Publié le 23 Sep 2024 - 10:06
SOULEYMANE TÉLIKO

Le juge dissident

 

Souleymane Téliko, magistrat et figure emblématique de l’indépendance judiciaire au Sénégal, vient d’être nommé directeur général du Centre de formation judiciaire (CFJ) par le Conseil des ministres du 18 septembre 2024. Cette nomination intervient dans un contexte où le nouveau gouvernement cherche à incarner la rupture avec des pratiques jugées obsolètes, en particulier dans le domaine de la justice. Téliko succède à Mademba Guèye, appelé à d'autres fonctions.

 

Amadou Camara Gueye

La carrière de Souleymane Téliko est marquée par son franc-parler, une rareté dans un corps judiciaire traditionnellement discret et avare de commentaires publics. Cet engagement pour une justice équitable et indépendante l’a souvent placé en opposition avec les autorités politiques.

En 2020, alors qu’il présidait l’Union des magistrats sénégalais (UMS), il avait dénoncé publiquement les irrégularités du procès de Khalifa Sall, l’ancien maire de Dakar. Cette prise de position lui a valu d’être convoqué par l’Inspection générale de l’administration de la justice (Igaj), une confrontation tendue qui a marqué un tournant dans sa carrière.

Le vendredi 25 septembre 2020, le magistrat avait été auditionné pendant plus de trois heures par l'Igaj, accompagné de deux avocats, Me Ciré Clédor Ly et Me Demba Ciré Bathily. L’audition portait principalement sur ses déclarations à la radio où il avait affirmé que les droits de Khalifa Sall avaient été violés lors de son procès. Les inspecteurs l'accusaient d'avoir jeté le discrédit sur la justice sénégalaise, mais Téliko, fidèle à sa ligne de défense, avait nié toute intention de nuire à l'institution qu’il servait. Cet épisode témoigne de sa résistance face aux tentatives d’intimidation politique.

Selon Me Ciré Clédor Ly, ‘’convoquer le président de l’UMS, c’est s’attaquer à tous les magistrats’’.

Un défenseur farouche de sa réputation

Le courage de ce haut fonctionnaire ne se limite pas à la sphère judiciaire. Sur le plan personnel, il n’hésite pas à défendre son honneur contre ceux qui l’attaquent publiquement. En 2021, il a intenté un procès pour diffamation contre Madiambal Diagne, patron d’Avenir Communication. Madiambal avait accusé le magistrat de ‘’manipuler des fonds alloués à la justice’’.

En première instance, Diagne avait été reconnu coupable et condamné à trois mois de prison avec sursis, une amende de 500 000 F CFA et à verser cinq millions de francs CFA de dommages et intérêts à Téliko. Le procès en appel, qui s’éternise, n'a fait que renforcer l'image d’un homme prêt à défendre ses convictions jusqu’au bout.

Une voix contre le système de parrainage et la gestion des résultats électoraux

Parmi les nombreux combats qu'il a menés, le magistrat s'est notamment prononcé contre le parrainage, une mesure jugée controversée, introduite pour encadrer les candidatures à l’élection présidentielle de 2019. Son opposition à cette pratique, qu'il considère comme une menace à l'accès équitable à la course présidentielle, lui a valu une réputation de défenseur acharné de la démocratie et de la transparence électorale.

Plus encore, il a dénoncé avec virulence la déclaration anticipée des résultats de la Présidentielle par Mahamed Boun Abdallah Dionne, qualifiant cet acte de dangereux et illégal, car contraire aux principes de neutralité qui devraient encadrer de tels processus.

Une indépendance farouche face aux tentatives d'intimidation

Son combat pour l'indépendance de la magistrature s'est poursuivi au fil des années, au grand dam de ses détracteurs. Ses accusations répétées contre l’État, qu’il accuse de mettre les juges dans une logique de gestion de carrière plutôt que de leur permettre de remplir leur devoir avec impartialité, ont fait de lui une cible privilégiée du pouvoir sortant.

 Sous Macky Sall, bien que le gouvernement ait cherché à le discréditer ou à l'affaiblir, en témoigne la saisine de l’Inspection générale de l’administration de la justice (Igaj) par Malick Sall, ministre de la Justice, toutes ces manœuvres se sont soldées par un échec. Téliko est ressorti intact de ces tentatives, renforçant ainsi sa stature de juge intègre et incorruptible.

Un symbole de rupture ou de continuité ?

Sa nomination à la tête du CFJ intervient à un moment politique où le gouvernement sénégalais cherche à marquer une rupture avec des pratiques controversées du passé. En désignant un homme connu pour son intégrité et son indépendance, les autorités semblent envoyer un message fort quant à leur volonté de réformer le système judiciaire.

Cependant, Téliko reste un symbole ambivalent. Pour certains, il représente un vent de fraîcheur dans un système opaque, tandis que d'autres voient en lui un dissident qui risque de troubler l’ordre établi. Le défi pour lui sera de concilier son héritage de franc-tireur avec les responsabilités d’un poste qui exige une certaine conformité à la ligne gouvernementale.

Le juge s’est prononcé sur le parrainage ainsi que sur le caractère illégal et dangereux de la déclaration anticipée des résultats de la Présidentielle de 2019 par Mahamed Boun Abdallah Dionne. Il accuse régulièrement la tutelle de mettre les juges dans une logique de gestion de leur carrière au détriment de l’indépendance de la magistrature. Le régime de Macky lui en voulait, mais était apparemment impuissant. La saisine de l'Igaj n’a pas permis à Malick Sall d’éliminer Téliko.

Aujourd’hui, d’aucuns considèrent le juge comme le chantre de l’indépendance du pouvoir Judiciaire. ‘’Le juge Souleymane Téliko a porté mieux que tous ses prédécesseurs le combat pour une justice indépendante, garante de l'État de droit, de la démocratie et des droits humains’’, dixit Seydi Gassama d’Amnesty International.

L'auteur engagé : une plume pour la justice

Outre son engagement sur le terrain judiciaire, il s'est également imposé comme une voix académique à travers ses ouvrages, dans lesquels il tente d'allier réflexion théorique et pratique judiciaire. Son premier livre, ‘’Les Chambres africaines extraordinaires et la répression des crimes internationaux en Afrique’’ jette un regard détaillé sur l'importance des Chambres africaines extraordinaires (CAE) créées pour juger Hissène Habré, ancien dictateur tchadien. Téliko y explore les défis de la justice pénale internationale, tout en mettant en lumière les spécificités africaines dans la répression des crimes les plus graves.

Cependant, c'est son deuxième ouvrage, ‘’Méditations sur l’acte de juger. L’ultime audience !’’ qui a véritablement attiré l'attention du grand public. Téliko y mêle réflexion judiciaire et considérations spirituelles, offrant une approche introspective et presque mystique de l'acte de juger. Le livre, qui a fait polémique, propose une lecture métaphysique du jugement, comme un acte ultime de responsabilité morale et éthique pour le juge.

Dans un contexte où la justice est souvent perçue comme une machine froide et bureaucratique, cet ouvrage révèle une dimension spirituelle rarement mise en avant par les professionnels du droit.

Son dernier ouvrage, ‘’L’audience criminelle devant la Cour pénale spéciale’’ publié récemment et salué par le journal ‘’Le Témoin’’, poursuit son exploration des arcanes de la justice pénale, en se concentrant cette fois sur les rouages de la Cour pénale spéciale (CPS). Cet ouvrage technique, destiné aux juristes et aux magistrats, se veut un guide pratique, mais aussi une réflexion critique sur le fonctionnement de cette cour, créée pour juger les crimes graves commis en République centrafricaine. Téliko, en tant qu'universitaire et praticien, y propose des analyses fines sur les procédures judiciaires complexes tout en restant accessible aux étudiants et aux jeunes magistrats.

Guidé par la foi

Considéré comme très pieux, il est décrit par ses proches comme un fervent musulman, conservateur et pratiquant rigoureux. Selon le docteur Ablahad Sané, chef du Département islamique de l’université Cheikh Ahmadou Bamba de Touba, Téliko ne s’aventure jamais dans des terrains qui pourraient compromettre ses valeurs religieuses. Sa foi joue un rôle central dans sa vie et il est vu comme une figure exemplaire pour de nombreux croyants.

Cet attachement à la religion façonne également sa vision de la justice et son approche de la magistrature. Pour lui, l’intégrité morale est une vertu primordiale, tant dans la sphère publique que privée. En tant que directeur général du Centre de formation judiciaire (CFJ), ses décisions et actions seront souvent guidées par une éthique rigoureuse, inspirée de ses convictions religieuses. Cette droiture morale, combinée à son engagement professionnel, fait de lui une figure à part dans le paysage judiciaire sénégalais, respectée autant pour son expertise que pour ses positions spirituelles.

Titulaire d’un Doctorat en droit privé, Souleymane Téliko est aujourd’hui chargé de cours à l’université Amadou Hampâté Ba de Dakar, où il enseigne le droit international pénal. Né le 26 février 1967, il a passé les 13 premières années de sa vie à Mermoz, un quartier de Dakar où il a vu le jour. D’après un membre de sa famille, il a mené une jeunesse discrète et sans histoire. Après avoir achevé le cycle élémentaire, il déménage avec sa famille à Guédiawaye, dans la banlieue de Dakar. Il poursuit alors ses études au CEM Jacques Foster, puis au lycée Lamine Guèye. Comme la plupart des jeunes de sa génération, il s’adonne au football et participe même aux ‘’navétanes’’, un championnat populaire, en tant que membre de l’équipe Guedj-Gui de Pyrotechnie.

Cependant, ces loisirs sportifs n’ont jamais perturbé son parcours académique. Élève brillant, il décroche son baccalauréat en 1986, avant d’obtenir un Diplôme d'études approfondies (DEA) en 1992 à la faculté de Droit de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. La même année, il réussit avec brio le concours d’entrée à l’École nationale d’Administration et de magistrature (Enam), intégrant la promotion 1993-1995, marquant ainsi le début de sa carrière de magistrat.

Dans un environnement politique où les alliances fluctuent et où la loyauté est souvent sujette à caution, Souleymane Téliko demeure fidèle à ses principes. Ses combats pour l'indépendance de la magistrature et contre toute forme d'ingérence politique dans la justice en font un acteur respecté, mais aussi redouté. À travers ses multiples casquettes de magistrat, d'enseignant, d'écrivain et de penseur, il incarne une figure hybride où la rigueur de la loi rencontre la profondeur de la réflexion philosophique.

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