Héros français, bourreau africain ?

À l'heure où le Sénégal rebaptise l'une de ses plus emblématiques artères, le boulevard Général De Gaulle, pour honorer Mamadou Dia, figure de l'indépendance nationale, l'image du général Charles de Gaulle suscite une fracture mémorielle entre la France et ses anciennes colonies.
Le 4 avril 2025, jour du 65e anniversaire de l’indépendance du Sénégal, une décision symbolique marque les esprits : le boulevard Général De Gaulle, à Dakar, devient le boulevard Mamadou Dia. Une rupture assumée par le président Bassirou Diomaye Faye, dans la droite ligne de la volonté souverainiste affichée par les nouvelles autorités sénégalaises.
Premier chef de gouvernement du Sénégal indépendant, Mamadou Dia incarne une figure nationale longtemps occultée. Réformateur audacieux, farouchement attaché à l’émancipation économique et politique du pays, il fut emprisonné douze ans, pour avoir osé défier l’ordre établi. Le rétablir dans la mémoire nationale, c’est aussi tourner le dos à d’autres figures, comme Charles de Gaulle, dont le nom est de plus en plus contesté dans les rues et les esprits d’Afrique francophone.
Un libérateur en France, un stratège de la domination en Afrique
En France, Charles de Gaulle reste une figure sacrée du roman républicain. Chef de la France libre, libérateur de Paris, fondateur de la Ve République, il est invoqué aussi bien par la gauche que par la droite comme un modèle de grandeur nationale. Cinquante ans après sa mort, il demeure une icône politique, consensuelle et presque intouchable.
Mais en Afrique, le mythe gaullien s’effondre. Dans les capitales francophones, de Dakar à Ouagadougou, en passant par Bamako, De Gaulle n’est plus vu comme un libérateur, mais comme un homme d’État pragmatique qui a tout fait pour préserver les intérêts français. La décolonisation ? Elle fut, pour lui, un réaménagement stratégique, non une rupture sincère avec le passé colonial. L’indépendance politique n’a pas été suivie d’une véritable émancipation économique, monétaire ou militaire. Pour de nombreux intellectuels africains, De Gaulle a mis en place une ‘’décolonisation sous contrôle’’.
Une décolonisation piégée
En 1958, confronté à la montée des revendications indépendantistes, Charles De Gaulle organise un référendum pour proposer aux colonies africaines de rejoindre la Communauté française. Seule la Guinée de Sékou Touré dira ‘’non’’. Les autres pays choisiront le compromis et recevront en retour une indépendance encadrée, préparée depuis Paris.
À la colonisation directe succède alors un nouveau système : la Françafrique. “Il faut remplacer la colonisation par la coopération”, disait De Gaulle. Mais derrière cette formule, les faits montrent la mise en place d’un système où la France conserve la main. Monnaie commune (le franc CFA), réseaux d’influence, bases militaires, contrats préférentiels : les anciennes colonies restent sous tutelle. Et cette architecture complexe, pensée dès les débuts de la Ve République, porte la marque d’un homme : Jacques Foccart.
Jacques Foccart, la pièce maîtresse de l’ombre
Surnommé “Monsieur Afrique”, Jacques Foccart fut le conseiller spécial de De Gaulle pour les affaires africaines. Il restera en poste jusqu’en 1974. C’est lui qui bâtit la doctrine du “pré carré”, une stratégie consistant à maintenir la présence et l’influence française dans ses anciennes colonies à travers des liens discrets, mais efficaces. Protection des régimes amis, mise en place de réseaux de renseignement, ingérences politiques : les États africains sont considérés comme des extensions périphériques de l’intérêt national français.
“Foccart est l’oreille des chefs d’État africains”, explique l’historien Jean-Pierre Bat. “Il parle peu, agit beaucoup et reste dans l’ombre”. C’est lui qui orchestre les élections, les médiations secrètes et parfois même les coups d’État. La souveraineté africaine devient une illusion.
Un tournant mémoriel au Sénégal
Pour les nouvelles générations africaines, cet héritage pèse lourd. Les jeunes nés après les indépendances n’ont pas connu la colonisation, mais vivent ses séquelles : pauvreté, dépendance économique, centralité de la langue française… Pour eux, De Gaulle n’est pas le héros national vanté dans les manuels scolaires, mais le stratège d’une “contre-révolution coloniale”.
Au Sénégal, cette prise de conscience s’est accentuée depuis l’arrivée au pouvoir des autorités issues du parti Pastef. Le maire de Ziguinchor, Ousmane Sonko, avait déjà initié un travail de décolonisation des espaces publics de sa commune. Son combat est repris à l’échelle nationale par le président Faye. En décembre dernier, le gouvernement a annoncé vouloir débaptiser les rues portant des noms liés à la colonisation. Selon une étude de 2019, près de 60 % des artères dakaroises portent encore le nom d’anciens administrateurs coloniaux, de médecins ou d’écrivains français.
Le député Guy Marius Sagna, figure du courant souverainiste, a salué la décision de renommer le boulevard De Gaulle : “De Gaulle n’était pas un ami de l’Afrique. Il était un impérialiste, colonialiste, néocolonialiste. Aucun édifice public ne devrait porter son nom.”
L’historien sénégalais Mbaye Thiam estime que cette relecture est salutaire : “Il s’agit d’un travail de réappropriation de l’histoire.” Mais il met aussi en garde : “La décolonisation de l’espace public ne doit pas se limiter à des actes symboliques. Elle doit s’accompagner d’une politique éducative forte, pour refonder le lien entre histoire, mémoire et citoyenneté.”
Le cas du Sénégal n’est pas isolé. En Algérie, pays meurtri par une guerre d’indépendance sanglante, le nom de De Gaulle suscite toujours colère et incompréhension. Malgré les efforts de mémoire menés par l’historien Benjamin Stora, les relations franco-algériennes restent marquées par les blessures du passé. L’ancien directeur de l’Ebad, M. Thiam, rappelle d’ailleurs qu’avant 1962, l’Algérie était un département français à part entière.
Le rejet de la figure du général De Gaulle est aussi celui d’un modèle de relation inégalitaire. Dans un contexte de crise entre la France et plusieurs pays du Sahel, la rupture semble aujourd’hui irréversible. Mali, Burkina Faso, Niger ont choisi de rompre les accords militaires et de se tourner vers d’autres partenaires. Au Sénégal, la critique est plus mesurée, mais elle suit la même logique : celle d’un rejet de la domination symbolique autant que structurelle.
Charles de Gaulle : l’ultime repère d’une France fracturée
Alors qu’en Afrique, Charles de Gaulle est accusé d’avoir orchestré un néocolonialisme masqué, en France, sa figure demeure incontestée, presque sacrée. De la gauche à la droite, du centre aux souverainistes, rares sont ceux qui osent s’attaquer au ‘’Général’’. Dans un pays traversé par de profondes tensions politiques, marqué par une instabilité institutionnelle croissante et une perte d’influence internationale, De Gaulle fait figure de refuge, d’homme providentiel du passé. Comme si, à défaut de trouver un cap pour l’avenir, la République se consolait dans la mémoire d’un dirigeant qui incarna la stabilité, la souveraineté et la grandeur nationale.
Un homme de consensus dans un paysage fragmenté
Cinquante ans après sa mort, Charles de Gaulle est toujours vénéré comme le ‘’père de la nation’’. Députés, ministres, présidents en herbe : nombreux sont les responsables politiques à se réclamer de son héritage, y compris lorsqu’ils en déforment profondément l’esprit. Philippe Gosselin, député Les républicains, parle de lui comme d’un ‘’saint républicain’’. Matthieu Orphelin, élu écologiste, le décrit comme ‘’le plus illustre des Français’’. Ce consensus autour du gaullisme masque mal les clivages qui déchirent aujourd’hui le paysage politique français, mais souligne à quel point De Gaulle continue de représenter une forme de verticalité rassurante, de cohérence perdue.
Cette unanimité posthume tranche avec les divisions explosives qui minent la Ve République, pourtant fondée par le général lui-même. La dissolution surprise de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, en juin 2024, a plongé le pays dans une période d’incertitude inédite. Le Rassemblement national, qui semblait aux portes du pouvoir en crise. Le camp présidentiel, affaibli, a été contraint de pactiser avec des oppositions hétéroclites. L’ancien président Nicolas Sarkozy, pourtant l’un des derniers à s’être revendiqué du gaullisme ‘’social et d’autorité’’, a été condamné à une peine de prison ferme.
Dans ce climat chaotique, Paris, en quête de repères, se tourne encore vers la figure du Général.
L’appel du 18 juin : le mythe fondateur
L’aura de Charles de Gaulle repose avant tout sur un récit national puissamment construit. Son appel du 18 juin 1940, son rôle central dans la France libre et la libération de Paris, son retour en 1958 pour sortir le pays de la crise algérienne ont façonné l’image d’un homme au-dessus des partis, mue par une vision de la France plus que par l’ambition personnelle. Lors de la ‘’Semaine des barricades’’ à Alger en janvier 1960, c’est devant les caméras qu’il revendique ‘’la légitimité nationale [qu’il] incarne depuis vingt ans’’. Il ne gouverne pas seulement au nom du suffrage, mais au nom de l’Histoire.
Les référendums plébiscités de 1958, 1961 et 1962 témoignent de cette adhésion populaire. À travers la Ve République, De Gaulle offre à la France un cadre institutionnel fort, centré sur la figure présidentielle. Il incarne la souveraineté à l’intérieur comme à l’extérieur.
Une indépendance affichée face à l’Otan
Cette souveraineté, il la revendique aussi sur la scène internationale. En 1966, dans un geste spectaculaire, Charles de Gaulle décide de retirer la France du commandement intégré de l’Otan. La France reste membre de l’Alliance politique, mais ne participe plus à la chaîne de commandement militaire. Pour lui, l’indépendance nationale ne peut se conjuguer avec une subordination à Washington.
Dès 1958, il avait adressé à Londres et à Washington un mémorandum plaidant pour une réforme de l’Alliance atlantique, en proposant un directoire trilatéral entre les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Devant le refus américain, il prend ses distances. Après la fin de la guerre d’Algérie, la montée de la détente Est-Ouest et la mise en place de la force de frappe nucléaire française, De Gaulle franchit le pas.
Lors de la conférence de presse du 21 février 1966, il lance la fameuse ‘’crise atlantique’’ : ‘’La volonté de la France à disposer d'elle-même et à être utile aux autres nations n'est pas compatible avec une organisation de défense où elle est subordonnée.’’ Le 7 mars, il écrit au président américain Lyndon Johnson pour lui annoncer que la France reprend le contrôle de toutes ses bases et retire ses officiers des structures de l’Otan. Malgré la colère des alliés, les accords Ailleret-Lemnitzer d’août 1967 viennent encadrer cette nouvelle configuration.
Une nostalgie souverainiste dans une France affaiblie
À l’heure où la France peine à se positionner sur la scène internationale, où son influence en Afrique s’effrite, où ses partenaires européens s’émancipent de son leadership, le souvenir de la diplomatie indépendante du Général revient avec force. Sa politique de grandeur et sa volonté d’autonomie stratégique contrastent avec les ajustements permanents imposés aujourd’hui par les dynamiques globales.
Cette nostalgie souverainiste est d’autant plus prégnante que les institutions issues du gaullisme sont aujourd’hui remises en cause : hyperprésidentialisme, crise de la représentation parlementaire, faible participation électorale…
L’homme du 18 juin est ainsi devenu une boussole morale dans une République en perte de repères.
Deux visions de Charles de Gaulle s’affrontent désormais : celle du héros républicain célébré en France et celle du stratège colonial décrié en Afrique francophone. À l’heure où le Sénégal débaptise ses boulevards, alors que la France vacille sur ses fondations politiques, le Général reste une figure centrale, mais clivante.
Amadou Camara Gueye