Publié le 28 Apr 2018 - 10:13
EN PRIVE AVEC HABIB FAYE ET ABLAYE CISSOKHO (MUSICIENS)

‘’On ne veut pas faire ce qui marche…’’

Décédé mercredi dernier à Paris des suites d’une maladie, l’ex-bassiste du Super Etoile, Habib Faye, sera inhumé ce samedi au cimetière musulman de Yoff. Pour lui rendre hommage, ‘’EnQuête’’ vous propose à nouveau l’entretien qu’il nous avait accordé le 27 février dernier, à deux jours de son concert du 1er mars 2018 à l’Institut français de Dakar. Il était en compagnie de son ami et partenaire musical Ablaye Cissokho.

 

Vous serez sur la scène de l’Institut français de Dakar ce 1er mars (ce soir), que réservez-vous à votre public ?

Ablaye Cissokho : C’est un nouveau projet que nous allons leur présenter. C’est une façon pour nous d’annoncer ce qui va suivre. Donc, on va présenter notre EP (Ndlr : entente production format musical qui fait plus qu’un single et moins qu’un album). On va donc présenter une partie de ce que sera notre prochain album. Je vous assure que vous aurez beaucoup de surprises ce 1er mars (aujourd’hui).

Qu’est-ce qu’il y a, en termes de sonorités, dans cet album ?

Ablaye Cissokho : L’idée est de mettre en avant les instruments traditionnels qui constituent notre patrimoine. Nous voulons également faire un clin d’œil aux plus jeunes afin de leur dire que ces instruments traditionnels sont les vôtres et donc, il faut les préserver. On est ouvert pour leur apprendre à jouer ces outils de musique. Comment maintenant les mettre en avant, Habib le comprend mieux que moi.

Habib Faye : Comme Ablaye l’a si bien dit, c’est notre manière à nous de mettre en avant nos instruments traditionnels. On veut les hisser et les amener au plus haut niveau. On essaie de les mettre avec d’autres appareillages comme la batterie, la basse, etc. pour ressortir des potentiels insoupçonnés. Mon challenge aujourd’hui est de faire une musique avec très peu d’instruments modernes et plus d’instruments traditionnels. Je pense qu’on l’a bien réussi dans ce projet-là. Et c’est ce travail que nous devons présenter au CCF. Nous sommes depuis quelque temps en tournée sénégambienne et on termine d’ailleurs ce 1er mars à Dakar avec le soutien du Réseau Alliance française et  l’Institut français. On va ensuite faire une tournée régionale puis une européenne l’été prochain.

En répétition, vous ne jouez qu’avez la kora et le balafon. Dans le premier projet que vous avez présenté en duo, il y avait ‘’Ibou Lekket’’ et ses calebasses. Pourquoi la calebasse n’est pas dans cet EP ?

Habib Faye : Nous sommes dans une formule modulable. Ablaye et moi pouvons nous retrouver demain seuls sur scène à jouer. Ce sera donc entre basse et kora. Après-demain (Aujourd’hui), Ablaye peut être seul sur scène avec Ibou Lekette ou nous deux avec ce dernier. Les formules sont variables. Nous essayons à chaque fois d’y introduire le plus d’instruments traditionnels possibles. C’est donc le même type de projet que le premier.

Les compositions se passent comment ?

Ablaye Cissokho : Il y a des chansons que j’ai écrites, d’autres qu’Habib a écrites et d’autres encore que nous avons coécrites. Habib a pratiquement arrangé tous les morceaux. C’est un grand rêve réalisé pour moi. J’avais des titres que je rêvais de jouer autrement mais je ne savais pas comment m’y prendre. Sous la direction d’Habib, je suis moins fatigué et je comprends plus vite les choses. Travailler avec Habib Faye est très agréable. Il compose et je compose également et nous échangeons après.

Habib Faye : Ce qui est intéressant dans ce projet, c’est qu’il est porté non seulement par deux instrumentalistes mais également par deux voix. Je pense que le public aura le temps de découvrir cela, d’écouter et d’apprécier. Ce sera une vraie surprise.

Vous avez chacun une carrière solo. Comment vous faites pour trouver le temps nécessaire pour travailler sur vos projets ?

Habib Faye : La carrière solo d’un artiste commence par sa liberté. On est assez libre pour créer nous-mêmes ou travailler sur nos projets quand on veut ou de jouer quand on veut. Dès qu’on parle de carrière solo, cela signifie qu’il y a une gestion derrière. Alors, il peut arriver des choses inattendues mais on les gère. Ablaye peut se retrouver à jouer seul demain en Australie. Il n’empêche que le projet que nous avons ensemble va continuer et nous comptons d’ailleurs le pérenniser. A chaque fois que les gens auront besoin de nous, nous serons là pour leur faire plaisir.

Ablaye Cissokho : C’est une grande chance d’avoir une carrière ou des sorties en solo. Ce projet que nous avons Habib et moi est un parmi tant d’autres. Tous ces chantiers nous enrichissent. Tout ce que nous partageons est bénéfique pour nous. Cela nous ouvre de nouvelles perspectives. Comme Habib l’a dit, une carrière requiert une certaine gestion. On a plein de projets, tous différents, mais qui restent nos enfants.  Chacun d’entre eux a son charme, son tempérament, etc.

Quel est le lien que vous avez trouvé entre la basse et la kora au-delà des cordes ?

Ablaye Cissokho : Pour moi, derrière les instruments, il y a des hommes. On peut rencontrer quelqu’un qui joue différents instruments sans que le feeling ne soit là. On ne sent pas les choses. Ce qu’Habib et moi sommes en train de faire sont des moments de pur plaisir pour l’un comme pour l’autre. Entre lui et moi, le feeling est naturel. On s’exprime et il y a nos instruments. C’est nous qui les commandons. Avec Habib, il faut s’attendre à tout. Ses idées surgissent n’importe quand et n’importe comment. Il lui arrive de proposer des choses, juste avant qu’on ne soit sur scène. Ainsi, il y a tout le temps des surprises. C’est l’envie de donner, de partager, de faire plaisir qui explique cela.

Habib Faye : Pour moi, une basse est à la base de toutes sortes de musique. Une basse mélangée à une kora, ça marche. Une basse mélangée avec juste une voix est plus qu’agréable. Dans tous les instruments, on entend une basse derrière, cela ne gâche rien. C’est comme si on tapait des mains ou des pieds. C’est un instrument qui est naturel et qui donne des pulsions à la musique et qui est le soubassement de cette musique. C’est un instrument qui rentre facilement dans tout l’univers musical. Quand on met une basse et une kora on se retrouve dans un autre univers. Nos grands-pères ne faisaient pas cette jonction entre les deux. Et c’est un duo qui donne à la Kora une envergure extraordinaire. On est dans cette expérimentation en essayant d’y trouver notre bonheur. C’est le cas actuellement et ma collaboration avec Ablaye est naturelle. Quand on joue ensemble, cela nous mène vers d’autres cieux et je pense que ce sera le cas pour ceux qui vont nous écouter. Tout ce qui vient du cœur va au cœur.

Quand on parle de la Kora on pense souvent à la musique mandingue et quand on parle de la guitare basse on pense souvent au jazz. Aujourd’hui, sur lequel de ces genres vous jouez le plus ?

Habib Faye : N’oublions pas que derrière les instruments, il y a les hommes. Ce sont des gens  qui ont reçu une certaine éducation, influencés par une certaine culture avant de se retrouver derrière un instrument. Je peux être griot mandingue qui habite au Mali ou au Sénégal et que je me retrouve à jouer de la basse. L’instrument n’est pas le problème. Ce n’est pas parce que les Américains ont créé la basse qu’il y a une seule façon de la jouer. Depuis que je joue de la basse, j’essaie de me l’approprier, de jouer comme un Africain, comme Habib Faye.

On sait jouer comme Marcus Miller par exemple, parce que c’est l’école et on doit passer par là. Quand on apprend à jouer un instrument, il faut commencer par la base. Je n’ai pas appris le jazz pour faire du jazz. J’ai appris le jazz pour connaître la musique, savoir comment manipuler, comment arranger la musique. Moi j’ai changé le rôle de l’instrument suivant ma culture. Ablaye est mandingue et moi aussi je suis mandingue. Je me nomme Faye mais je suis un Socé. Mon père est de Ziguinchor. Ma mère est haalpular et sarakholé. J’ai eu cette influence de la kora depuis le bas âge ainsi que le ‘’sawrouba’’. Quand il y avait des cérémonies à la maison, il n’y avait pas de tam-tams mais des ‘’sawrouba’’ ou la kora. Beaucoup ne savent pas que j’ai été bercé par la culture mandingue. Pour moi, un instrument, il faut se l’approprier.

Ablaye Cissokho : Je confirme ce qu’Habib dit. C’est notre environnement qui décide. Il est important qu’on apprenne d’autres choses pour enrichir ce qu’on a appris chez nous. C’est comme les langues. Quand on veut voyager, il faut comprendre l’anglais sinon communiquer sera difficile. Il arrive qu’on veuille dire une chose et qu’on ne retrouve pas son équivalent dans la langue de Molière ou de Shakespeare. C’est là où se trouve notre richesse. La tradition est importante. Dans la musique, c’est ce qui nous permet de nous approprier des outils modernes. J’ai du mal à faire la différence entre la musique classique et celle traditionnelle. Pour moi, le classique est traditionnel. Juste pour vous dire que ce sont juste des codes, des langues, des moyens de communiquer. On essaie de s’ouvrir et de s’enrichir. Quand on arrive à faire du jazz, du hip-hop, etc, on est fort.

Comment définiriez-vous la musique que vous faites ?

Habib Faye : Pour moi, c’est une musique africaine réfléchie. On essaie de mettre en place des idées. On ne veut pas juste prendre des instruments et jouer. C’est plus réfléchir sur les arrangements. On peut tout de même dire que c’est de la world musique comme disent les Européens. On ne peut la qualifier. Ce sont des propositions que nous faisons. Nous espérons que les gens vont bien apprécier cela. On ne veut pas faire ce qui marche mais faire marcher ce qu’on aime. C’est cela notre challenge.

Ablaye Cissokho : La world musique est plus difficile à exécuter. Il y a tous les genres dedans. N’ayons pas peur de ce qu’on a. On s’identifie à ça. Ce qu’on a, c’est notre culture, notre patrimoine et cet héritage qui nous a été laissé. Il faut qu’on donne l’envie aux plus jeunes de jouer ces instruments. On aurait pu faire comme tout le monde mais on a refusé de le faire. On fait ce qu’on aime aujourd’hui. C’est le plus important. Maintenant, tout n’est pas exclu.

C’est une proposition que vous faites à travers cette nouvelle musique, pensez-vous qu’elle peut être adoptée comme Féla Kuti a pu le faire avec l’afrobeat ?

Habib Faye : Why not ? (ndlr pourquoi pas) On ne peut pas dire que cela va marcher. Il n’existe pas une manière de faire une musique qui marche. On a des sensations, des émotions, qu’on essaie de fusionner et qu’on essaie de partager avec les autres. C’est maintenant aux gens d’adopter cela ou de ne pas le faire.

Ablaye Cissokho : Je suis du même avis. Ceci dit, même dans la manière d’écrire, on ne réfléchit pas. On ne se dit pas qu’il faut faire cela pour plaire. On fait les choses naturellement. C’est une grande chance. On a une grande liberté dans notre création et on se rend compte à la fin que les choses se mettent toutes seules en place. C’est un bonheur.

Vous animez ‘’Autour de minuit’’ à chaque festival de jazz depuis 3 ans. Aspirez-vous à prester un jour sur la scène IN ?

Habib Faye : On n’a pas de prétentions allant dans ce sens. On ne fait pas la différence entre le In et ce que nous faisons. D’ailleurs, il y a beaucoup de gens qui préfèrent notre scène à celles du festival. On n’est pas le Off du festival. Cela n’a rien à voir. On ne fait pas partie du festival. On organise nos plateaux pendant le festival. C’est tout. On trouve notre bonheur en jouant sur notre scène. Si peut-être un jour ça enchante les gens de nous voir sur la scène du In, pourquoi pas ? Cela n’entrave en rien ce que nous faisons.

Ablaye Cissokho : Je pense que cette scène est très importante. L’importance de cette scène réside dans le fait qu’à travers elle, on veut donner la chance aux plus jeunes de prester. Pour ma part, le festival m’a fait, m’a ouvert des portes etc. On soutiendra donc ce festival. On a des idées, des initiatives personnelles autour du festival parce que pour moi, tout cela, c’est la ville de Saint-Louis qui gagne. On doit voir comment arriver à fédérer toutes ces initiatives pour donner du punch à ce festival de Jazz. On devient les ‘’njatigi’’ (ndlr hôtes). On accueille les gens. Beaucoup de gens viennent au festival de jazz, jouent et repartent. Qu’amènent-ils en venant et que ramènent-ils en partant ? On doit se poser cette question. On doit faire le lien entre la musique, les instruments traditionnels et l’artisanat. Il faut que ceux qui viennent de l’étranger puissent échanger avec les artistes locaux avant de partir.

BIGUE BOB

 

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