Publié le 3 Jul 2025 - 21:14

Le déclin de l’Empire

 

Il faut l’annoncer sans détour : nous vivons les premières secousses de la fin des États-Unis d’Amérique, non pas comme puissance, mais comme État au sens fort, au sens de l’unité historique, symbolique, géopolitique et onto-politique qu’il représentait depuis plus de deux siècles. Ce texte, convoquant la théorie de la convergence anticipatoire, propose de lire la dernière guerre USA-Israël contre l’Iran comme le symptôme majeur d’une désintégration structurelle : l’Amérique a perdu l’Essence qui faisait d’elle une Nation. Donald Trump n’en est pas la cause, mais le catalyseur révélateur. Ce qui se déploie désormais, c’est l’agonie d’un imaginaire qui ne croit plus en lui-même, et donc l’effondrement progressif d’un État sans vérité fondatrice.

L’imaginaire politique, tel que formulé par Cornelius Castoriadis, n’est pas une simple addition de symboles. Il constitue l’armature invisible qui rend possible l’acte de croire, d’obéir, de consentir et de mourir pour une abstraction appelée « patrie ». L’Amérique, depuis ses origines, a cultivé un imaginaire exceptionnel, articulé autour de l’idée de destinée manifeste (Manifest Destiny), de démocratie libérale et de libération des peuples. Ce récit fondateur a permis aux États-Unis de justifier l’expansion vers l’Ouest, les guerres mondiales, la Guerre froide et même les interventions récentes au Moyen-Orient.

Mais ce récit s’est retourné contre lui-même : la liberté a produit l’aliénation consumériste ; la démocratie est devenue otage de l’oligarchie financière ; la nation des immigrants est devenue xénophobe. L’imaginaire est devenu grotesque, parodique, incapable de produire de la foi. Comme le souligne Charles Taylor dans Les sources du moi, une société qui ne sait plus pourquoi elle existe ne peut plus perdurer : « Quand la narration du soi se désintègre, les institutions n’ont plus d’âme ». Or, c’est ce qui arrive à l’Amérique post-trumpienne : elle n’a plus d’âme. Elle ne sait plus pourquoi elle existe, si ce n’est pour punir ceux qui la critiquent ou fantasmer sa grandeur passée. En ce sens, la perte ontologique est réelle : l’Amérique ne s’est pas seulement affaiblie, elle s’est dé-réalisée.

La guerre USA-Israël contre l’Iran a mis en scène non pas une suprématie, mais une panique impériale. L’usage surdimensionné de la force, le contournement du droit international, l’incapacité à créer un consensus mondial, la confusion des objectifs stratégiques : tout indique une perte de rationalité stratégique. Ce n’est pas une guerre d’empire ; c’est une guerre de décomposition. Elle révèle une convergence de trois effondrements : l’effondrement moral du pouvoir politique, l’effondrement symbolique de l’identité nationale, et l’effondrement géostratégique de l’ordre impérial américain.

Sur le plan moral, la corruption endémique, la normalisation du mensonge et l’indifférence à la souffrance des populations fragilisent la confiance dans toute autorité. Les figures publiques – du président aux magistrats – ne symbolisent plus la vertu, mais l’intérêt cynique. Cette perte de crédibilité corrode les fondements de la citoyenneté. Sur le plan symbolique, l’Amérique ne parvient plus à produire un récit fédérateur. Le « rêve américain » est devenu un slogan publicitaire usé, incapable de parler aux Afro-Américains, aux Latinos, aux classes ouvrières blanches déclassées. L’échec de l’« identity politics » à construire un nouveau récit partagé est symptomatique. L’État est perçu par tous comme un instrument d’exclusion – économique, raciale, idéologique. La bannière étoilée est brandie à la fois par les suprémacistes et les manifestants antiracistes, preuve de l’éclatement ontologique du symbole. Sur le plan géopolitique, l’Amérique ne dicte plus l’agenda mondial. L’échec en Afghanistan, la paralysie en Ukraine, la marginalisation diplomatique en Afrique et en Asie, tout indique un basculement. Comme le note le stratège Kishore Mahbubani, « le siècle asiatique a commencé parce que l’Occident a perdu sa boussole morale et sa capacité à s’auto-réformer ».

C’est dans ce contexte qu’émerge Donald Trump comme catalyseur ontologique d’un pouvoir nihiliste. Trump n’est pas une simple incarnation du populisme autoritaire. Il représente, au sens fort du terme, une mutation du régime de vérité. Dans son sillage, le pouvoir ne se justifie plus par la loi ou la morale, mais par l’audience, l’impact, la domination du récit. Il introduit ce que l’on pourrait appeler un régime post-thétique du politique (un régime post-thétique désigne un régime où l’affirmation n’a plus besoin d’être justifiée par la vérité, la raison ou la loi. Elle n’est plus évaluée selon des critères de validité, mais selon sa performativité – c’est-à-dire sa capacité à produire des effets, à choquer, à mobiliser, à dominer l’espace discursif) : les énoncés n’ont plus besoin d’être vrais ou justes, ils doivent être performants. Le philosophe Jean-François Lyotard annonçait dans La condition postmoderne cette évolution : « L’autorité des grands récits est morte. Il ne reste que l’efficacité des micro-narrations et des régimes performatifs. » Trump incarne cette logique dans sa forme brute.

Ce changement a des conséquences épistémologiques majeures. Il ne s’agit plus de convaincre, mais de dominer par saturation. La politique devient un théâtre algorithmique, où l’État de droit est remplacé par l’État d’opinion. La Cour Suprême devient un instrument de guerre culturelle, les lois deviennent des armes de polarisation, et les vérités ne sont plus que des préférences tribales. Le pouvoir nihiliste ainsi construit ne cherche pas à gouverner, mais à entretenir l’instabilité permanente, car celle-ci nourrit l’illusion d’un homme fort nécessaire. Il ne s’agit donc pas d’un chaos accidentel, mais d’une stratégie de dissolution ontologique.

Ce processus de dissolution s’accélère avec les fractures internes. Ce n’est plus une Nation : c’est un champ de ruines cognitives. Le philosophe Benedict Anderson définissait la nation comme une « communauté imaginée » – c’est-à-dire un groupe humain se vivant comme uni par un destin commun, même en l’absence de contacts directs. Cette communauté repose sur des infrastructures narratives : école, médias, rites politiques, langue partagée. Or tous ces éléments sont aujourd’hui en crise aux États-Unis. Les réseaux sociaux ont fragmenté le réel. Les chaînes d’information en continu créent des bulles de perception antagonistes. L’école publique est démantelée. Le débat politique est remplacé par des guerres de mémoires. En d’autres termes, la conscience collective a été désintégrée en tribus cognitives, chacune ayant son vocabulaire, ses héros, ses peurs et ses ennemis. Cette fragmentation n’est pas qu’un problème culturel : c’est une pathologie ontologique. Il n’existe plus de « nous » américain. Et quand le nous meurt, la nation devient un territoire peuplé d’étrangers entre eux.

Ainsi se vérifie le cœur de la théorie de la convergence anticipatoire (Sarr, 2025) : les crises de surface (guerres, inflation, conflits sociaux) ne sont que les expressions visibles d’une crise bien plus profonde, celle de la désynchronisation entre le réel, les représentations, les affects et les pouvoirs. Quand une nation ne peut plus aligner ces dimensions, elle entre dans une phase terminale. Ce n’est plus une crise qu’elle traverse : c’est une agonie qu’elle masque.

L’Empire ne s’effondre pas comme une muraille, mais comme une âme qui oublie son nom. Le monde d’après se dessinera sans lui, ou contre lui. Le XXIe siècle n’aura pas besoin d’un remplaçant hégémonique, car la multipolarité cognitive devient la norme. Mais l’Amérique, elle, entre dans la nuit. Pas la nuit des peuples, mais celle des idoles mortes. Et c’est peut-être ainsi qu’une époque s’achève.

À propos de l’auteur

Dr. Moussa Sarr est chercheur principal à Lachine Lab – l’Auberge Numérique, un laboratoire interdisciplinaire consacré à l’analyse des mutations globales à l’ère post-nationale. Théoricien de la convergence anticipatoire, il explore les dynamiques profondes de désintégration et de recomposition des régimes politiques, cognitifs et symboliques. Ses travaux portent notamment sur la géostratégie, la sociologie du pouvoir, les récits fondateurs des nations, et les transitions ontologiques du monde contemporain. Il est l’auteur de plusieurs essais critiques sur l’effondrement des imaginaires impériaux, les nouvelles configurations de la vérité, et les enjeux épistémiques de la multipolarité cognitive.

Par le Dr Moussa  SARR

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