Quelles niches fiscales pour faire face à un service de la dette journalier de 5 milliards de francs ?
Le 24 mars dernier, les Sénégalais ont porté leur choix sur le ‘’Projet pour un Sénégal souverain, juste et prospère dans une Afrique en progrès’’, plus connu sous l’appellation de ‘’le Projet’’, porté par le président Bassirou Diomaye Diakhar Faye. Cependant, ce nouveau régime a pris le pouvoir dans un contexte économique particulier dans lequel le Sénégal croule sous le poids d’un service de la dette croissant. Les nouvelles autorités sont à la recherche de leviers pour faire face aux engagements financiers de leurs devanciers.
Entre un service de la dette incontrôlé et une masse salariale en constante augmentation, l’État du Sénégal est dans une obligation de renflouer ses caisses pour pouvoir mettre en œuvre le programme que la coalition DiomayePrésident, porté par le parti Pastef, a vendu au peuple sénégalais.
En effet, selon les spécialistes des finances publiques, le Sénégal est plus que jamais dans le besoin de trouver des stratégies pour remettre sur les rails sa situation économique. Dans ce cadre, votre journal a mené une enquête pour étudier les voies que les nouvelles autorités pourraient emprunter pour amasser le maximum de recettes afin de réaliser ‘’le Projet’’.
Le Sénégal croule sous le poids de la dette
Dans ce cadre, il faut d’abord signaler que le service de la dette publique est passé de 347 milliards de francs CFA en 2012, selon la loi de finances initiale, à 1 826 milliards de francs CFA dans la loi de finances initiale de 2024. ‘’En d’autres termes, le paiement du service de la dette publique (principal + intérêts sur la dette) est de 5 milliards de francs CFA par jour’’, explique Mady Cissé, expert économiste.
Dans la même perspective, la masse salariale constitue également un repère qui ne cesse de grimper depuis quelques années, surtout sous le magistère du président Macky Sall. ‘’Dans la loi de finances initiale de 2024, la masse salariale des fonctionnaires de l’Administration centrale se table à 1 442 milliards de francs CFA pour un nombre de fonctionnaires arrêté à 180 276’’, a révélé notre consultant. La masse salariale a connu une croissance exponentielle, entre 2022 et 2024.
Mady Cissé renseigne également que ‘’la masse salariale est passée de 952 milliards dans la loi de finances initiale de 2022 à 1037 milliards de francs CFA, soit une hausse de 85 milliards pour l’exerce budgétaire de 2022. En 2023, la masse salariale s’est stabilisée à 1273 milliards de francs CFA, soit une hausse de 236 milliards par rapport au budget de 2022. En 2024, la masse salariale se situe à 1 442 milliards de francs CFA, soit une hausse de 169 milliards par rapport du budget de 2023.
En somme, la masse salariale est passée de 952 milliards en 2022 à 1 442 milliards de francs CFA en 2024, soit une hausse de 490 milliards en lien avec la revalorisation salariale des agents de la Fonction publique, suite à des revendications syndicales et celles liées à la protection du pouvoir d’achat’’.
Cette forte hausse de la masse salariale pourrait avoir un impact baissier sur les investissements publics de l’État, financés sur ressources intérieures (recettes budgétaires) dans les secteurs sociaux, en raison des moins-values de recettes par rapport aux prévisions. ‘’Par exemple, illustre M. Cissé, en 2024, le ratio de la masse salariale sur les recettes fiscales est de 34,5 %, alors que le critère de convergence de second rang de l’UEMOA fixe ce ratio à 35 %. En effet, selon ce critère, la masse salariale ne doit pas dépasser le seuil de 35 %. Par conséquent, il est établi que le Sénégal est très proche du seuil. Si la masse salariale devient un poids important dans le budget et que l’État veut maintenir un niveau élevé d’investissement, il ne peut en résulter qu’un recours à l’endettement public pour financer les dépenses d’investissement’’.
L’heure des réformes pour renflouer les caisses sans s’endetter
Hormis cette voie pour remplir les caisses de l’État, certains spécialistes considèrent que le Sénégal est arrivé à un moment où il doit opérer des réformes sur la mobilisation des ressources financières internes. Un expert en fiscalité préconise le recours à des réformes importantes sur le système fiscal sénégalais. L'entretien qu’il nous a accordé nous a permis de comprendre les contours du système fiscal sénégalais et les brèches qu’il présente, permettant aux autorités d'exécuter leur programme sans trop recourir à l’endettement. Cela passe nécessairement par une réforme de la politique fiscale et une réforme de la gouvernance du secteur de la fiscalité.
Pour l’expert fiscal, ce sont les deux principaux leviers que l'État doit activer pour améliorer la mobilisation des recettes.
Concernant la réforme de la législation fiscale, il s’agira de réviser tout l’arsenal des textes législatifs en la matière pour voir comment améliorer la mobilisation des recettes.
Selon notre interlocuteur, ‘’c’est un chantier permanent’’. En effet, explique-t-il, ‘’en fonction des évolutions économiques, les États peuvent trouver un intérêt à taxer tel secteur ou telle autre activité. Au Sénégal, la dernière réforme fiscale date de 2012, déjà une décennie. Maintenant, est-ce que c'est suffisant pour s'arrêter, évaluer et proposer quelque chose si on sait que les réformes fiscales interviennent généralement entre 15 et 20 ans ?’’.
Faudrait-il le rappeler, le premier code général des impôts a été édité en 1976. Ensuite, il a fallu 15 ans après pour le réformer en 1992. Après le code de 1992, il a fallu attendre 2012, c’est-à-dire 20 ans après pour le réformer. Ce qui suscite la réflexion de notre expert qui s’interroge : ‘’Est-ce qu'aujourd'hui il y a une urgence à réformer le code de 2012 ?’’ Pour réponse, il reste relatif : ‘’Aucune loi n'est parfaite, mais elle présente beaucoup d'aspects positifs. Il y a des compléments certainement à faire. En 2012, le Sénégal a fait une réforme à droit constant en maintenant les régimes dérogatoires, jusqu'à leur expiration dans les délais de validité antérieurement fixés. Est-ce qu’il ne faut pas remettre en cause cela ? Est-ce qu’il ne faut pas remettre à plat tous les régimes particuliers et changer en même temps pour avoir une loi qui, de façon harmonieuse s'applique à tous les contribuables et en même temps ?’’, s’est demandé l’expert fiscal.
Il estime d’ailleurs que cela est un défi qui suppose d'interroger les contrats et les conventions existants entre l'État et les sociétés, notamment le secteur extractif. Ensuite, ajoute-t-il, ‘’il y a à améliorer la taxation de certains secteurs ou de certains produits. Il y a certains impôts pour lesquels on peut aller dans le sens d'une amélioration. À titre illustratif, il préconise une taxation des superprofits au Sénégal pour toute entreprise faisant un bénéfice excédant un certain seuil à un taux de 35 %, ensuite réfléchir sur la possibilité d’augmenter les taux sur l’impôt sur les distributions de dividendes. Parmi les points à corriger par exemple, figure ‘’le nombre de conventions fiscales, qu'il faut évaluer et ajuster’’.
Tirer avantage des opportunités qu’offrent les services numériques
Pour être plus clair, Omar Lo et Cheikhna Ibrahima Seck, deux spécialistes de la question, ont publié un article le 2 avril dernier. Dans cette parution, les spécialistes assurent que les mesures de renforcement du dispositif légal qu’ils proposent sont orientées vers des niches de recettes peu ou pas taxées et qui ne polarisent pas des secteurs vitaux pour l’économie. Concrètement, montrent-ils, des modifications majeures doivent être apportées à la fiscalité indirecte et plus spécifiquement au dispositif de la taxe sur la valeur ajoutée, qui représente 32,44 % des recettes fiscales projetées pour l’année 2024.
‘’La location de locaux meublés par des particuliers, qui connaît aujourd’hui une évolution importante, sous l’effet de l’apport des plateformes numériques de mise en relation, pourrait être taxée davantage. (…) Comme dernier point de réforme du cadre légal de la TVA, il est utile de veiller à une mise en application effective de l’arrêté n°34269 du 8 novembre 2023, relatif au dispositif de la TVA sur les prestations de services numériques réalisées par les assujettis étrangers. Dans un contexte de forte digitalisation de l’économie, le Sénégal doit réussir le défi de tirer avantage des opportunités qu’offrent les services numériques, à travers une fiscalité indirecte adaptée.
Ensuite, en termes de gouvernance de l'organisation de l'administration fiscale notre expert se demande si elle est la meilleure organisation fiscale possible ? Si les procédures fiscales sont les meilleures ? Si on peut avancer vers la digitalisation des procédures de recouvrement, de l'organisation territoriale de l'administration fiscale ?
Autant de questions qui interpellent la gouvernance, le statut des inspecteurs de l'impôt, la réforme des carrières, leur plan de carrière. Est-ce qu'il faut dépolitiser les administrations parce que tout ça peut avoir un impact sur la mobilisation des recettes. Ce sont ces réformes de la gouvernance qui permettront d'impacter davantage la mobilisation des ressources’’.
Au titre des réformes de la gouvernance fiscale, Omar Lo et Cheikhna Ibrahima Seck pensent également qu’il s’agit, en outre, de rétablir une certaine équité fiscale, en soumettant à l’imposition toutes les personnes physiques ou morales intervenant dans les prestations de services numériques et le commerce électronique’’ en ajoutant que pour la réussite d’un tel chantier, ‘’une collaboration active avec les assujettis ciblés (plateformes en ligne) et les partenaires institutionnels (ministère des Télécommunications notamment à travers l’ADIE et l’ARTP, fournisseurs d’Internet, etc.) doit être menée ainsi qu’une mise à niveau des moyens logistiques et humains’’.
La réforme de la gouvernance fiscale avant tout
Au vu de cette situation, le Sénégal a intérêt à planifier ces différentes réformes qui ont toutes l’air d’urgence. Du coup, notre consultant en fiscalité estime qu’il est possible de faire une priorisation dans la mise en œuvre de ces réformes. Dans l’urgence, il soutient : ‘’Je pense que si l’on devait séquencer entre réforme de la politique fiscale et réforme de la gouvernance, j'aurais opté pour une réforme de la gouvernance. Elle doit être une réforme immédiate, qu'on peut mettre en œuvre.’’
Sur ce point, Mady Cissé a rappelé que depuis 2021, l’État a mis en œuvre une stratégie pour la mobilisation des recettes à moyen terme (SRMT) pour un objectif de pression fiscale de 20 % du PIB en 2020.
Selon lui, ‘’cette stratégie contribuera à l’amélioration de la mobilisation des ressources internes et aura pour effet une réduction du recours à l'endettement (réduire les besoins de financements extérieurs)’’. Pour ce faire, indique-t-il, ‘’il faudra améliorer l’efficience de l’investissement (qualité et opportunité de la dépense publique) et stimuler un développement endogène, orienté vers un appareil productif propice et plus compétitif avec l'implication d'un secteur privé national fort, pour une mobilisation substantielle de recettes publiques’’.
IDRISSA AMINATA NIANG (Mbour)