‘‘L’université est transformée en une zone de non-droit’’
L’école sénégalaise doit changer totalement de paradigme si elle ne veut pas aller droit au mur. Le constat est du président du comité de pilotage des Assises de l’éducation et de la formation. Et à en croire Abdou Salam Sall, ces changements concernent à la fois les enseignants et la formation, mais surtout l’engagement de la communauté en termes de contribution et de contrôle. S’agissant de l’enseignement supérieur, l’ancien recteur de l’Ucad est d’avis que l’université de manière globale est transformée en une zone de non-droit
Entretien.
Le dialogue social figure en bonne place parmi les recommandations des assises. Mais on constate qu’il n’y a pas eu de signature de pacte social. Est-ce que cela augure de bonnes perspectives ?
D’abord, il faut dire que le pacte social est une construction permanente. Les Assises ont beaucoup insisté sur les outils qui permettent et autorisent un pacte social. Il faudrait que les gens, en mettant en œuvre les décisions du conseil présidentiel, se soucient du dialogue social. Mais aussi qu’on comprenne les enjeux de l’éducation. L’internalisation de l’éducation est l’élément de base à partir de laquelle tout procède. Les recommandations des assises fonctionnent comme une boîte à outils. Ce n’est pas l’affaire d’un régime, c’est l’intelligence de tous les Sénégalais, quelles que soient leur obédience et foi.
Nous devons tous nous inscrire dans la construction d’une école véritablement sénégalaise. Ecole qui crée une convergence entre l’école coranique d’hier et l’école coloniale perpétuée jusqu’à aujourd’hui. C’est une double évolution. Une évolution des daara et une évolution de nos pratiques. La double convergence dont je parle, c’est : 1- que les daara glissent pour que les enfants, en plus des sciences coraniques, apprennent la Science. 2- que nos enfants qui sont dans les écoles publiques pendant 10 ans puissent avoir une formation religieuse. Il y a une convergence entre les deux systèmes qui se retrouve au milieu pour former le Sénégalais de demain. Il faut que tous les acteurs travaillent dans cette perspective pour une école stable.
D’ailleurs, je crois que la grosse responsabilité n’incombe pas au président de la République et son gouvernement. Si j’étais maire d’une contrée éloignée, j’allais réfléchir sur les paradigmes qui fondent aujourd’hui la société moderne. C’est-à-dire l’attraction et la rétention des meilleurs enseignants. De toutes les façons, les terroirs qui prendront les dispositions à cet effet vont attirer les meilleurs enseignants et auront la meilleure éducation pour leurs enfants. L’enseignant est la clé. Nous avons beaucoup insisté sur la requalification des enseignants.
Les collectivités locales sont-elles dans cette dynamique ? On a l’impression souvent qu’elles n’en maîtrisent pas les enjeux.
C’est notre responsabilité d’aller auprès des associations, d’expliquer, de vulgariser. Je crois que ces collectivités locales seront interpellées pour qu’elles internalisent les décisions et regardent comment les appliquer à côté de l’Etat. Je constate qu’à Dakar à tout le moins, le maire en avait une excellente orientation. Je souhaite tout simplement qu’il soit attentif à l’économie de l’éducation. Si vous faites faire toutes ces tenues par les artisans sénégalais, ça fait tourner l’économie. Il en est de même des sacs, des livres, des cahiers, du matériel didactique, les futures constructions, les tables-bancs, l’alimentation. On doit toujours prendre en compte l’intérêt de l’entreprise locale. Ça permet à notre système éducatif d’être robuste et résilient.
A côté de la formation des enseignants, nous avons demandé que le curriculum de la formation soit refondé. Qu’on vulgarise le code éthique de l’enseignant pour qu’il sache qui il est, quelle est sa responsabilité. Qu’entre ses mains périssables passeront des jeunes qui pourront transformer le Sénégal de demain, et qu’il leur doit respect et considération. Mais aussi simultanément, nous avons demandé que les normes soient respectées. On ne peut pas demander à un enseignant de suivre chaque élève s’il y a 100 élèves. Ce n’est pas possible.
Avez-vous pensé aux conséquences financières de tout cela ?
Naturellement, cela induit un coût extrêmement élevé, et on a demandé au gouvernement d’explorer plusieurs axes. D’abord en augmentant sa contribution. Aujourd’hui, on est à 6% du Pnb. On a trouvé des niches pour que le gouvernement améliore sa contribution. Mais que la contribution ne sera pas uniquement celle du gouvernement. D’ailleurs, au Conseil présidentiel, ça nous a beaucoup gênés. Parce que nous parlions d’anticipation, et les gens nous parlaient de ce qui se passe actuellement. Nous devons diversifier le financement par l’apport de l’Etat, l’apport de la société, aussi bien les élèves que les parents d’élèves. Mais surtout la niche qu’on a trouvée, ce sont les anciens élèves.
Une telle proposition a-t-elle été débattue lors du Conseil présidentiel ?
Oui, nous avons parlé de financements innovants. Le Conseil donne de grandes orientations, mais tout est dans les recommandations pour opérationnaliser ces orientations. Nous demandons aussi à ce que les partenaires financiers augmentent leur participation et réduisent les conditionnalités. Suite aux assises, le gouvernement a accéléré le décret de création de la fondation du secteur privé pour l’éducation. En sus de tout cela, nous avons proposé des produits nouveaux en demandant qu’on explore l’environnement bancaire. Mais aussi qu’on crée la banque éducative du Sénégal et la banque de solidarité islamique du Sénégal. Et qu’on essaie de voir comment étendre le waqf.
Une fois qu’on arrive à mobiliser autant de ressources, il faut les utiliser de façon optimale. Et pour cela, nous avons proposé les conférences budgétaires ascendantes. Dans l’éducation, ce qui est différent avec tous les autres secteurs, c’est que les éléments se décident à la base. C’est à l’école que tout se construit. Chaque école à partir de son comité de gestion…, et c’est là qu’il faudra veiller et recapaciter. Et on demande à la presse de nous aider à vérifier que chaque école a son comité de gestion. Dans le comité de gestion, les membres extérieurs à l’école peuvent apporter une plus-value. Et ceux qui peuvent apporter plus de plus-values ne sont personne d’autres que les anciens.
Une fois que les objectifs sont définis et l’arbitrage budgétaire fait, il faut que tout le monde rende compte. (…). Naturellement, il faut que le gouvernement respecte ses engagements. Mais il faut que les enseignants puissent, par d’autres formes, traiter des questions. Je suis à l’aise en tant qu’ancien secrétaire général du SAES de le dire. C’est le SAES qui a été à la base des accords avec les banques. Nous devons agir autrement. Ce qui ne nous a pas permis de nous en sortir pendant 50 ans, si nous le continuons, nous conduira au mur. Chacun a des responsabilités. Mais de mon point de vue, les enseignants ont plus de responsabilités, parce qu’ils sont l’âme même du système.
Parlons du financement. Le gouvernent a un plan d’action 2016-2018 pour 293 milliards. Est-ce que ça vous semble suffisant ?
C’est une évaluation très grossière que fait le gouvernement. L’évaluation fine viendra après, domaine par domaine. Mais il faut saluer l’arbitrage du président de la République qui s’est mis dans la prospective. Vous avez vu avec la cotisation patronale pour la formation. Il a arbitré pour qu’à terme, il donne 100% à la formation. Cela indique qu’il est dans la prospective. Nous devons nous inscrire tous dans cette perspective. L’école sénégalaise a formé des talents, mais ces talents, il suffisait de les mettre à l’école. Quelles que soient les conditions, ils s’en sortent. Maintenant, nous avons besoin d’une masse critique de compétences. En chacun d’entre nous, il y a un talent latent. Où est-ce qu’il se trouve ? Il nous appartient de le découvrir. Est-ce que c’est un talent intellectuel ? Est-ce que c’est un talent manuel ? Est-ce que ce sont les deux ? Si vous prenez l’exemple de la France, les grands chefs des restaurants sont à la crème de la crème de la société. Donc il faut qu’on soit attentif au modèle qu’on nous a légué et qu’on n’a pas suffisamment déconstruit. On a besoin de tous dans un monde où chacun jouera sa partition en donnant le maximum de ses talents (…).
Vous prônez toujours le retour des anciens. Qu’est-ce que ça peut faire ?
Nous voulons que chacun donne un tout petit peu, pour qu’on puisse transformer les choses. Et la responsabilité incombe particulièrement à ceux qui tiennent leur position sociale, grâce au parchemin qu’ils ont reçu à l’école. Ceux-là doivent impérativement retourner à l‘école. En faisant les assises, j’ai interviewé un de mes étudiants qui est devenu professeur. Il m’a dit qu’aux Etats-Unis, ça fait partie de la charge de travail des enseignants du supérieur, d’aller dans les autres ordres d’enseignements.
Imaginez que nos femmes professeurs d’université, notamment dans les sciences, aillent dans autres ordres d’enseignements. Regardez ce que ça va produire dans l’imaginaire des jeunes filles qui se diront : elle est passée par là, moi aussi je vais y arriver. Nous sommes devenus scientifique par hasard. Nos enfants sont devenus scientifiques grâce à nous, par nos modèles. Mais les enfants des autres, il faut susciter ce modèle-là, cette volonté dans les imaginaires.
Naturellement quand les anciens iront à leur école, outre cela, ça va produire que les maîtres seront attentifs aux élèves, parce ce qu’ils se diront : on ne sait jamais si demain un d’eux ne sera pas président de la République ou bien haut placé. Donc ce respect du maître vis-à-vis de l’apprenant, c’est le début du cercle vertueux de l’éducation. Mais quand on ira dans ces écoles, naturellement si c’est notre école de base où on est passé, on fera des libéralités. Est-ce qu’il n’y a pas un million de Sénégalais qui soient capables de donner 25 000 F Cfa par an à l’éducation. Ça fait 25 milliards. Une fois tu as ça, tu fais la banque éducative. Tu n’as plus de conditionnalités de tes bailleurs. Ces deniers viennent suivre ce que tu fais, et ils ne viennent pas t’imposer leurs expériences qui ne collent pas avec nos réalités sociales. Il faut que nous soyons affranchis des autres et nous comptons sur nous-mêmes.
Mais est-ce que tous ces modes de financements sont en train d’être organisés de façon formelle ?
Vous touchez du doigt un gros problème. Il me semble que les ministères des Finances et de l’Education doivent changer leur façon de travailler pour capter les opportunités qu’on leur a proposées. Ce n’est pas en faisant la même chose qu’avant qu’ils vont s’en sortir. Nous, nous attendons tout de l’Etat, c’est là le problème. La banque éducative dont on parle d’ici, en France elle a été créée par trois enseignants. Cela veut dire que tout dépend de nous, tout dépend de nos capacités et c’est pour cela que nous avons lancé le leadership. Naturellement ça doit être incarné par les autorités gouvernementales, le président de la République lui-même.
Mais ce leadership, on doit le voir partout. Chacun devra apporter quelque chose pour son terroir et changer les choses. Il y a des modèles qui sont en train de se dérouler aujourd’hui contrairement à hier. Le Sénégal a une classe moyenne qui n’est pas engagée en politique, qui n’est engagée dans rien d’ailleurs. Il est temps que cette classe moyenne discute entre elle, interagit individuellement ou collectivement, agit pour apporter les transformations qu’il faut pour qu’on aille vers quelque chose de constructif pour le Sénégal et qu’on transforme les choses.
Le ministre de l’Economie et des Finances soutient que l’éducation n’est pas en financement. Qu’en pensez-vous ?
Il faut comprendre, le ministre des Finances est dans un référentiel actuel. Nous, nous débloquons son référentiel. Il est actuellement à 6%, il va gagner plus, donc il peut faire plus. On lui propose d’autres produits. C’est tout simplement qu’il est encore dans les référentiels anciens. Nous lui demandons de faire l’effort et là aussi, il faut que le Premier ministre veille particulièrement à ce qu’on ne puisse pas avec l’ancien référentiel refaire la même chose. Il y a des transformations qui doivent s’opérer, des organigrammes qui doivent bouger, des services nouveaux qui devront être créés pour prendre en charge ce que nous avons proposé.
N’êtes-vous pas inquiets d’entendre le ministre de l’Education dire qu’il faut attendre 2028 pour avoir la qualité qu’il faut dans le système éducatif ?
Je crois que là, c’est une maladresse parce que le système n’est pas aussi mauvais qu’on le pense. Le système continue à produire des talents. La bonne preuve, c’est que nos élèves médiocres, quand ils vont dans un environnement approprié, s’épanouissent. Nos étudiants que l’on renvoie vont en France, aux Etats-Unis, on dit que ce sont des génies. Nos étudiants après leur master ici, quand ils intègrent nos écoles doctorales, brillent. Quand ils vont ailleurs, en peu de temps, font leur thèse. Donc les talents sont là. C’est la masse critique de compétence qui reste. Or, cela est une construction, cette construction prendra du temps. (…). Les standards, c’est une classe de trente à cinquante élèves mais comment appliquer une telle norme notamment dans les banlieues où le taux de scolarité est très élevé ? Est-ce que vous voyez la complexité des choses ? C’est vrai que c’est dans le long terme qu’on transforme les choses mais on a vu des écoles, du jour au lendemain, se transformer totalement avec un plan d’établissement, avec des enseignants et une communauté éducative qui s’engagent à transformer les choses. On peut transformer très rapidement les choses. Tout dépend de notre bon vouloir, de notre compréhension des enjeux. (…).
La visite du président de la République à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar a été émaillée de quelques incidents. Un groupe d’étudiants a jeté des pierres sur le cortège présidentiel. Comment interprétez-vous ce qui s’est passé ce 31 juillet au campus social de l’Ucad ?
Je pense que l’université n’est pas un endroit de non-droit. Tout citoyen devrait pouvoir venir à l’université selon son bon vouloir, à tout instant, mais la vérité est que l’université de manière globale est transformée en une zone de non-droit. La responsabilité incombe particulièrement au gouvernement. Quand j’étais recteur, on s’est battu pour que le texte sur la police universitaire soit adopté par l’Assemblée de l’université. Et en anticipation sur cette police universitaire, tout le campus était mis sous vidéosurveillance. Les étudiants avaient compris que dans les polices universitaires, ce n’est pas la police étatique. 30 à 40% des emplois sont occupés par les étudiants. C’est une police de service pour la sécurité.
Aujourd’hui, nous mettons des équipements excessivement chers dans les universités. Du jour au lendemain, tout peut disparaître. Vous ne pouvez pas avoir 80 000 personnes, (ce qui est la population d’une ville), concentrées dans une zone très petite, d’où la densité très élevée. Même si vous mettez de la robinetterie dans les toilettes, le lendemain c’est parti. C’est intenable. Dans toutes les grandes villes, il y a une police pour réguler. D’où la nécessité d’avoir une police. Mais la police ne veut pas dire la répression. La police veut dire la préservation des franchises universitaires. Ces dernières veulent dire que chacun a le droit de penser ce qu’il veut mais pas par les muscles, mais plutôt par le débat contradictoire.
Moi je suis basketteur mais j’étais en train de promouvoir les arts martiaux à l’université pour tout simplement contenir l’énergie et stabiliser le système. Si le temps de travail n’est pas conséquent, beaucoup de jeunes ne pourront pas réussir. C’est à cause du temps de travail court que beaucoup échouent. Il faut créer une université du succès, une université où nos valeurs sont promues. Regardez-comment on nomme les directeurs du Coud. Regardez l’histoire des directeurs du Coud et vous comprenez la différence entre les orientations et les pratiques.
Qu’est-ce qui vous dérange dans le fonctionnement du Coud ?
Au niveau du campus social, au lieu de prôner l’intégration, les étudiants s’identifient à travers des corporations. Chacun fait de l’autodéfense. Chacun essaie de s’en sortir mettant en place un groupe, un lobby. Or, c’est là qu’on doit créer l’identité sénégalaise. Il y a tout un travail. Il faut qu’on apprenne les autres leçons. Mais c’est le laisser aller. Chacun se débrouille et comme ça, on ne va pas s’en sortir. Il est possible de changer les choses mais il faut qu’on applique les bonnes méthodes et qu’on arrête de mettre des gens qui ne comprennent pas la règle de fonctionnement des universités. C’est la Banque mondiale qui avait dit : partie (campus) social, partie (campus) pédagogique. Je n’ai jamais était d’accord. L’essentiel du temps de travail, ça se passe où ? Ça se passe dans les chambres. Nous, nous avons pu ouvrir la bibliothèque de 8h à 22h ; on pourrait l’ouvrir 24h/24 n’eût été la pauvreté. Parce que si on l’ouvrait 24/24, les étudiants pauvres allaient passer la nuit là-bas.
Votre ministre de tutelle a soutenu qu’il y a entre 10 000 à 20 000 étudiants qui n’ont pas leur place à l’université. Partagez-vous cet avis ?
Moi, ce n’est pas ma position. Je trouve que tous les jeunes qui sont là ont leur place. Qu’on les accueille très mal, qu’on ne leur explique pas ce qu’est l’université, qu’on ne les encadre pas suffisamment ; le problème, ce n’est pas le niveau de nos étudiants. Le problème, c’est quelles sont les dispositions que nous prenons pour, à partir de leur niveau, les hisser à un niveau convenable ? Si vous regardez le système éducatif aux USA, au niveau du primaire et du secondaire, c’est catastrophique. Mais quand ils arrivent à l’université, ils sont pris en charge de telle sorte qu’il y a une variation substantielle entre leur entrée et leur sortie. Je ne partage pas du tout cela.
J’ai fréquenté les étudiants étant secrétaire général du SAES, je les ai fréquentés doyen, recteur. Je peux vous dire que beaucoup ont énormément de talent et énormément à donner. Ils ont beaucoup de cœur mais ils cherchent des modèles. Il faut leur donner ces modèles, il faut les aider, les encourager, les valoriser, les mettre en situation de responsabilité pour qu’il puisse donner le maximum d’eux-mêmes. Je pensais qu’à la suite de ce problème (caillassage du cortège présidentiel), on ferait un grand débat sur ce qu’est l’université. Qu’est-ce que ça permet ? Qu’est-ce qu’on doit apprendre ? Est-ce que le modèle qu’on a aujourd’hui est opératoire ? (…).
PAR BABACAR WILLANE