«Celui qui a fait l’audit est à ce jour en contrat avec l’agence»
Le Directeur général de l’Agence de développement municipal (ADM) rompt le silence. Placé sous contrôle judiciaire depuis le 29 mai avec trois de ses collaborateurs, Mouhamadou Kabir Sow revient avec EnQuête sur une affaire qui, dit-il, a bouleversé sa vie et celles de ses compagnons de malheur. Il lève le voile sur un contentieux qui, à ses yeux, présente bien des symptômes d’un conflit d’intérêts.
Vous êtes sous contrôle judiciaire depuis mai dernier suite à un audit commandé auprès d’un cabinet privé par l’Autorité de régulation des marchés publics (ARMP). Que vous reproche la DIC ?
La Division des investigations criminelles nous a reprochés du faux et usage de faux, détournement de deniers publics et corruption passive. Je ne peux pas entrer dans le fond car l’instruction est en cours. Tout est parti de l’audit commandité par l’Armp. D’ailleurs, c’était le premier audit de la gestion qui, normalement, devait être un audit pédagogique pour s’assurer que l’Agence commence à respecter ce qui est mis dans le code des marchés. L’auditeur a fait son rapport provisoire en 2009. Et sur tous les cas où nous avons été incriminés, nous avions apporté nos commentaires. J’ai même transmis une ampliation à l’ARMP pour éviter que cela soit mis dans les tiroirs. L’auditeur a ignoré royalement tous nos commentaires. Il est allé jusqu’à dire que les commentaires le confortaient même dans ses accusations. On se retrouve alors dans un cas particulier : l’Armp fait une commande d’audit auprès d’un cabinet compétent, qui relève à son tour des faits auxquels la structure auditée fait ses commentaires et, bizarrement, on ne constate aucun justificatif sur les accusations. La moindre des choses aurait été, de la part de l’Armp, de demander au cabinet d’audit en question de joindre les justificatifs pour mettre à l’aise l’autorité à qui on devait transmettre l’audit. Mais rien de cela n’a été fait. Sur cette base, nous avons été convoqués par la Dic en 2010 et nous apprenions à travers la presse avec un gros titre «l’ADM dans le collimateur du procureur». Ce jour-là, j’étais en séminaire à Ziguinchor et on m’en a informé.
«Bien des membres de l’Armp sont passés entre mes mains. Il n’y a rien eu dans cette affaire et je l’ai dit au juge»
Parlez-nous des auditions devant les policiers.
J’ai déféré à la convocation et j’ai répondu point par point aux interpellations. Avec mes collaborateurs, nous avons tout expliqué et avons amené les documents sur le Code des marchés et sur les directives de la Banque mondiale qui nous régissent. En bon profane sur ces questions, pour nous, c’était terminé. Ce n’est qu’après que le Daf (NDLR : Directeur administratif et financier) et le Responsable des marchés publics ont été convoqués, mais pas les services opérationnels. Récemment, en mai dernier, alors que nous étions en atelier à Saly, la presse se saisit à nouveau de l'affaire avec en Une d’un journal de la place «Un mandat d’arrêt» qui était lancé contre moi. Un titre qui n’avait d’ailleurs rien à voir avec le texte à l’intérieur du journal en question. Cela a fait le tour du monde ce jour-là, je n’ai pas reçu moins de 200 appels à travers la planète terre, des proches qui voulaient s’enquérir de la situation. Normalement avec un mandat d’arrêt, on devait nous trouver tout de suite à Mbour parce que tout le monde savait que nous étions là-bas. Quelques jours après, nous nous sommes retrouvés devant le juge et il a repris les termes qui étaient contenus dans la presse par rapport aux accusations dont nous faisions l’objet. Là encore, nous n’avons pas reconnu les accusations et nous avons été mis sous contrôle judiciaire par la grâce de Dieu. Le lendemain, un journal de la place titrait que le Daf et moi étions arrêtés alors qu’il n’en était rien.
Dans le rapport 2009 de l’Armp, les auditeurs ont souligné que 90% des marchés passés l’ont été avec les demandes de renseignement et de prix (DRP). Ce qui, à leurs yeux, n’était qu’une procédure de fractionnement pour éviter l’appel d’offres.
Qu’est-ce qu’on peut appeler fractionnement dans le cadre d’une activité bien précise pour laquelle on sait d’emblée que le montant de toutes les prestations attendues pour cette année dépasse le seuil ? Si on arrive à identifier que pour cette activité il y a eu un ensemble de commandes qui dépassent le seuil, là on peut parler de fractionnement. Dans le rapport, ils ont souligné les demandes de renseignement et de prix mais ils n’ont pu les incriminer. On ne peut pas faire de fractionnement avec la Banque mondiale (BM). Ce n’est pas possible ! Nous avons notre plan de passation de marchés que nous envoyons à la Banque qui donne son Ano (NDLR : Avis de non objection). Et tant qu’elle ne donne pas son Ano, on ne peut rien exécuter. Après cela, c’est une passation qui est soumise à la DCMP (NDLR : Direction centrale des marchés publics) qui doit donner son avis et attendre sept jours pour que les prestataires de service prennent connaissance de cela avant qu’on ne puisse engager des commandes.
Le contrôle est strict avec la BM.
On n’est pas tenu de mettre les demandes de renseignement et de prix d’habitude mais avec la Banque mondiale, tout est mentionné. Par contre, pour le Code des marchés, on dit que c’est une bonne pratique, mais ce n’est pas encore exigible. On ne peut donc pas nous reprocher ce qui n’est pas exigible dans le Code des marchés. Tout ce que nous faisons, c’est à travers des commissions de marchés instituées en début d’année avant le 15 janvier et soumis à la Dcmp et à l’Armp. Vous ne verrez ici aucune dépense payée sans qu'elle n'ait passé par le processus de consultation ouverte devant une commission et que tous les membres l'aient signée... Je peux évidemment ne pas être d’accord parce qu’avec toute l’humilité qui sied, je suis un spécialiste de la passation des marchés, j’y suis depuis 30 ans. La Banque mondiale me connaît bien et m’envoie partout en Afrique. Maintenant, avec le niveau des dépenses, je ne pense pas décaisser moins de 100 millions par semaine et là, je tire par le bas ! Le budget 2012 de l’Adm est de 24 milliards de francs Cfa. Je fais très souvent des virements de 1 milliard ou 500 millions, je me demande comment on peut aller mettre le focus sur un bon de commande de 19 millions de francs Cfa avec une surfacturation de 3 millions et le partager avec 2 autres qui peuvent être mes enfants.
Pourtant le cabinet d’audit s’est beaucoup appesanti sur les Drp.
Il faut noter qu’aujourd’hui, les appels d’offres sont tellement verrouillés que les gens qui frauderaient dans les marchés le font au niveau des Drp. A ce niveau, il faut sécuriser davantage, mais ce n’est pas parce qu’il y a des Drp qu’il y a fraude. Les impératifs de gestion peuvent vous amener à éprouver le besoin de recruter un prestataire dans les 15 jours qui viennent. Cela ne peut pas se faire à travers un appel d’offres qui prend 3 ou 4 mois. Et cela, quelqu’un qui n’est pas confronté aux impératifs de gestion ne peut pas le savoir. On ne peut même pas connaître quelles sont les Drp qui doivent être lancées au préalable ! Nous veillons autant que possible à ce que le cumul ne dépasse pas le montant, le code est très clair là-dessus. Ce code, je le pratique et je l’enseigne depuis 30 ans. Tous ceux qui sont dans les marchés publics le savent, y compris les membres de l’Armp, pas mal d’entre eux sont passés entre mes mains. Il n’y a eu rien dans cette affaire et je l’ai dit au juge.
«Il y a quelqu’un du cabinet que je peux appeler un rat de l’Adm qui n’est pas étranger à cette situation. Il a eu plusieurs marchés avec l’Agence...»
Alors, pourquoi en est-on arrivé là ?
Si c’était à recommencer, peut-être j’allais récuser l’auditeur car je me suis dit qu’à un certain niveau de responsabilité, il y a des choses que l'on doit se garder de faire. Il y a quelqu’un du cabinet que je peux appeler un rat de l’Adm qui n’est pas étranger à cette situation. Il a eu plusieurs marchés avec l’Agence. C’est quelqu’un avec qui j’ai eu un contentieux pour lequel il a eu à porter plainte contre moi auprès de la Banque mondiale. A l’arrivée, la Banque l’a débouté. J’ai tous les documents avec moi.
Est-ce à dire que c’est un conflit d’intérêts qui a prévalu dans cette affaire ?
L’année pendant laquelle l’audit a été effectué, il avait un contrat avec nous et il devait normalement le signaler à l’Armp mais il ne l’a pas fait. D’où les relents de conflit d’intérêts qui sous-tendent son action. Dans son échantillon, il a ignoré royalement son contrat. Il urge aujourd’hui de regarder avec d’autres yeux les cabinets privés d’audits parce qu’ils sont dans les processus de gestion de toutes les organisations publiques et des missions de service public. A mon avis, on ne peut pas venir auditer une gestion dans laquelle on a un contrat. Pour des risques de conflit d’intérêts, on n’aurait pas dû retenir le consortium. Je pense que pour des raisons d’éthique, on ne peut pas être prestataire quelque part et se voir chargé d’auditer la même structure. Il a présentement un contrat avec nous. Nous sommes au dixième mois de l’exécution de son contrat qui devait durer 60 jours, et présentement, il n’a pas de livrable. Un fait qu’il nous a pourtant reproché sur un contrat, c’est d’ailleurs l’une des charges retenues par la justice contre nous. Je n’aimerais pas trop gêner l’instruction mais il y a vraiment lieu de revoir les cabinets auxquels on confie les audits. Il y a eu de la manipulation dans cette affaire.
«Le Daf, Cheikh Tidiane Sène, a vu sa famille presque décimée. Son père est décédé dans la quinzaine qui a suivi cette affaire, son frère aîné aussi a fait un AVC et a rendu l’âme»
Quelle a été la réaction de la Banque mondiale ?
La Banque Mondiale aussi nous a saisis pour qu’on relate l’information car à ce moment-là, nous étions dans un processus de préparation de la signature d’un nouveau projet. La BM a demandé des informations que nous lui avons fournies. Bien que n’étant pas le juge, elle a tenu à s’assurer que les faits reprochés à l’agence chargée de l’exécution de son nouveau projet n’étaient pas avérés. Elle tient absolument à vérifier la probité morale de gens qui ont en charge l’exécution de ses projets. Ainsi l’Adm a signé avec la Banque mondiale ce qu’on appelle un accord de projet.
Comment avez-vous vécu cette situation ?
C’est perturbant ! Heureusement que ce qui réconforte, c’est la réaction de tout le monde. Ta propre famille et tes propres enfants qui te témoignent leur soutien, leur confiance et leur respect. Cela nous a porté beaucoup de préjudices. Par exemple, pendant 2 jours, notre banque de la place à mis nos comptes sous veille. Mes collaborateurs en ont plus pâti. Le directeur administratif et financier, Cheikh Tidiane Sène, a vu sa famille presque décimée. Son père est décédé dans la quinzaine qui a suivi cette affaire, son frère aîné aussi a fait un AVC (NDLR : Accident vasculaire cérébral) et a rendu l’âme. Le préjudice a été vraiment très lourd.
PAR AMADOU NDIAYE