Les dessous d'une affaire d'Etat
Sept barons du régime Wade ont été convoqués par la Cour de répression de l'enrichissement illicite. Parmi eux, Karim Wade, le fils de l'ancien président. Jusqu'où ira la traque des biens mal acquis ?
Depuis le 8 novembre, jour choisi par le procureur spécial de la Cour de répression de l'enrichissement illicite (CREI) pour annoncer la convocation devant la gendarmerie de sept barons du régime Wade, l'état d'urgence est déclaré au Sénégal. Urgence judiciaire. Car la CREI, créée en 1981 par Abdou Diouf mais jamais vraiment opérationnelle et réactivée par Macky Sall il y a sept mois, est à la justice ce qu'un couvre-feu est aux forces de sécurité : une juridiction d'exception, à utiliser avec des pincettes tant elle jure avec les principes qui guident généralement la justice sénégalaise.
JeuneAfrique
Avec cette cour qui ne prévoit pas de double degré de juridiction (première entorse), c'est à l'accusé de prouver qu'il est innocent et que sa fortune, son patrimoine et son train de vie n'ont rien d'illicite (deuxième entorse). Il s'agit d'un moindre mal, estime un constitutionnaliste selon qui, « sans cette cour, il serait très difficile de prouver qui a détourné telle ou telle somme ».
Premières cibles
Longtemps, même lorsque le président a signé en mai les décrets portant nomination de ses membres, les observateurs ont cru que cette cour ne serait qu'un effet d'annonce. « Une coquille vide », raillait en août dernier un cadre de la nouvelle opposition. C'est pour faire taire ce genre de critiques que le procureur spécial, Alioune Ndao, est sorti de son mutisme début novembre. « Il fallait rétablir la vérité et prouver que l'on n'est pas inactifs », indique-t-il, persuadé que la traque des biens mal acquis « est une priorité pour les Sénégalais ». Et c'est pour anticiper de nouvelles critiques qu'il a décidé - démarche controversée - de donner les noms de ses premières cibles. Pas du petit gibier. « Il ne pouvait pas aller plus haut, sauf à convoquer Abdoulaye Wade », reconnaît un juriste.
Dans la liste, il y a Oumar Sarr, celui que Wade a bombardé coordonnateur du Parti démocratique sénégalais (PDS) après sa défaite à l'élection présidentielle. Le maire de Dagana et ancien ministre de l'Urbanisme et de l'Habitat (un portefeuille central sous l'ère Wade) est l'un des rares libéraux à pouvoir se vanter d'avoir conservé la confiance de son mentor. Il y a aussi Samuel Sarr, un ami de trente ans de Wade, un de ses sponsors quand ils étaient dans l'opposition. L'ancien ministre de l'Énergie appartient à l'entourage proche du « Vieux ». Il y a Madické Niang, ancien ministre des Mines, de la Justice et des Affaires étrangères. Et, accessoirement, celui qui a hébergé Abdoulaye Wade et sa femme, Viviane, quand ils ont dû quitter le palais présidentiel début avril.
Il y a aussi Abdoulaye Baldé, le maire de Ziguinchor, longtemps considéré comme le protégé de Wade. Ce n'est pas un hasard si l'ex-président lui a confié des missions importantes pendant des années : le secrétariat général de la présidence, le ministère des Mines, celui des Forces armées, et la direction exécutive de l'Agence nationale pour l'Organisation de la conférence islamique, la fameuse Anoci, qui a dépensé sans compter jusqu'en 2008. Dans le lot, on compte également les anciens directeurs du cadastre et de l'urbanisme. Mais celui sur qui tous les regards sont braqués est bien Karim Wade. Le fils chéri de l'ancien président, mais aussi l'homme qui a, des années durant, concentré toutes les critiques. L'ex-patron de l'Anoci. L'ancien « ministre du ciel et de la terre » (entre 2009 et 2012, il a géré les portefeuilles de la Coopération internationale, de l'Aménagement du territoire, des Transports aériens et des Infrastructures).
Selon une source bien informée, cette liste ne doit rien au hasard. « Toutes ces personnes ont eu à gérer des dossiers qui ont mobilisé des milliards ces dernières années, des dossiers sur lesquels pèsent de lourds soupçons de malversations. » Contrats miniers et pétroliers, projets d'urbanisation, achats d'immobilier, gestion du foncier...
Comme un symbole, Karim Wade est le premier à être passé sous le feu des questions du procureur et des enquêteurs. C'était le 15 novembre. Convoqué dans la matinée à la gendarmerie, il en est sorti dix heures plus tard sous les vivats d'une petite foule de partisans qui avaient attendu toute la journée devant la caserne. Wade, qui a été à nouveau convoqué le 22 novembre, doit désormais prouver son honnêteté. Si ses réponses ne sont pas jugées convaincantes, le procureur demandera au juge d'instruction de la CREI l'ouverture d'une information judiciaire. Et il pourra ordonner son incarcération.
En juillet, le fils Wade avait déjà répondu à deux convocations. Les limiers l'avaient interrogé sur plusieurs biens qu'on lui prête : trois maisons à Dakar, des terrains et pléthore de voitures. Ses réguliers déplacements en jet privé du temps où il était ministre avaient également été au coeur de son interrogatoire, de même que ses comptes en banque, qui renfermeraient plus de 700 millions de F CFA (environ 1 million d'euros), selon des indiscrétions policières. Le convoquer, c'était déclarer la guerre à Wade. Le procureur le savait. A-t-il voulu faire un coup médiatique ? « Nous avons estimé que ce groupe constituait le noyau dur du système mis en place par l'ancien régime », se défend-il. Sa tutelle, la garde des Sceaux, Aminata Touré, avait été mise au courant de leur convocation. Elle ne l'en a pas dissuadé.
Guerre de la salive
Depuis, on assiste à une guerre de la salive. Le PDS ressort le discours guerrier qui constituait son ADN dans les années 1980, quand il fallait se battre, au sens propre du terme, contre l'État-PS. Ses cadres disent se préparer à la « bataille », menacent d'appeler à manifester dans tout le pays, dénoncent une tentative « d'anéantissement », « une justice des vainqueurs ». Abdoulaye Wade annonce même qu'il va quitter sa retraite parisienne et revenir au pays pour mener le combat, avant qu'une médiation d'Alassane Ouattara, le président ivoirien, ne l'en dissuade. Tous les leviers du pouvoir au Sénégal sont activés. On en appelle aux marabouts. On alerte les chancelleries étrangères.
La stratégie de défense des libéraux prend souvent la forme d'aveux implicites. « Si Macky continue de nous harceler, nous allons tout déballer », dit l'un d'eux. Sous-entendu : on traîne peut-être des casseroles, mais Sall, qui a été l'un des principaux collaborateurs de Wade pendant huit ans, aussi. Qu'attendent-ils pour les révéler ? « Le moment opportun. Nous n'allons pas utiliser toutes nos armes dès le début », indique Oumar Sarr. Cela ne convainc guère. D'autres arguments sont plus audibles. Comme ce patrimoine jugé exorbitant (évalué entre 2 milliards et 4 milliards de F CFA) que Macky Sall a déclaré après son investiture : plusieurs villas et des terrains au Sénégal, un appartement de 300 m² aux États-Unis, 35 véhicules... « Étonnant pour un homme qui, avant 2000, avait du mal à payer un loyer de 90 000 F CFA, note Sarr. La CREI devrait le convoquer lui aussi. »
Et le procureur, qu'a-t-il contre ses sept premières cibles ? Rien n'a filtré sur les pièces dont il dispose. À vrai dire, la procédure n'en est qu'à ses balbutiements, le dossier n'est pas épais. Une source interne reconnaît que la Cour ne dispose pour l'heure d'aucune preuve tangible. Pour convoquer une personne, il suffit au procureur d'avoir des doutes sur son train de vie, à partir d'un rapport, d'un PV d'audition, d'une plainte ou même d'une dénonciation. Ndao dispose en outre d'une trentaine de dossiers que lui a transmis le parquet du tribunal de Dakar durant l'été. Tous ne passeront pas sous les fourches caudines de la CREI, mais ces sept-là ne sont que les premiers d'une longue liste, assure le procureur. Seul Abdoulaye Wade est à l'abri. « Il ne sera pas inquiété. Dans nos traditions, ce n'est pas concevable. » Il y a quelques mois, Mme Touré tenait le même discours.
Se dirige-t-on vers une version sénégalaise de l'opération camerounaise Épervier ? Une vague de VIP va-t-elle déferler sur la prison de Rebeuss ? « En aucun cas », assure un conseiller de la garde des Sceaux. D'ailleurs, selon ce dernier, « si les gens remboursent ce qu'ils ont volé, ils ne seront plus inquiétés et personne n'en saura rien ». Autrement dit, cette CREI qui ne s'intéresse pas aux voleurs d'oeufs (« on ne traquera pas ceux qui ont volé des millions, on ne s'intéresse qu'à ceux qui ont volé des milliards », indique Ndao) sera également indulgente avec les voleurs de boeufs qui auront fait amende honorable. Une justice d'exception, à tous points de vue...