Les paysans évoquent des non-dits

Le ministère de l’Agriculture a annoncé la reprise des exportations d'arachide suspendues, en fin octobre 2024. Une mesure qui vient, selon la circulaire du ministère, après que la Sonacos a atteint ses objectifs de collecte d’arachide chez les producteurs. Cependant, les paysans voient dans cette décision une astuce pour maquiller la déroute de la campagne de commercialisation arachidière.
La décision a surpris plus d'un. Le ministre de l’Agriculture, Mabouba Diagne, par une circulaire datée du 29 octobre 2024, avait annoncé la suspension des exportations d’arachide. Une mesure qui vient d’être levée.
En effet, du 25 mars au 15 juin 2025, sur toute l’étendue du territoire, les exportations sont de nouveau autorisées. Seulement, au lieu d’avoir des échos favorables, celle-ci est très mal accueillie par les producteurs qui voient dans cette suspension une manière de masquer l'échec de la campagne de commercialisation de l’arachide. Selon eux, les autorités viennent d’avouer leur échec, car, en vérité, la majeure partie des rendements agricoles n’a pas été cédée par les agriculteurs. Les prévisions de récoltes n’ont pas été atteintes sans compter le manque de liquidité de la Sonacos lui permettant d’acheter comme prévu les graines.
En effet, il était annoncé une production record de 1 800 000 t. Mais, au final, on n’a pas atteint ce chiffre.
Selon Bassirou Ba de l’organisation paysanne Aar Sunu Moméel, la Sonacos, qui misait sur l’achat de 5 000 t, s’est retrouvée avec seulement 209 000 t au lieu des 300 000 t annoncées. Le secrétaire général de l’Association nationale des agriculteurs du bassin arachidier, Cheikh Tidiane Cissé, avance un chiffre plus dérisoire. Il affirme que ‘’la Sonacos n’est parvenue à acheter que 150 000 t’’. Contactée par ‘’EnQuête’’, la Sonacos informe avoir acheté 155 000 t d’arachide.
Eu égard à cette situation, Bassirou Bâ considère que les gouvernants veulent trouver une alchimie pour masquer leur échec, car ‘’contrairement aux allégations selon lesquelles la Sonacos a acheté la quantité de graines escomptée la vérité est que l’huilier n’a pu acheter suffisamment d’arachides faute d’argent’’. Opérateur économique établi à Ndibeu, Malick Cissé confirme les dires de M. Ba. Il a fait part à ‘’EnQuête’’ du refus de la Sonacos Lyndiane d’acheter ses cargaisons d’arachides. Le manque d’argent dans les caisses leur a été opposé. Selon lui, si aujourd’hui le ministre de l’Agriculture annonce que la Sonacos a acheté la quantité de graines prévue, c'est parce que soit il ignore la réalité du terrain soit il tente de maquiller les chiffres. Pour lui, la seule constante est que la Sonacos n’a pas les moyens de sa politique agricole. Une conviction partagée par l’opérateur économique, par ailleurs adjoint au maire de la commune de Keur Samba Guèye, Dialigué Diouf. Il a certes pu vendre son arachide, mais n’est pas rentré dans ses fonds.
En effet, a-t-il fait savoir, devant l’incapacité de l’huilier national d’acheter ses graines, il a dû rentrer avec un bon impayé.
La Sonacos à court d’argent, selon les opérateurs
Les acteurs du secteur de l’arachide interrogés par ‘’EnQuête’’, s’accordent sur le fait que la meilleure politique agricole à adopter est de bloquer les exportations afin de permettre aux huiliers sénégalais d'acheter et de triturer eux-mêmes les graines pour répondre à la demande de consommation nationale. D'ailleurs, les autorités ont tout le temps prôné cette approche du Made in Sénégal pour une autosuffisance alimentaire visant à baisser les coûts d’importations des produits à consommation courante qui coûtent des centaines de milliards au Sénégal.
Cependant, on assiste à une situation renversante, d'après les paysans contactés. Ces derniers affirment que la Sonacos vise, à travers la reprise des exportations, à revendre les graines qu’elle a achetées auprès des producteurs. La pratique consiste à acheter des productions agricoles et de les revendre aux unités industrielles à l'étranger qui les transformeront pour les revendre aux ménages sénégalais.
Par ailleurs, ils pointent du doigt l’incapacité de la Sonacos de transformer les graines au regard de la vétusté de ses installations et du manque de technologie pour le faire. Et depuis bien longtemps cette situation est décriée. La seule chose à faire est de vendre les rendements agricoles achetés par la Sonacos à des privés étrangers. Une pratique dévoilée sous le défunt régime par des observateurs.
Au lieu de triturer les graines, la Sonacos les achète pour les revendre…
La situation est telle que les acteurs du monde rural interrogés par nos soins, dont la présidente de la Fédération nationale des femmes rurales, Adja Diouck Mbaye, parlent de mévente des productions de cette année. Les récoltes ne sont pas bonnes et elles ne sont pas achetées. ‘’Puisque la Sonacos ne peut pas acheter les rendements agricoles des paysans, la solution est d’ouvrir les frontières pour que d'autres les achètent", analyse-t-elle.
D’après elle, il est clair que les autorités ont mis en place une politique de commercialisation de l’arachide, mais celle-ci n'a pas été à la hauteur de leurs attentes, même si elle considère que la volonté est là.
Tout compte fait, il faut reconnaître que dans la quasi-totalité des bastions arachidiers, la situation est jugée alarmante, prouvant ainsi combien la campagne arachidière de cette saison s’est soldée par un échec.
Cheikh Tidiane Cissé : ‘’Les exportations ne sont pas faisables. Il y a un problème de timing.’’
Le secrétaire général de l’Association nationale des agriculteurs du bassin arachidier, Cheikh Tidiane Cissé, décrit, lui, une situation alarmante. Évoquant la reprise des exportations, il soutient que ‘’la date est très tardive dans la mesure’’. Monsieur Cissé argue que ‘’si l’on ouvre les exportations, la faisabilité est presque impossible, puisque les graines sont introuvables pratiquement. Les producteurs qui ont des graines en leur possession les vendront plus cher et la période prévue pour les exportations n’est pas suffisante. Elle ne permet pas de décortiquer, de mettre en sac et de fumiger’’. Tout ce processus est long, selon lui, sans compter ‘’le transport et l’exportation par le port’’.
Ce sera, d'après lui, extrêmement difficile de réussir le pari des exportations. ‘’Il y a un arrêté qui devrait être signé pour se lancer dans la campagne hivernale qui induit l'arrêt des fuites de graines et des semences. En clair, le gouvernement du Sénégal va interdire les exportations de graines pour préparer l'hivernage prochain. Le hic est que cette période entre dans la fourchette de la durée prévue pour les exportations. Donc, ces deux situations (arrêt des fuites de graines et reprise des exportations) ne concordent pas’’, note M. Cissé.
Kaffrine : À défaut de graines d’arachide, les céréales sont vendues pour payer les dettes auprès des banques
Décidément, la situation du secteur arachidier est inquiétante dans toutes les zones du bassin arachidier. À Kaffrine, le président du Réseau des coopératives des producteurs de semences du Sénégal, Ali Diaw, campe le décor. Il commence par nier les chiffres annoncés par le ministre de tutelle qui parle de bons rendements obtenus cette année. Mais ce qui l'intéresse le plus, c'est le mal qui guette les agriculteurs.
En effet, Ali Diaw confie que les paysans sont en train de bazarder leurs céréales. Une situation causée par l'indisponibilité de la graine d'arachide. Dès lors, "la pratique, dans le monde rural, est que les paysans bradent leurs céréales alors qu'ils attendaient le mois de mai ou juin pour vendre une partie de leurs récoltes en céréales afin de préparer la prochaine saison agricole en achetant des semences et de l'engrais".
Il exprime ainsi son inquiétude face à cette situation qui risque de porter un coût dur au monde paysan qui, "sans l'appui des autorités, aura du mal à faire face à la rigueur de la vie". Ali Diaw soutient que si les prix de leurs céréales sont revus à la baisse, c'est parce que tous les cultivateurs sont en même temps sur le marché. Ce qui casse les coûts d’autant plus que les acheteurs sont informés de la situation qui frappe les vendeurs qui, malgré tout, prennent une bonne partie de l'argent engrangé pour solder leurs dettes contractées auprès des banques.
Pour ce qui est de la quantité de graines d'arachide disponible, "là où une seule famille vendait pour cinq ou six millions F CFA de sa production, elle ne se retrouve qu'avec seulement un million F CFA. Et c'est cette situation que j'ai vécue à Kahi, dans la commune de Kaffrine".
Joint par ‘’EnQuête’’, le ministre de l’Agriculture, de la Souveraineté alimentaire et de l’Élevage, Mabouba Diagne, n’a pas souhaité répondre ou du moins à l’évocation du nom d’une des organisations paysannes interrogées, n’a pas souhaité répondre à ces dernières. Seulement, il n’a pas voulu qu’on liste le reste des organisations et des opérateurs interrogés et a tenu à ce qu’on aille parler ‘’aux organisations reconnues’’. Il nous répondra que sous cette condition. Il a quand même bien voulu partager des liens d’articles et de vidéos de ce que nous considérons comme ses réalisations, mais qui ne répondaient pas forcément à nos questions.
Dans la zone Sud, le mal est déjà fait, selon les producteurs Dans le sud du pays, le commentaire fait de cette reprise des exportations est que cette décision ne peut en aucun cas profiter aux producteurs. La Sonacos, par contre, se taille la part du lion. En effet, d’après un producteur de la commune de Tankon, dans le département de Bounkiling, "le mal est déjà fait dans cette zone et ses environs". Samba Cissé déclare que les paysans ont commencé à brader leurs récoltes dès le début de la campagne de commercialisation de l'arachide, faute d'acheteurs. La cession des graines s'effectue dans les marchés hebdomadaires ou lieux de commerce habituels. Ce cultivateur informe que le jeudi 27 mars, au niveau du marché de Saré Alkali, le kilogramme d'arachide coque se vendait à 200 F CFA, ce qui témoigne du désespoir qui habite les producteurs, car à ce prix, le paysan ne s’en sort pas. À défaut d'accepter le prix cassé, les agriculteurs seront dans l'obligation de remballer leurs productions. Il s'y ajoute, selon M. Cissé, qu’aucun point collecte n’a été installé comme convenu. Le matériel agricole et les intrants, n’en parlons pas. Pour la Sonacos, il explique que la société "a déjà collecté une quantité de graines auprès des producteurs. N'étant pas dans les dispositions de les traiter, elle trouve l’occasion de les revendre à l’étranger à travers cette reprise des exportations. Il y a également des organisations comme le Collectif des producteurs et exportateurs de graine d'arachide (Copega) qui, après avoir amassé une certaine quantité, profitent de ce dégel pour exporter des graines". Ce paysan de la région de Sédhiou indique que les provisions de graines emplissent encore les grainiers à la qualité douteuse à cause des mauvaises semences achetées par les paysans face au manque de capital semencier. "À Kolda, les paysans bradent leurs récoltes, faute d’acheteurs. Ici, on vend le sac de 50 kg à 5 000 F CFA. C'est du jamais vu, car la vente doit se faire par au kilogramme et non par sac, surtout qu'à la pesée, 50 kg valent au moins 20 000 F CFA", a lancé un paysan qui doute de la pertinence de la mesure de reprise des exportations. En effet, tout comme d’autres paysans contactés, il souligne que les acheteurs chinois sont les premières cibles de nos autorités, mais il se trouve que les opérateurs chinois se sont déjà tournés vers d’autres marchés, après la suspension des exportations. |
Les vérités de la Sonacos Contactée par ‘’EnQuête’’, la Sonacos a apporté quelques précisions. Ainsi, elle affirme avoir bien acheté 155 000 t d’arachide, contrairement aux chiffres avancés par certains producteurs et membres d’organisations paysannes. Aussi, affirme-t-elle avoir la capacité de triturer 300 000 t d’arachide. Par conséquent, ayant acheté 155 000 t, elle devrait être capable de broyer son stock. À ceux qui l’accusent de vouloir revendre l’arachide acquise, elle informe être effectivement dans un processus de vente, mais qu’il s’agit du restant du stock de l’année dernière. Cette arachide étant acide, elle n’est pas de qualité pour être transformée. Et, précise-t-on, la Sonacos ne procédera qu’à une vente et elle n’a pas eu de contrat avec un acquéreur. L’huilier national affirme également que toutes ses usines marchent et que celle de Kaolack tourne depuis octobre dernier. |
Alioune Badara Diallo Kane