Publié le 4 Jul 2025 - 16:28
BAVURES POLICIÈRES AU SÉNÉGAL

Un mal endémique

 

La scène sénégalaise est secouée par une série d’affaires dramatiques mettant en cause la brutalité policière. En quelques semaines, trois cas distincts – à Rosso Sénégal, Cambérène et Yeumbeul – ont remis sur la table une question lancinante : les forces de sécurité sénégalaises sont-elles suffisamment encadrées, formées et contrôlées pour garantir une intervention respectueuse des droits humains ? Alors que les réseaux sociaux bruissent d’indignation et que des familles endeuillées réclament justice, le président de la République, Bassirou Diomaye Faye, a choisi de s’exprimer publiquement avec une gravité inédite.

 

Dans une déclaration diffusée sur la RTS, le chef de l’État n’a pas mâché ses mots. Il a exprimé son indignation face à l’usage de citoyens interpellés comme boucliers humains lors d’échauffourées entre la police et la population. ‘’Se servir d’un citoyen interpellé, cela ne ressort pas des règles d’engagement des forces de défense et de sécurité sur le terrain’’, a-t-il martelé, qualifiant les images de certaines interventions policières de ‘’scènes insoutenables et inacceptables’’.

‘’Un message de rupture’’ salué

Fermeté dans le ton, exigence dans l’action : le président a demandé au ministre de l’Intérieur et au directeur général de la Police nationale de diligenter des enquêtes et de produire un rapport détaillé, avec à la clé d’éventuelles sanctions exemplaires. ‘’Plus jamais la mort dans les commissariats ou à l’occasion d’interventions qui peuvent être maîtrisées ne pourra être acceptée comme relevant de la normalité’’.

Seydi Gassama, directeur exécutif d’Amnesty International Sénégal, n’a pas tardé à réagir. Sur X, il a salué ‘’un message fort’’ qui, s’il est suivi d’effets, pourrait ‘’réconcilier les citoyens et les communautés avec les forces de défense et de sécurité’’.

Mais au-delà du discours présidentiel, c’est toute une mécanique institutionnelle et sociale qui est aujourd’hui mise à l’épreuve. Car ces dernières semaines, les cas tragiques se sont multipliés, chacun apportant son lot de douleurs, de colère et d’interrogations.

Quand les bavures deviennent répétitives : les cas de Rosso, Cambérène et Yeumbeul

À Rosso Sénégal, petite localité du nord du pays bordant la frontière mauritanienne, le climat est lourd depuis la mort de Talla Keïta, 18 ans, décédé dans des circonstances troubles, le 29 juin 2025. Le jeune homme, arrêté pour outrage à agent, est mort à l’hôpital onze jours après son interpellation. Selon sa famille, il aurait été victime de sévices corporels au cours de sa détention. Le décès de Talla a immédiatement ravivé les tensions avec la population, notamment les jeunes du quartier, qui se sont mobilisés dès le lendemain pour exiger justice.

La situation a dégénéré le jeudi 3 juillet, lors d’une manifestation organisée pour exiger des explications sur les conditions de sa mort. La foule, essentiellement composée de jeunes, a été dispersée violemment par les forces de sécurité. C’est lors de ces échauffourées qu’une adolescente a été grièvement blessée à la joue, touchée, selon des témoins, par un projectile tiré par la police. Transportée en urgence au district sanitaire, puis à l’hôpital régional, son cas a relancé les accusations de répression disproportionnée.

Les autorités, tout en annonçant l’ouverture d’une enquête, peinent à apaiser les esprits. Le fait que deux policiers aient été placés en garde à vue constitue, pour certains, un pas vers la justice. Mais pour d’autres, ce n’est qu’un pansement sur une plaie plus profonde : celle de l’impunité chronique dont bénéficieraient certains agents de sécurité.

Cambérène : deux jeunes retrouvés morts, une version officielle contestée

À Dakar, c’est le quartier populaire de Cambérène qui a vibré de colère fin juin. Les corps sans vie de deux jeunes, Thierno Ba (26 ans) et Lamine Dieng (29 ans), ont été retrouvés sur la plage, après une opération policière survenue dans la nuit du 21 au 22 juin. La version livrée par la police nationale est limpide : les deux jeunes se seraient jetés à la mer pour fuir une patrouille, alors que l’un d’eux était soupçonné d’avoir agressé un agent.

Mais les familles des victimes n’avaient pas cette version. Dans un communiqué cinglant, la famille de Thierno Ba a dénoncé une tentative d'instrumentalisation et une tentative de salir l'honneur d’un jeune plombier bien connu dans le quartier. ‘’Il n’a jamais été mêlé à des affaires de délinquance. Il a été pris, violenté et laissé pour mort’’, martèle un membre de la famille. Le communiqué souligne aussi que le témoignage de l’agent agressé, qui dit avoir reconnu un profil similaire à celui de Thierno Ba, est trop flou pour établir une quelconque responsabilité.

La colère a explosé lorsque les jeunes du quartier ont appris que les corps de leurs camarades avaient été retrouvés sans que cela soit immédiatement signalé. Des barricades ont été dressées, des pneus brûlés et la VDN3 paralysée par des manifestations. La police est intervenue rapidement, mais la tension n’est pas retombée.

À ce jour, aucune preuve formelle n’est venue étayer la version policière, tandis que le silence autour des conditions exactes du décès de ces jeunes continue de faire monter la pression.

Yeumbeul : un téléphone, une arrestation, une mort suspecte

Le 11 juin, Mor Seck, réparateur de téléphones, est décédé à l’hôpital de Pikine, dix-huit jours après une interpellation violente à Yeumbeul-Nord. Selon sa famille, Mor a été passé à tabac par des policiers en civil qui l’ont arrêté sans mandat apparent, l’ont menotté puis conduit au poste. Il aurait été libéré huit heures plus tard, affaibli, défiguré et souffrant visiblement de douleurs abdominales.

Les résultats de l’autopsie, rendus publics le 16 juin, confortent la thèse d’une violence physique extrême. Ils font état de lésions internes graves : perforation gastrique, hémorragies internes, hydrotorax, hématome crânien. Le document médical évoque une ‘’péritonite aiguë généralisée consécutive à un traumatisme violent de l’abdomen’’.

Pourtant, les autorités policières contestent même l’existence d’une interpellation. Le commissariat de Yeumbeul-Nord affirme qu’aucune personne du nom de Mor Seck n’a été enregistrée dans ses fichiers. Une déclaration qui a sidéré sa famille. ‘’C’est une double humiliation : non seulement on nous enlève notre fils, mais on nie même l’avoir arrêté’’, accuse le père du défunt.

Une plainte a été déposée. Le parquet de Pikine-Guédiawaye a confié l’enquête à la Division des investigations criminelles (Dic), mais la lenteur de la procédure et le mutisme officiel font craindre un nouvel enterrement judiciaire.

Un mal systémique au-delà des régimes : des bavures récurrentes, des réponses insuffisantes

Il serait illusoire — et politiquement réducteur — de penser que les bavures policières au Sénégal sont l’apanage d’un seul régime. De Léopold Sédar Senghor à Bassirou Diomaye Faye, en passant par Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall, chaque époque a été jalonnée de drames impliquant les forces de défense et de sécurité. Si le style répressif varie, les constantes restent inquiétantes : impunité, défaut de formation, absence de reddition des comptes et politisation à outrance des drames.

Les noms de Balla Gaye, Malick Ba ou Fallou Sène sont devenus des symboles d’une douleur collective. Certains étaient étudiants, tous sont morts dans le contexte de revendications sociales ou universitaires, tués par balle ou dans des circonstances impliquant les forces de l’ordre.

Le 31 janvier 2001, Balla Gaye tombait sous les balles, dans l’enceinte de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, après une grève estudiantine. En 2011, Malick Ba est tué au cours d’une manifestation contre la destitution du Conseil rural de Sangalkam. En 2018, Fallou Sène, encore à l’UGB, est abattu lors d’une intervention policière sur le campus.

Chaque fois, les autorités promettent une enquête. Mais dans la mémoire collective, les résultats se font rares et les sanctions quasiment invisibles.

Une répression politique documentée et létale

Entre mars 2021 et février 2024, le Sénégal a connu des tensions politiques particulièrement violentes, marquées par une série d’émeutes et de répressions sanglantes. À l’occasion du premier anniversaire des manifestations de mars 2021 — déclenchées par l’arrestation d’Ousmane Sonko — Amnesty International/Sénégal, la Raddho et la LSDH ont rappelé que ‘’le besoin de vérité et de justice reste urgent pour les familles des 14 personnes tuées, dont 12 par balles’’. Mais ces chiffres sont largement sous-estimés.

Un collectif indépendant de journalistes, de cartographes et de data scientists, dans un rapport publié en février 2024, a révélé un décompte effarant : 65 morts, dont 51 par balles, tous tués par les forces de sécurité. Ce sont, pour l’essentiel, de jeunes hommes issus des quartiers populaires de Dakar, Ziguinchor, Bignona ou Kaolack. Ces morts ne font pas seulement figure de victimes collatérales : elles illustrent une mécanique sécuritaire devenue létale, sans que les chaînes de commandement n’en soient jamais inquiétées.

Même la ministre de la Famille, Maïmouna Dièye, pourtant membre de l’exécutif, reconnaissait, début 2024, un bilan de 79 morts lors des violences politiques. Une annonce accompagnée d’un geste humanitaire — une compensation de 10 millions de francs CFA par famille — mais qui n’a pas empêché l’indignation : aucune enquête n’a abouti, aucune responsabilité n’a été publiquement établie.

Quand la justice brise l’omerta : le cas Mouhamed Diop Taya

Il a fallu attendre mars 2025 pour qu’une décision judiciaire reconnaisse la responsabilité directe de policiers dans la mort d’un jeune homme. Le tribunal correctionnel de Pikine-Guédiawaye a rendu un verdict inédit : six policiers ont été condamnés à trois ans de prison ferme pour ‘’coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner’’, assortis d’une amende de 50 millions F CFA à verser à la famille de la victime.

Mouhamed Diop Taya, arrêté à Pikine le 19 mars 2024, aurait été violemment battu avant d’être transféré dans un état critique à l’hôpital Principal de Dakar, où il est mort cinq jours plus tard.

Si ce jugement a été salué comme un tournant par certains, la famille du défunt, elle, a jugé la peine insuffisante et a annoncé faire appel.

Ce cas montre à quel point l’exception judiciaire confirme la règle de l’impunité, tant il est rare que des agents en uniforme soient traduits en justice, encore moins condamnés.

Ce que révèle cette longue série noire, c’est une banalisation des bavures, souvent traitées comme des accidents ou des actes isolés. Or, les exemples abondent, qu’ils soient liés à des opérations de maintien de l’ordre ou à des interpellations routinières.

Les mauvais comportements, les abus de pouvoir et la brutalité ne se limitent pas aux contextes politiques : ils s’observent dans des commissariats, lors de simples contrôles d’identité ou dans la gestion des marchés, des plages ou des gares routières.

Ce que dénoncent de nombreux observateurs, c’est l’absence d’enquêtes systématiques après chaque mort suspecte liée aux forces de l’ordre. Trop souvent, les familles des victimes doivent mener un combat judiciaire solitaire, sans soutien de l’État, sans protection des témoins, dans un système où les procédures traînent, les rapports d’autopsie sont contestés ou classés et les agents mis en cause sont mutés ou blanchis sans autre forme de procès.

Une police mal formée, mal équipée, mal encadrée ?

Face à ce constat, plusieurs questions reviennent avec insistance : le problème est-il structurel ? S’agit-il d’un déficit de formation ? D’une culture de l’impunité ? Ou encore d’un défaut d’encadrement ?

Les experts en sécurité pointent un triple déséquilibre : formation insuffisante à la gestion non violente des foules. Peu de policiers reçoivent une formation complète en désescalade, médiation ou Droits de l’homme. Équipement obsolète ou inadapté : face à des manifestations parfois violentes, les forces de l’ordre réagissent avec des moyens excessifs, souvent par panique ou par réflexe d’autoprotection.

Commandement politique flou : dans plusieurs cas documentés, les instructions viennent directement d’en haut, sans directives claires sur les limites d’usage de la force.

Ce n’est donc ni un régime, ni un seul corps de métier, ni une circonstance isolée qui expliquent cette violence récurrente. C’est un écosystème sécuritaire en souffrance, coincé entre des attentes de fermeté, une absence de redevabilité et un laxisme institutionnel sur la formation, la discipline et la transparence.

AMADOU CAMARA GUEYE

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