Publié le 9 Sep 2012 - 12:07
REPORTAGE - MARCHÉ ‘’TOUBAB’’ DU POINT E

Dans l’antre d’un (calme) marché cinquantenaire

 

Sacré marché ‘’Toubab’’ ! Il gît au cœur du quartier Point E et existe depuis le temps des colons. Il n’en demeure pas moins que le marché est méconnu du grand public.

 

Comme une ‘’Toubab’’, Mbathio Mbodji s’installe majestueusement devant son étal. La tête bien haussée, elle jette un regard bourgeois sur les passants qui arpentent le boulevard de l’Est (Point E), jouxtant le marché ‘’Toubab’’. Il est 18 h et cet endroit intercalé entre les deux banques sur le boulevard, connaît un petit rush. Mère Mbathio, c’est ainsi qu’on l’appelle ici affectueusement, se penche à présent sur son étal fait de tomates, de concombres, de citrons et autres légumes frais. Très souvent, ses mains sabrent l’air pour éloigner les mouches perturbatrices qui tentent désespérément de grignoter sur sa marchandise.

 

Constitué par une huitaine de cantines de couleur bleue, le marché est le passage obligé des femmes du Point E pour se procurer légumes et condiments. Une quincaillerie et une ‘’gargote’’ font partie du décor et donnent plus d’arguments à fréquenter les lieux. ‘’Le marché a beaucoup perdu de sa splendeur à cause des Toubabs qui sont presque tous partis. Néanmoins, il continue d’exister et les gens du quartier viennent acheter tant bien que mal’’, dit mère Mbathio, le regard lointain.

 

Au départ 7 pionnières

 

L’histoire de cette dame est fabuleuse à narrer car sa personne et l’endroit ne font qu’un. En effet, Mère Mbathio est l’unique rescapée d’une constellation de 7 dames ‘’entreprenantes’’ jusqu’aux ongles ayant porté à bout de bras ce petit marché du Point E presque inconnu du public. «Nous posions nos étals à même le sol à l’époque, tout ce périmètre était planté de manguiers, explique-t-elle avec les gestes, l'émotion en plus. Aujourd’hui, mes amies sont décédées et je me sens bien seule. J’ai passé presque toute ma vie dans ce marché.» C’est bien elle la première sur les lieux, et sans doute la dernière des précurseurs du marché. ‘’Je rends grâce à Dieu, c’est sa volonté’’, poursuit-elle, la gorge serrée.

 

Mais qu’est-ce qui a bien pu amener cette jeune mère de famille, la vingtaine sonnante à l’époque, à s’implanter sur ce lieu ? «Mon mari avait perdu son travail et il ne pouvait plus nous entretenir, ma co-épouse et moi. Il nous avait demandé de rentrer dans nos familles respectives. Ce que je n’ai pas accepté et j’ai voulu me battre pour lui apporter mon soutien», raconte Mère Mbathio. La bataille sera alors engagée.

 

Après un bref passage sans succès dans la vente de cola, elle se met très vite aux légumes qu’elle allait chercher dans des jardins à Fass, un quartier proche. Le commerce prospère et les 6 autres femmes parentes à elle, rejoignent le rythme sous son impulsion. Installé au quartier Point E depuis le début des années 1950, le marché a été professionnalisé par le colon. Sous peine de l’interdire, l’administrateur avait exigé aux vendeuses de mettre leurs légumes sur des tables au lieu de les poser sur de petites entortilles par terre. L'injonction acceptée et réalisée, les affaires s’en portent au mieux.

 

«On s’installait à 8 h et avant midi tous nos produits étaient déjà écoulés», dit la dame, le teint noir et le visage rond porté par une corpulence bien embonpoint. Ainsi donc, parvient-elle à gérer la maison conjugale avec ce qu’elle gagne au marché. «Avec ma co-épouse, on s’était organisée. J’apportais la dépense quotidienne, et elle se chargeait de cuisiner les repas pour la famille. C’est comme ça que nous sommes parvenues à soutenir notre époux dans la gestion de la maison».

 

Lieu de rencontres, lieu de baraka

 

Au fil du temps, le marché a pris de la dimension, en termes de (bonne) réputation. Au même moment, le carnet d’adresses et donc de clients de mère Mbathio ne cesse de s’élargir. Elle tisse amitié avec beaucoup de ‘’Mesdames’’, appellation donnée à l’époque aux épouses des colons. L’affinité est telle qu’elles s’abonnaient souvent en légumes auprès de mère Mbathio qui se débrouille bien en langue française pour avoir travaillé très jeune comme femme de ménage chez une mulâtresse en ville. «Il arrivait qu’une Madame paie jusqu’à 20 mille francs Cfa par mois et Dieu sait que c’était beaucoup d’argent à l’époque», raconte nostalgique la septuagénaire.

 

La conversation est parfois coupée par des femmes venues faire leurs achats souvent à bord de leurs voitures. Très dynamique, la grand-mère assise sur un banc en bois, adore discuter avec ses clients. ‘’Il est important d’avoir de bons rapports avec les gens. C’est comme ça que j’ai connu une Madame ici, juste avant les indépendances. Elle m’avait interpellée en me demandant pourquoi je travaillais ? Et je lui ai répondu que c’était pour venir en aide à mon mari, un entrepreneur au chômage’’. Sensible à la situation, la blanche lui demandera les papiers de son époux et c’est ainsi qu’elle a pu lui trouver à nouveau du travail, confie mère Mbathio qui rend grâce à ce coup ‘’ironique’’ du sort.

 

À 20 h, la ‘’gargote’’ de Bass Guèye prend le relais

 

Ses anecdotes avec les épouses de blancs sont nombreuses, les unes aussi croustillantes que les autres. En réalité, c’était une affection mutuelle. Sinon comment expliquer que Madame Chris, l’une d’entre elles, se rende jusqu’à Guédiawaye pour s’enquérir des nouvelles de sa vendeuse de légumes préférée clouée au lit, pendant une semaine, par une maladie ? ‘’Elle m’a remis beaucoup d’argent ce jour-là pour mes traitements. Et même rentrée en France, Madame Chris m’envoyait souvent des habits que je parvenais à revendre comme friperie’’.

 

C’est parce que le quartier Point E était bardé de «Toubabs», nom sénégalais pour désigner les blancs, que cet endroit porte le nom de marché «Toubab». Aujourd’hui que ces gens ne sont presque plus là, marché ‘’Toubab’’ existe encore et poursuit sa traversée du temps et de l’espace. Tout comme mère Mbathio d’ailleurs. Au grand bonheur des femmes du quartier qui fréquentent le marché.

 

C’est tout sourire que Mme Fall, venue faire ses achats, se libère : «Ce marché nous arrange tellement, nous sommes au bureau du matin au soir et à la fin du travail, il n’y a pratiquement que ce marché qui fonctionne jusque vers 20 h». De quoi faire plaisir aux maris aussi chargés que leurs épouses.

 

A 20 h passées, les cantines du marché octroyées par la mairie du Point E moyennant 7 500 F Cfa le mois, se referment sauf une, celle de Bassirou Guèye dit Bass. Le gérant de la ‘’gargote’’ fermera bien tard pour permettre aux fêtards, adeptes des boîtes de nuit ‘’Ngalam’’ et ‘’Chez Djamil’’, de mettre quelque chose sous la dent après des pas de danse bien cadencés. Comme quoi, marché ‘’Toubab’’, c’est aussi marché ‘’négros-noceurs’’.

 

Amadou NDIAYE

 

 

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