que la Covid-19 a contribué à exacerber ce désespoir. Mais, à la base déjà, il y a eu l’incapacité de l’Etat à régler la question de l’emploi’’, soutient, pour sa part, le sociologue Ismaila Sène.
Selon son analyse, l’emploi est une problématique existentielle, c’est un levier de bien-être social et d’indépendance économique dont l’Etat n’a pas su comprendre, à temps, l’enjeu. Un enjeu dans la stabilité d’un pays et dans la capacité à jouir d’un certain niveau de confiance à l’égard des jeunes.
Le sociologue fait remarquer, en outre, que cette problématique de l’emploi est cumulée à une certaine arrogance au sommet de l’Etat.
‘’Les gens ont perçu un certain favoritisme. C’est donc un ensemble d’agrégats et de situations qui ont contribué à créer cette crise de confiance. Quand on arrive à ce niveau, les jeunes attendent juste que la goutte d’eau fasse déborder le vase. Et je pense que toutes ces réactions qu’on a vues ne sont pas des réactions brusques et inattendues. Ce qui s’est passé, c’est qu’il y a des années que les jeunes ont commencé à nourrir ce désespoir, au point de remettre en question la crédibilité de ceux qui nous gouvernent. Et, malheureusement, l’Etat n’a pas su détecter à temps les signaux’’, explique Ismaila Sène.
‘’Il y a eu beaucoup de promesses’’
Il est de ceux qui pensent que l’espoir fait vivre et motive davantage. Une flamme que le gouvernement n’a pas su maintenir allumée. Ainsi, à défaut de résoudre toutes les équations concernant la jeunesse (presque impossible pour un Etat), le président Macky Sall n’a pas été capable de nourrir l’espoir. Un fait non sans conséquences, tant au niveau économique, social que du point de vue de la préservation de l’Etat de droit. L’enveloppe de 350 milliards peut, selon le spécialiste, calmer la tension, mais... jusqu’à quand ?
‘’Cette initiative peut certes calmer certains jeunes et renouveler un brin d’espoir, détaille-t-il, surtout avec la communication politique qui pourra se développer autour de ce projet. Mais il faut quand même dire que, depuis 2012, année d’élection du président Macky Sall, il y a eu beaucoup de promesses, et on a assisté à la création d’instruments devant servir de pilier à la politique d’emploi. Mais force est de constater qu’il y a eu beaucoup plus de paroles, de promesses, beaucoup de milliards déclarés que d’actions. Ce que les gens n’ont pas compris, c’est que les jeunes n’ont pas besoin d’entendre le nombre de milliards qui leur seront consacrés, parce que derrière ces milliards déclarés, les jeunes voient les acteurs politiques qui vont se positionner pour capter cette manne financière à leur détriment’’.
En d’autres termes, les jeunes sénégalais sont arrivés à un niveau où ils ont besoin d’actes concrets, de mesures concrètes et de suffisamment d’arguments pour croire à l’Etat. Et M. Sène de préciser : ‘’Je ne dis pas que ces nouvelles mesures ne vont pas régler le problème, mais il ne faut pas qu’on se limite, une fois de plus, à des déclarations d’intention ou à donner des milliards à certaines institutions pour espérer créer de l’emploi et, au final, venir dire qu’on a créé des milliers emplois. Des emplois qui, en réalité, ne seront visibles nulle part.’’
Les quatre piliers de la politique d’emploi
Ainsi, pour réussir ce pari, l’Etat gagnerait à mettre sur pied une politique basée, selon le sociologue, sur quatre aspects.
Premièrement, il va falloir s’intéresser au marché, c’est-à-dire la structure du marché de l’emploi. Maîtriser le marché de l’emploi revient à connaître son écosystème et identifier les niches d’emploi pour mieux y adapter les formations. ‘’Nous devons nous poser la question de savoir qu’elles sont les compétences dont le secteur privé a besoin. Parce qu’en réalité, un marché de l’emploi dynamique s’appuie sur le secteur privé national. Celui-ci constitue le véritable canal par lequel on pourrait créer de l’emploi. Cela suppose, néanmoins, de renforcer ce secteur et lui donner une place de choix dans l’attribution des marchés étatiques pour lui permettre d’être suffisamment fort pour absorber cette masse de demandeurs d’emploi. Car, à lui seul et pour plusieurs raisons, l’Etat n’est pas en mesure d’absorber cette masse qui tape à la porte chaque année’’.
Le deuxième aspect concerne la formation, en insistant, selon Ismaila Sène, sur le fait que les écoles de formation et les universités doivent prendre en compte les besoins du marché, dans l’élaboration de leurs curricula de formation. Cela, au risque de faire faire aux jeunes des formations qui ne sont pas adaptées aux besoins du marché. Cette question passe par l’orientation scolaire et professionnelle, un secteur ‘’délaissé, pour ne pas dire méprisé au Sénégal’’.
En troisième lieu, apparaît le volet ‘’instruments de politiques publiques’’. Ces outils, mis en place pour développer l’employabilité des jeunes, sont bien souvent confiés à des acteurs politiquement teintés et qui, pire encore, ne sont pas suffisamment dotés de compétences pour accompagner ces jeunes. ‘’Il faut dire qu’en réalité, ajoute-t-il, en complément à la formation universitaire et/ou professionnelle, il y a la question du coaching des jeunes dans la recherche d’emploi salarié ou l’entrepreneuriat. Si les acteurs ne sont pas en mesure de faire ce travail de coaching, s’ils ne maîtrisent même pas l’enjeu de l’accompagnement, le risque d’un effet pervers sera évident. Je veux dire qu’il faut enfin arrêter le clientélisme et confier les structures chargées de l’emploi à de vrais professionnels. Au-delà de cet effort, il faut aller jusqu’au bout de la logique de territorialisation des politiques publiques et que ces structures aient des représentations locales dotées des mêmes compétences pour offrir, dans les régions et départements de l’intérieur, des services d’accompagnement personnalisés aux jeunes’’.
De ce fait, l’Etat n’aura qu’à renforcer celles existantes dans les régions en moyens et en ressources humaines compétentes, pour permettre à chacune d’elles d’avoir une envergure régionale.
Par ailleurs, la réussite de ce changement de paradigme requiert la suppression de cette logique de cloisonnement qui débouche, le plus souvent, sur l’accaparement de certaines thématiques par des acteurs dont la seule compétence, c’est de capter des projets porteurs d’enjeux financiers.
En somme, tous ces leviers doivent avoir pour principal point d’attraction le jeune. Leurs actions doivent tourner autour du jeune, lequel doit être la centralité de tout. Ismaila Sène soutient qu’‘’en plus d’être bien formés, les jeunes doivent bénéficier d’un coaching adapté à leurs besoins. On doit donc amener chaque jeune à se former dans un domaine adapté à ses préférences, d’une part, et, d’autre part, aux besoins des marchés. On doit aussi les inscrire, grâce à un coaching transversal, en amont et en aval, dans une logique de projet professionnel. Il faut, grâce à cet accompagnement, développer une forme d’éducation à l’entrepreneuriat, pour leur permettre d’envisager, très tôt, l’entrepreneuriat comme une perspective de carrière’’.
Derrière les compétences techniques, les compétences douces ne sont pas à négliger. Il s’agit de la capacité à chercher et à trouver un emploi, à garder la confiance en soi et à pouvoir faire face à l’échec. Autant de compétences qui renforcent l’employabilité des jeunes.
Au-delà de ces conditions propices à la création d’emplois, le sociologue rappelle le devoir de rester engagé et dynamique de chaque jeune.
EMMANUELLA MARAME FAYE