Publié le 7 Jun 2024 - 11:29
RECOURS AUX EUROBONDS À DES TAUX ÉLEVÉS

La spirale de la dette

 

Dans la continuité de leurs prédécesseurs qui ont souvent recouru aux eurobonds à des taux jugés élevés, les nouvelles autorités lancent une première opération controversée.

 

Sept cent cinquante millions de dollars US, soit environ 450 milliards de francs CFA levés sur le marché financier international. C’est le résultat de la première opération d’émission d’eurobonds lancée par les nouvelles autorités souverainistes du Sénégal. Dans un communiqué, le ministère des Finances se réjouit d’une ‘’opération réussie’’ qui, au départ, portait sur une enveloppe de 500 millions de dollars, pour une maturée de sept ans, à un taux nominal de 7,75 % l’an.

‘’L’engouement pour ces titres, magnifient les services de Cheikh Diba, a justifié l’émission d’une tranche additionnelle de 250 millions de dollars US. Le succès de la transaction, établi par la forte adhésion des investisseurs ciblés, atteste de leur soutien constant aux initiatives de financement des politiques publiques de l’État du Sénégal ainsi que de leur confiance renouvelée en sa qualité de signature’’.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’opération suscite un grand intérêt chez les spécialistes et autres acteurs politiques. Deux raisons peuvent l’expliquer.

D’abord, les nouvelles autorités se sont toujours montrées très critiques non seulement contre le niveau d’endettement, mais surtout par rapport au recours à un endettement en monnaie étrangère. Ensuite, le dernier recours aux eurobonds remonte à 2021.

Parmi les points qui suscitent le plus polémique, il y a le taux d’intérêt. Interpellé sur la question, le professeur Mohamed Lamine Mbengue, spécialiste des finances de marché, relativise :‘’C’est un taux certes élevé, mais il ne faut pas oublier que les pays de la zone UEMOA sont en catégorie spéculative grade (en devises) (Standard &Poor’s, Moody’s et Fitch Rating), donc avec des primes de risque élevées. Le taux dépend en effet de la qualité de la signature de l’émetteur.’’ Le spécialiste de rappeler que S&P a fait récemment la revue annuelle de la notation du Sénégal et que c’est dans ce contexte que l’émission a été faite.

Les raisons des taux élevés, des circonstances atténuantes pour le nouveau régime

Embouchant la même trompette, le professeur Abou Kane de la faculté des Sciences économiques et de Gestion de l’Ucad, dans une contribution intitulée ‘’Les eurobonds, zéro bond…’’, revient sur les facteurs explicatifs de cette mauvaise notation : ‘’La réputation sur les marchés financiers est liée à plusieurs facteurs comme l’évolution du déficit budgétaire, la soutenabilité de la dette, la qualité de la gestion macroéconomique, la stabilité du pays.  Or, entre 2021 et 2024, la situation du Sénégal a inquiété tous les investisseurs. Apparemment, ils ne se sont pas encore remis de leurs émotions et stress, malgré la levée de l’incertitude politique.’’

A ceux qui comparent le taux de 7,75 % des nouvelles autorités au dernier taux de leurs prédécesseurs qui remonte à 2021, il rétorque : ‘’L’eurobond de 2021 n’est pas une bonne base de comparaison, puisqu’il a été émis dans un contexte de Covid où les marchés étaient cléments pour aider les pays… C’est comme si, dans une classe, on donnait un bonus de 3 points à chaque élève ; celui pour qui l’on affiche 13 vaut 10 en réalité.’’

De 2009 (date de la première émission d’eurobonds) à maintenant, les taux auxquels emprunte le Sénégal ont toujours été élevés, relève le professeur à l’Ucad qui ajoute, comme pour s’en désoler : ‘’On s’endette pour faire des bonds économiques et sociaux qui permettent d’accroître la confiance des investisseurs. En 15 ans de présence sur le marché des eurobonds, le Sénégal n’a pas pu réduire significativement les taux d’intérêt sur ses émissions.’’

Avantages et limites du marché domestique

Mais pourquoi donc le recours au marché international et à l’endettement en monnaie étrangère ? Pour le gouvernement, c’est parce que le marché domestique n’aurait pas permis de lever un tel montant ‘’suivant les mêmes conditions de financement et de liquidité’’. Tout en confirmant qu’il est effectivement difficile de lever 450 milliards sur le marché local, le Pr. Mbengue déclare : ‘’Il est important de procéder à la réforme du marché financier régional et réfléchir à la fusion des émissions via le marché financier régional (syndication) et le marché par adjudication de la BCEAO, élargir la base des investisseurs pour emprunter davantage en monnaie locale.’’

Le recours au marché local, souligne le professeur, a le double avantage non seulement de permettre de s’endetter en monnaie locale, mais aussi à un taux moins élevé. ‘’Il ne faut pas oublier que le Sénégal est noté en catégorie Investment Grade en monnaie locale (Bloomfield)’’.

Relativement à la stratégie qui a été utilisée, le titulaire des universités estime que cela est pertinent. ‘’L’émission des eurobonds du Sénégal est un placement privé. JP Morgan étant l’arrangeur principal, va cibler un certain nombre d’investisseurs qui participent à l’opération en placement privé. Généralement, les investisseurs utilisent la stratégie buy and hold qui est plus rassurante pour cette émission, car ils détiennent les titres jusqu’à l’échéance. C’est la spécificité de cette émission. Je pense que c’est une bonne stratégie du ministère des Finances’’, explique le Pr. Mbengue, qui ajoute : ‘’Le placement privé fait référence à la vente de titres à un groupe d'investisseurs soudés préalablement choisis où le grand public n'est pas impliqué. Donc c’est un placement fermé.’’

Le ‘’suul bouki, suli bouki’’

Pour ce qui est de la destination de ces fonds levés sur le marché, il estime que ‘’c’est pour faire face à ses besoins financiers. Mais je pense aussi pour procéder au remboursement des eurobonds antérieurs’’.

En général le Sénégal, poursuit le Pr. Kane, ‘’comme d’autres pays, rachète une partie de ses eurobonds pour améliorer son profil d’amortissement’’. En plus simple, explique le spécialiste, ‘’on s’endette pour payer une partie d’une ancienne dette qui arrive à échéance et pour allonger l’échéance’’.

Depuis quelques années, le niveau d’endettement du Sénégal fait l’objet de toutes les controverses, avec des indicateurs qui n’ont eu de cesse de se détériorer. Ce qui, selon le spécialiste Ibrahima Bèye, ne laisse pas de marge de manœuvre au nouveau régime. ‘’En réalité, le gouvernement actuel n’a pas de grandes marges de manœuvre. Avec un taux d’endettement de plus de 70 % du PIB et un risque pays élevé, c’est difficile d’avoir des prêts concessionnels chez les institutions multilatérales. Par conséquent, il faut soit avoir une économie forte qui génère assez de revenus fiscaux et non fiscaux soit recourir aux marchés financiers où des privés cherchent du gain et où l’on n’a aucune marge de manœuvre’’.

De l’avis du fiscaliste, les nouvelles autorités devraient explorer d’autres sources de revenus pour atténuer le recours aux marchés financiers. ‘’La tâche ne sera pas facile. Je pense qu’ils devront travailler surtout sur les dépenses fiscales, la réduction du train de vie de l’État, la croissance économique et l’élargissement de l’assiette fiscale’’, analyse le spécialiste.

MOR AMAR

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