Orage dans le bureau présidentiel
Le 20 avril 2012, Timis Corp. envoya au ministre de l’énergie une demande d’approbation d’une cession, avec en pièce- jointe, l’intégralité de l’accord de transaction conformément aux dispositions du Code Pétrolier. Je puis donc connaître une partie des arrangements qui comportaient des clauses cachées, y compris au ministre habilité à les valider.
En échange des 30 % des droits, Timis recevrait une contrepartie financière composée des trois termes suivants :
1. Un montant de deux cent cinquante millions (250 000 000) de dollars, payable 5 jours ouvrables au plus tard après l’approbation de la cession par le ministre de l’énergie ;
2. Un montant de cinquante (50) millions de dollars pour tout puits d’exploration foré avec succès dans un des deux blocs Cayar Offshore Profond ou Saint-Louis Offshore Profond, à concurrence de deux puits maximum ; et
3. Des royalties objet d’un accord séparé, non parvenu au Ministre ;
Au début des négociations, la proposition de Kosmos relatives aux royalties était de 0,4 % d’équivalent baril de la production journalière de gaz sur une durée de production prévue de 45 ans. A la suite des nombreux marchandages, les royalties avaient enflé jusqu’à 1 %, chiffre qui a été communiqué à l’occasion de rencontres officielles. Le taux final est un secret bien gardé.
Le moment que je guettais depuis longtemps était enfin arrivé. Contrairement à mon passage au Ministère des infrastructures, je ne nourrissais plus aucune illusion sur la faculté de changer le cours des évènements. J’avais gardé une circonspection étudiée, attendant le moment d’agir du peu que je pouvais, non pour prévenir la spoliation de biens de la République, mais pour jeter une lumière crue sur cette funeste entreprise. Face au jeu monstrueux de ceux qui en- tendaient sucer un des peuples les plus pauvres sur Terre, je dis que oui, j’ai épié ce moment. La pieuvre, dont les innombrables tentacules avaient brisé les résistances, étouffé les décrets non numérotés et les rapports d’IGE, manipulé les sociétés étrangères pour tordre un peu plus les mains de BP et Kosmos, croyait être parvenue à ses fins. Sans doute. Mais j’avais mon mot à dire.
Le lundi 24 avril 2017, je devais participer à la réunion hebdomadaire du Conseil national de sécurité présidée par le Chef de l’Etat. Je préparais une lettre de démission que j’emportai avec moi.
Exceptionnellement, la réunion démarra à l’heure et se termina tôt. Je demandai à voir le Président qui me reçut aussitôt. L’entretien débuta avec des préliminaires personnels. J’avais perdu mon père trois semaines auparavant. Le Président avait été très prévenant à l’endroit de ma famille. Apprenant la nouvelle alors qu’il se trouvait à Tivaoune, il avait tenu à se présenter à la levée du corps dans la soirée à Thiès. J’avais été retardé dans d’énormes embouteillages, mais en signe d’affection et de solidarité, il avait patienté à la gouvernance de Thiès, le temps pour moi d’arriver. Le Premier ministre m’avait rejoint dans la soirée à la maison familiale. Deux jours plus tard, la Première dame vint nous manifester sa sympathie.
C’était ma première rencontre avec le Président depuis cet évènement douloureux. Assurément, je n’aurais pas choisi un tel moment pour aborder le sujet déchirant qui me portait à son bureau ce soir-là. Toutefois, je n’éprouvais ni gêne ni regret. J’avais promis aux Sénégalais le 28 août 2016 sur le plateau de la Radiotélévision nationale (RTS) que « s’il y avait un hiatus dans les contrats, on les dénoncerait. En tout cas, avais-je ajouté, moi je les dénoncerais ». L’heure de vérité était arrivée. Je restais fidèle à l’humble Représentant de l’ASECNA qui dans la salle de conférences de la Primature, de l’autre côté de l’avenue Senghor avait, contre l’avis des puissants de l’époque, dit ce qu’il pensait être l’intérêt du Sénégal. Le Premier ministre d’alors, qui avait tenu à saluer l’audace du modeste agent de l’Etat, est devenu président de la République. Le Représentant qui avait fait le pari que si un tel Premier ministre devenait chef de l’Etat, il écouterait la part de vérité de chacun, était à présent son ministre. Hé- las, j’avais perdu mes dernières illusions.
Après lui avoir exprimé ma gratitude propre et celle de ma famille, j’en vins au fond du sujet. Je lui dis en peu de mots que je ne pourrais approuver la transaction entre Timis Corporation et BP, car j’avais acquis la certitude, après ma lettre du 22 novembre 2016, que Timis Corporation n’avait apporté aucune contribution si infime fût-t-elle. Je proposais de reprendre les droits de Timis.
C’est peu de dire que le Président était surpris de mes propos. Le respect à la République m’empêche, aujourd’hui encore, en dépit de sa responsabilité dans les torts irréparables causés au Peuple, de livrer le détail de notre entretien. Une chose tout de même est que le Président Sall redoutait fortement l’effet de mon départ sur une affaire où son nom et celui de son frère revenaient souvent. C’eût été une confirmation que le ministre de l’énergie avait des raisons sérieuses de douter. A quelques mois des élections législatives, de sombres perspectives se dessinaient soudain.
Il demanda immédiatement au Premier ministre Dionne de venir, ce qui prit un peu de temps, ce dernier étant reparti au petit Palais, la résidence officielle du Premier ministre. Le Président s’employa à me sonder sur les raisons profondes qui justifiaient ma position. J’avais beau exposer les éléments que j’avais patiemment collectés par mes investigations personnelles, il semblait persuadé que je lui cachais quelque chose. A l’époque, je n’avais pas lu la lettre de Tullow Oil signée d’Awa Ndongo ni vu le rapport de l’IGE. Pensait-il que j’avais reçu copie de ces documents? Trois semaines après cette entrevue dans le bureau présidentiel, prenant connaissance du contenu du rapport, les échos de la question que Macky Sall me répéta incessamment résonnèrent dans ma mémoire : « oui, mais as-tu d’autres raisons ? ».
Le plus remarquable est qu’en aucun moment, il ne remit en cause mes arguments. Sa posture fut une sorte de retraite interne, dans l’attente de l’arrivée de Dionne.
Le Premier ministre, qui devait être un facilitateur, envenima l’atmosphère par son zèle excessif, ne comprenant pas les enjeux. Il se situait toujours dans le registre du « premier des ministres » venu prêter main forte au « meilleur Président de l’histoire du Sénégal » qui l’avait fait quérir aux fins de ramener à la raison une brebis égarée. Il ne réalisait pas, ce qui est malheureux pour un homme à son niveau de responsabilités, que je ne me situais plus dans le registre des rapports hiérarchiques. « Tu dois faire ce que le Président t’ordonne de faire ! », me répétait-il comme tout argument. Un moment excédé, je lui dis, inspiré par un bouton (qui servait à quérir l’huissier) que le Président manipulait de temps à autre : « je ne suis pas un bouton moi ». Il ne dut pas comprendre l’allusion, à moins qu’il trouvât là l’occasion de plaire encore plus à son Président. Toujours est-il qu’il me confirma : « je suis un double bouton. J’exécute à la lettre ce que le Président me dit de faire ». Il le prouvera amplement le 2 mai, après ma démission.
Le Président finit par réaliser que les attaques de son Premier ministre éloignaient les perspectives d’un arrangement. Dionne avait une compréhension limitée des rapports humains, fondée sur l’obéissance aveugle à l’autorité. A la différence de son Premier ministre, Macky Sall avait emprunté le chemin de croix de l’opposition dans un pays africain et savait reconnaître les personnes dont la foi pouvait survivre au calvaire. Il finit par reprendre les choses en main. Le temps passa, les positions n’évoluèrent pas. Les deux têtes de l’Exécutif persistaient à penser que les permis ne souffraient de nul vice de nature à les remettre en cause ; de mon côté, je campais sur ma position. On n’avait plus grand-chose à se dire. Je fis mine à plusieurs reprises de me lever. J’avais prévu de remettre ma lettre de démission au moment de la séparation. Mais le Président me retenait : « il faut qu’on règle ce problème aujourd’hui ! » Mes plans étaient quelque peu contrariés, je m’attendais à un accord rapide sur nos différends et à l’inévitable conséquence de mon départ. Je souhaitais mettre un minimum de formes, eu égard à la sollicitude que le Président m’avait manifesté à plusieurs reprises, qui m’avait valu de revenir au gouvernement.
J’avais prévu de quitter le Palais avant 21 heures. Or on approchait de minuit. Je suis sûr que le Président avait noté l’enveloppe beige que j’avais ostensiblement retirée du classeur posé sur mes genoux. Mon instinct me dictait de ne pas remettre ma lettre de démission à une heure aussi tardive, pour d’évidentes bonnes raisons. Je proposais au Président de nous revoir le lendemain. Son calendrier était chargé me dit-il. On convint de finaliser en marge du Conseil des ministres, le mercredi.
La porte du non-retour venait d’être franchie. Lorsqu’un ministre pose un problème de confiance de cette nature à un Président, la rupture est définitivement actée. Des mots profonds avaient été échangés, particulièrement avant l’arrivée de Dionne, qui dressaient dorénavant un mur de défiance. L’officialisation de la rupture restait une question de jours, peut-être immédiatement après la réunion du Conseil des ministres du mercredi. Je tenais, par éthique propre, à remettre ma démission au chef de l’Etat. Il avait énoncé une règle, lors d’une réunion du Conseil des ministres, que j’approuvais : un ministre qui souhaite quitter le gouvernement ne peut pas faire déposer une lettre au bureau du courrier, informer la presse puis fermer son téléphone portable. Je savais par ailleurs qu’un limogeage était improbable dans les circonstances de l’heure, autrement j’aurais été remercié depuis le voyage de Paris (…).