Publié le 31 Oct 2022 - 22:24
PILLAGE DES EAUX SÉNÉGALAISES PAR LES NAVIRES ÉTRANGERS

Quand le manque de transparence des autorités favorise les l’illégalité

 

Le secteur de la pêche sénégalaise est très secret. Le dernier rapport de la Coalition pour la transparence financière (FTC) relève que plus de transparence sur les propriétaires effectifs des navires étrangers contribuerait à lutter plus efficacement contre la pêche INN.

 

Chaque année, c’est la quantité de poisson nécessaire pour nourrir deux fois la population du Sénégal que les grandes entreprises volent aux habitants de l'Afrique de l'Ouest. Selon Greenpeace, il s’agit de plus d'un demi-million de tonnes, assez pour nourrir 33 millions d'individus. Mais à la place, ces poissons sont transformés et donnés aux animaux en Asie et en Europe.  

L’alerte de l’ONG qui lutte pour la protection de l'environnement est confortée par le dernier rapport de la Coalition pour la transparence financière (FTC, sigle en anglais) intitulé : ‘’Réseaux louches : Découvrir les entreprises et les individus derrière la pêche illégale dans le  monde’’.

D’après le document, la valeur des pertes annuelles liées à la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) est estimée à 11,49 milliards de dollars (plus de 7 752 milliards de francs CFA) pour la seule Afrique. Le continent concentre près de la moitié des navires INN identifiés, l'Afrique de l'Ouest étant révélée comme l'épicentre mondial de ces activités.

Le document produit par Alfonso Daniels et Matti Kohonen  de la FTC, Nicolas Gutman  de Fundación SES et Mariama Thiam assure que la grande majorité des propriétaires de ces bateaux sont inconnus. ‘’Des informations sur les actionnaires individuels n'étaient disponibles que pour un cinquième des navires accusés de pêche INN. Pour la plupart, elles étaient incomplètes, ce qui révèle  un manque d'informations sur la propriété effective des navires’’. Un tiers des bateaux estampillés INN sont sous pavillon chinois, tandis que 8,76 % portent des pavillons de complaisance qui ont des contrôles laxistes et des taxes faibles ou inexistantes, retiennent les enquêteurs.

La pêche sénégalaise : le secteur profondément secret

Au Sénégal, il n’y a pas plus de transparence. Les auteurs retiennent qu’il n'y a pas de chiffres pour la pêche INN estimée : ‘’Les cas que nous avons détectés au Sénégal provenant principalement de rapports d'ONG. Mais en Afrique de l'Ouest dans son ensemble, cette pratique est estimée à 37 % des captures totales de fruits de mer, le taux le plus élevé au monde.’’

Le coordonnateur du Conseil local de la pêche artisanale de Saint-Louis a informé le FTC que la pêche illégale est très répandue. Selon Oumar Dièye, ‘’nous sommes des pêcheurs artisanaux et voyons très rarement des patrouilleurs des garde-côtes. Les autorités ont donné une zone spécifique aux navires industriels pour opérer, mais ils ne respectent pas cela. Donc, la pêche illégale est endémique’’, rapporte le document.

Lors d'une tournée dans les eaux ouest-africaines en 2017, Greenpeace a constaté que 30 navires de pêche au Sénégal avaient désactivé leur système d'identification automatique (AIS). En agissant ainsi, ils peuvent éviter d'être repérés lorsqu’ils entrent dans des zones marines protégées.

Ces activités illicites sont-elles couvertes par les autorités ? Le manque de transparence dans un secteur de la pêche ‘’profondément secret’’ l’encourage. Selon le rapport, ‘’le gouvernement refuse de publier les licences de pêche accordées aux navires industriels et leurs prises par navire. Les navires ne sont pas immatriculés au niveau national et le secret signifie également qu'il n'est pas possible de savoir à qui ils appartiennent. Il n'y a pas de liste publique des navires capturés pour la pêche INN’’.

La pêche extraite du registre des bénéficiaires effectifs

Le rapport retient également que les propriétaires effectifs et les propriétaires enregistrés des navires étrangers autorisés à pêcher dans les eaux sénégalaises sont tenus secrets. Malgré les efforts d’organisations de la société civile, dont le Forum civil, aucune information n’est communiquée par les autorités responsables de la pêche sur les propriétaires effectifs des navires. D’après Birahime Seck, Coordonnateur du Forum civil sénégalais, qui répond aux enquêteurs, ‘’nous avons certes un registre des bénéficiaires effectifs, mais il ne couvre que le secteur extractif, principalement les mines et les hydrocarbures, pas la pêche’’.

Entre 2018 et 2019, des organisations de la société civile, dont l'Association des armateurs industriels du Sénégal, le GAIPES, ont dénoncé plusieurs dizaines de licences de pêche secrètement accordées à des chalutiers de pêche hauturière chinois et turcs.

En 2020, Greenpeace a révélé que le ministère sénégalais de la Pêche avait délivré des licences de pêche aux navires d'une flotte industrielle chinoise impliqués dans la pêche INN. L’organisation internationale dit détenir des preuves que l’État sénégalais a attribué des licences de pêche à ‘’Fu Yuan Yu 9885’’, ‘’Fu Yuan Yu 9886’’ et ‘’Fu Yuan Yu 9889’’, à la date du 17 avril, alors que le ministre sénégalais de la Pêche avait pourtant toujours nié les faits. Greenpeace ajoute que rien que pour le mois d’avril, 56 navires de pêche étrangers ont sollicité une licence pour pêcher au large des côtes sénégalaises, soit le chiffre le plus élevé jamais enregistré en une année.

Une volonté réelle de lutter contre la pêche INN ?

Autre révélation de taille faite par l’organisation internationale dans son rapport, est que l’État sénégalais avait restreint, durant la pandémie, la présence des pêcheurs nationaux (qui ont été obligés de rester chez eux en raison des restrictions et du couvre-feu) alors que pendant ce temps, les navires étrangers étaient autorisés à opérer dans les eaux sénégalaises en toute tranquillité.

Pourtant, le gouvernement du Sénégal insiste sur le fait que la lutte contre la pêche INN est l'une de ses priorités. Une réforme du Code de la pêche en 2008 a augmenté les amendes pour les navires surpris en train de pêcher illégalement à un maximum de 1 milliard F CFA, cinq fois plus que le montant maximum précédent.

Mais que représente cette goutte d’eau dans les centaines de milliards gagnés par ces navires ? Chef de Division inspection et contrôle de la Direction de la Protection et de la Surveillance des pêches (DPSP), Cheikh Fall a indiqué aux FCT que cette décision a entraîné une baisse des infractions INN dans le pays, tout en refusant de fournir des statistiques. Les seules informations sur lesquelles le FCT a pu travailler sont celles des inspections.

Selon l'Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) du Sénégal, ‘’3 121 inspections et/ou contrôles ont été effectués en 2019, contre 2 412 en 2018, soit une augmentation de 29,4 %. Mais il n'existe aucune donnée sur la manière dont bon nombre de ces inspections ont donné lieu à des amendes pour pêche INN ou autres infractions’’.

Malgré la promesse de Macky Sall, le Sénégal n’a toujours pas intégré les mesures Fiti

En février 2016, le président Macky Sall a promis de rejoindre l'Initiative pour la transparence des pêches (Fiti) dont la norme exige que les pays mettent à jour le statut de leur registre de propriété réelle et une plus grande transparence. Jusqu’à présent, les autorités sénégalaises ne s’empressent pas à rendre cela effectif.

Toutefois, le Sénégal a été identifié par le gouvernement américain, en juin 2022, comme l'un des cinq partenaires - avec l'Équateur, le Panama, Taïwan et le Vietnam - pour aider à renforcer les capacités de lutte contre la pêche INN.

Au rythme actuel, les scientifiques travaillant avec Greenpeace estiment ‘’que les stocks de poisson dans la mer au large de l'Afrique de l'Ouest seront bientôt endommagés de façon permanente. Des milliers de personnes perdront leur emploi et des milliers de familles perdront une source alimentaire vitale’’.

Lamine Diouf

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