Assette Diao, coupable d’être victime
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Comment se relever des blessures corporelles et psychiques qu’infligent les séquelles d’une fistule obstétricale ? Assette Diao, qui vit à Badion (Kolda), est en rémission précaire, tant mentalement que physiquement, après avoir vécu les affres de cette maladie dont les pesanteurs socioculturelles prolongent le mal.
PORTRAIT
L’histoire d’Assette Diao fait partie de celles qui font étouffer d’émotion. De peine et de douleur. Victime de fistule obstétricale, elle est bannie et honnie aux yeux de celui qui aurait dû être son premier soutien, son époux. A peine pubère, 13 ans, elle est littéralement donnée en mariage, en décembre 2009. Dix mois plus tard, et toujours adolescente, elle donne naissance à un garçon. Elle contracte, au passage, une fistule à cause de conditions de délivrance extrêmement dantesques.
Assette Diao est en conflit avec elle-même. Le destin lui impose cette maladie, la charge de s’occuper de son enfant, de son ménage, le devoir d’aller à l’école et la hantise de faire face à une société qui la pointe du doigt. Mais, stoïque, elle préfère les laisser faire.
En cette matinée, dans la cour de sa maison à Badion, un village du département de Médina Youro Foula, à 75 km de Kolda, elle se confie la tête baissée. Aujourd’hui, elle veut se refaire, malgré les stigmatisations, les tabous et le regard d’une société loin d’être clémente envers les victimes de fistule.
Ce qui rend plus indicible le drame d’Assette, est qu’elle est toujours jeune. L’envie d’aller rejoindre ses camarades, de jouer, sauter et crier, est pressante. Hélas, son mal l’éloigne de ce bonheur.
Sa maman, Néné, âgée de 38 ans actuellement, est devenue grand-mère, il y a une décennie, à seulement 28 ans. Elle a le regard aussi perdu que celui de sa fille. Assette, avec ses beaux yeux, ses lèvres bourrées et ses petits rires innocents, ressemble plus à une quadragénaire qu’à une jeune dame qui vient de souffler sa 23e bougie. Alors que même la grand-mère de son fils n’a pas 40 ans.
La peau ridée, ses joues se ploient sur son petit visage rond. En l’absence de soins basiques du corps, son teint, jadis clair, est devenu mat. C’est avec une fulgurance déconcertante qu’elle passe du rire aux larmes, de l’exubérance à la mélancolie, d’une tendresse câline à la brutalité d’une éraflée. Une vie chahutée par un mal insidieux.
La fistule obstétricale inquiète les femmes au Sénégal. La prévalence est de 0,2 % au niveau national, selon l’Enquête démographie et de santé conjointe (Edsc-2017). Elle est estimée à environ 0,1 % à Kolda. ‘’C'est un peu difficile d'avoir des statistiques exactes sur les fistules. On se fie aux Eds menées par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd)’’, avoue le médecin-chef de la région médicale, Docteur Yaya Baldé.
Cette maladie est très cruelle, parce que véhiculant des préjugés tenaces débouchant sur une stigmatisation qui survit bien au-delà de la maladie. Assette ne fait pas exception à la règle… dramatique.
‘’La tête de l’enfant était déjà dehors’’
Assette et son secret, sa douleur, sa révolte, son impuissance. Assette et son histoire de petite fille victime de fistule et abandonnée par son mari et son père. Assette Diao et sa mésaventure semblable à celle de milliers d’autres filles de ces zones rurales du Sénégal, a vécu le tournant de sa vie, une nuit du mois d’octobre de l’année 2010.
‘’Ce jour-là, j’ai commencé à ressentir des contractions dans la soirée. Mon mari est parti au champ. A son retour, il me demande de patienter un peu, le temps de voir si c’est un accouchement. Dans la nuit, j’ai eu de plus en plus mal. J’ai réveillé mon mari pour qu’il m’accompagne à la case de santé du village. Il me dit qu’il a peur de sortir. J’ai passé toute la nuit avec mes contractions. Dès l’aube, je suis partie voir ma mère. Nous allâmes à la case de santé. La matrone nous réfère au dispensaire de Médina Yoro Foula qui est à 25 km’’, raconte la fille d’un air perdu.
Puis, elle s’arrête. Silence radio… Silence lourd. La paume de la main caresse le visage, s’attarde sur son front et lui protège partiellement les yeux. Seule une relance subtile peut lever le blocage. C’est sa maman Néné qui poursuit : ‘’Il n’y a pas d’ambulance pour nous amener à Médina Youro Foula. Ma fille se tordait de douleurs. Je suis allée voir un de ses oncles pour qu’il nous aide à l’évacuer avec sa camionnette. Sur la route, la camionnette tombe en panne. Vers 16 h, un étranger nous a secourus. Une fois sur les lieux, l’infirmier nous demande de passer la nuit, le temps de baisser sa tension et de la stabiliser.’’
Elles ont passé la nuit au dispensaire de Médina Yoro Foula. Ce qui fait deux jours de ‘’long travail’’ pour Assette qui attend difficilement l’arrivée de son premier et unique enfant. Le troisième jour, la mère et sa fille sont référées à l’hôpital de Bassang, en Gambie. Parce que pour aller à Kolda, il faut parcourir 62 km, alors que Bassang se trouve à quelques minutes de voiture. L’ambulance évacue Assette en terre gambienne, sa maman Néné les suit dans un autre véhicule. ‘’Quand nous sommes arrivées à l’hôpital, la tête de l’enfant était déjà dehors. C’est à son accouchement qu’Assette fut victime de fistule. Son papa l’a donnée en mariage très jeune. Je n’étais pas d’accord, mais, chez nous, l’avis de la femme importe peu. En plus, son mari est son cousin’’, raconte Néné.
‘’Tous les jours, elle se levait à l’aube avant les premières lueurs pour laver ses vêtements au puits’’
A peine ces mots lâchés, Assette fond en larmes. Difficile d’arrêter ce flot de sanglots chauds, distillant rancune, douleur, désespoir. Entre deux hoquets, elle confie : ‘’J’ai ressenti une vive douleur à nouveau, lorsque mon mari m’a répudiée. Je me couchais à longueur de journée et j’ai arrêté l’école.’’ Néné console sa fille. L’ambiance est plate, mais lourde. ‘’Tous les jours, elle se levait à l’aube avant les premières lueurs pour laver ses vêtements au puits et se nettoyer dans les rizières. Elle a peur du regard des autres. Parce que son mari n’a rien trouvé de mieux que d’aller raconter, dans tout le quartier, la maladie de ma fille. Elle ne sortait jamais de sa chambre, avant cette heure. Je m’occupais d’elle et de son fils’’.
Des moments difficiles que mère et fille ne sont pas prêtes à effacer de leurs mémoires balafrées.
Assette n’est pas la seule à vivre cette stigmatisation. Sa mère était la risée de tout le village. ‘’Assette n’était pas la seule victime de fistule, dans ce village. Mais elle a souffert le plus, à cause du comportement de son mari et de son père. Beaucoup vivent cachées à cause de la stigmatisation. Quand je vais au moulin, les autres femmes m’écartaient. Elles disaient du mal de ma fille. Mais je suis restée forte’’, confie-t-elle. Toujours le regard baissé, ‘’Assette refusait de se nourrir. Je l’obligeais à le faire pour qu’elle puisse allaiter son enfant. Elle passait toutes ses journées à pleurer. Toutes ses amies de l’école l’ont abandonnée. Parce que leurs parents leur interdisaient de venir lui rendre visite. Nous n’étions que quatre dans la maison : ma mère, son grand frère, elle et moi. Ma petite sœur, qui vit à Kolda, venait deux fois tous les mois nous rendre visite’’.
La jeune dame est venue grossir les statistiques désolantes de ce péril sanitaire, dans ce département qui est parmi les plus défavorisés du pays.
Des chiffres alarmants
Cette année, l’Ong Fodde a enregistré 68 cas de fistule à Kolda dont seulement 34 sont confirmés après consultation. Parmi ces 34 femmes, il y a des anciens et des nouveaux cas. Elles sont d’origines diverses. L’an dernier, en novembre 2018, il y a eu environ 30 femmes porteuses de fistule. Elles sont de Sédhiou, de Kédougou, de Tambacounda et de Kolda réparées à l’hôpital régional de Kolda. En 2017, il y avait 7 cas dans la tranche d’âge de 10-14 ans contre 4 cas l’année précédente, 10 cas des 15 à 19 ans et 2 cas des 20 à 24 ans, selon le docteur Yaya Baldé. Des chiffres qui confirment que la jeune maman partage le même sort douloureux que plusieurs autres filles (ou femmes) plus jeunes et plus âgées. ‘’La fistule est une communication anormale entre le vagin et la vessie et/ou le rectum survenant au décours d’un accouchement difficile et entraînant un écoulement permanent d’urines et/ou de selles. La femme peut avoir soit une fistule vésico-vaginale (Fvv) ou une fistule recto-vaginale (Frv). Elle touche principalement les filles et les femmes les plus vulnérables et les plus pauvres de la société, vivant dans les zones enclavées, loin de tout service médical’’, explique Dr Baldé.
Il a souligné que les causes favorisant sont présentes dans cette région. ‘’En dehors du facteur de dystocie mécanique ou dynamique : anomalies morpho-typiques (petite taille, mutilations génitales féminines), les pratiques socio-culturelles associées à la pauvreté (mariages et grossesses précoces, faible pouvoir de décision de la femme et la pauvreté…) dictent leur loi dans cette zone. Il y a aussi l’absence de suivi de la grossesse et de l’accouchement liée soit à l’inaccessibilité géographique ou financière des structures de santé, soit à un manque de confiance de la communauté au personnel de santé, soit à un personnel non expérimenté pour reconnaître une dystocie. Nous constatons régulièrement la défaillance dans la prise en charge des facteurs de risque et le retard dans la référence à un niveau supérieur, malgré la présence d’un risque’’, renseigne le médecin.
‘’Tuer son mari a été la première chose qui m’a traversé l’esprit‘’
Restée devant la porte de sa chambre, mais prêtant fortement oreille à notre conversation, son grand frère Woury, taille svelte, teint clair, n’en pouvant plus, se mêle aux confessions intimes et s’empare du récit. ‘’Ma sœur était de plus en plus faible. Jadis très dynamique, elle sombrait dans une paresse inquiétante. Mais c’est l’incontinence urinaire la nuit qui l’a fatiguée’’, raconte le frère. La suite se passera au poste de santé, puis à l’hôpital régional de Kolda. Le diagnostic révèle une fistule. ‘’C’est la terre qui se dérobait sous ses pieds. Tuer son mari a été la première chose qui m’a traversé l’esprit. Parce que j’étais convaincu que sans ce mariage et cette grossesse précoces, elle n’aurait pas cette maladie, cette vie pourrie. Elle est coupable d’être victime’’, narre avec amertume Woury.
Pendant ce temps, Assette était en train de mourir. Pas de sa fistule, mais d’un malaise et mal-être qui la consumaient de l’intérieur, alimentés par la honte, la stigmatisation, le rejet et le non désir de soi. Mais c’est une miraculée qui tient à vivre, malgré le fait que la maladie a failli l’emporter. ‘’Ce fut très difficile. Je ne comprenais rien de ce qui arrivait à ma nièce’’, explique Yana sa tante. Sa maman Néné raconte cette période avec une charge émotionnelle qui laisse perler de chaudes larmes sur ses joues : ‘’Je ne pensais pas que ma fille allait survivre. Sa grossesse était accompagnée de maladies à n’en plus finir. A partir du 6e mois, elle ne pouvait presque plus bouger. Elle était dans l’incapacité totale de se déplacer ; tout son corps était enflé.’’ Une immobilisation qui aura raison de son cursus scolaire.
Pour ne rien arranger, le directeur de l’école décide de son renvoi. Néné entame avec sa fille un autre palier de leur descente aux enfers. Son mari la quitte, après avoir appris que sa propre fille a été victime de fistule. Face à l’état de santé dégradant d’Assette, Néné sera contrainte d’abandonner son étal au marché, son unique source de revenus, pour mieux s’occuper d’elle. ‘’Après l’accouchement, j’ai ramené ma fille à la maison. Quand mon mari a su qu’elle souffrait de fistule, il lui a demandé de retourner chez son mari. Je me suis opposée à sa décision. On se disputait tous les jours à cause de l’état de santé de ma fille. Il voulait que je me sépare d’elle’’, raconte cette grand-mère désolée.
Ne pouvant pas accepter les conditions dans lesquelles vivent la famille, son père décide d’abandonner sa famille. Il va rejoindre sa seconde épouse.
Le mari d’Assette, Fodé Barry, qui passait toute la journée à ses côtés, a fini par se lasser d’elle. ‘’Il ne s’approchait même plus de son fils, encore moins de sa femme. Il a fini par la répudier, ce salaud. Nous avons traversé seuls cette difficile période’’, confie Woury Diao.
‘’Son mari et son père l’ont abandonnée’’
Pendant ce temps, son mari ‘’se la coule douce’’ à Dabo. Un village non loin de Badion. Il ne veut plus entendre parler d’Assette. Il est parti sans dire mot à sa femme, depuis le début de sa maladie. Même pour un témoignage, il est dans un déni catégorique. ‘’Je n’ai pas de femme’’, répond Fodé Barry au bout du fil. Qui raccroche sans gêne. Mais son grand frère, Molo Barry, soutient le contraire. ‘’Assette est victime de cette maladie à cause de l’irresponsabilité de mon jeune frère et son papa. Personne n’était d’accord pour ce mariage. Ils ont fait fi des oppositions. Quand elle est tombée malade, au lieu de l’épauler, tous les deux l’ont abandonnée. Assette reste toujours sa femme. Ils n’ont jamais divorcé’’.
Des propos que Fodé ne veut pas que nous rapportions, quand il a su, par on ne sait quelle magie, que nous avons échangé avec son frère ainé. ‘’Je ne connais même pas cette… femme’’, hurle-t-il sous le coup de la colère.
Dans le village de Badion, comme dans les autres localités de Médina Yoro Foula, témoigne Molo Barry, l’influence de la tradition entretient le phénomène des mariages précoces. ‘’Dans cette zone, le combat contre les grossesses est loin d’être gagné. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le mariage précoce est un obstacle à la scolarisation des filles. Si elles abandonnent, elles n’ont plus de prétexte pour s’opposer à un mariage’’, s’exprime l’enseignant.
Retour à la vie
C’est en 2016, après moult recherches et aides, qu’Assette fut prise en charge par une Ong, en collaboration avec l’hôpital de Kolda, pour opérer les victimes de fistule. Sa réparation, en 2017, est comme une délivrance pour Néné, Woury et sa tante Yana.
Mais, très vite, l’angoisse reprend le dessus, parce qu’Assette ne réalisera jamais son rêve de devenir hôtesse de l’air. Aujourd’hui, la vie lui sourit, une nouvelle fois. Mais elle ne veut pas être photographiée. ‘’J’ai assez souffert dans ma vie. Mon enfant grandit. Je ne veux pas qu’il voit ma photo des années plus tard quelque part’’. Elle tient un petit commerce à Kolda. ‘’Après l’opération, l’Ong nous a octroyé des financements. Je me suis lancée dans le commerce des pagnes et autres articles. C’est avec cet argent que je paie la scolarité de mon unique fils’’.
Même si elle admet qu’elle est toujours dans les liens du mariage, Assette ne veut pas trop s’avancer sur la question. Le plus important, pour elle, c’est l’avenir de son fils Saliou.
Par VIVIANE DIATTA