Publié le 15 Jul 2025 - 16:22
DIPLOMATIE

Et si le passeport africain devenait enfin plus qu’un symbole ?

 

À l’heure où les discours panafricains se multiplient dans les forums diplomatiques, certaines nations africaines traduisent ces paroles en actes concrets. Le Kenya, suivi du Rwanda, du Bénin, de la Gambie et des Seychelles, s’est engagé dans une politique d’ouverture sans précédent en levant les exigences de visa pour les ressortissants africains. Une démarche saluée comme un pas vers une Afrique unie, fluide et connectée. Mais cette dynamique masque encore de profondes inégalités d’accès, des incohérences institutionnelles et une mobilité continentale qui reste, en pratique, fragmentée.

 

Depuis plusieurs années, le continent africain s'interroge sur les moyens d'accélérer son intégration, non seulement économique et politique, mais aussi humaine. L'une des barrières majeures à cette ambition est la restriction de la liberté de circulation entre pays africains, souvent entravée par des exigences de visa complexes, onéreuses et dissuasives. Toutefois, un vent nouveau semble souffler sur le continent. Le Kenya, en tête de file, a annoncé en janvier 2024 la levée des visas pour tous les ressortissants africains, emboîtant ainsi le pas à d'autres pays comme le Rwanda, la Gambie, le Bénin et les Seychelles. Cette initiative s'inscrit dans une dynamique plus large de promotion du voyage intrafricain, moteur potentiel de développement, de solidarité régionale et de renaissance panafricaine.

Le Kenya ouvre les portes du continent

Le Kenya a officiellement annoncé qu’il supprime l’exigence de visa pour tous les pays africains et la plupart des Nations des Caraïbes, une décision prise hier. Cette mesure historique vise à dynamiser le tourisme et à renforcer les liens continentaux, marquant une étape significative dans la politique d’ «open skies » du pays.

Désormais, les citoyens des régions concernées n’auront plus besoin d’une autorisation de voyage électronique (ETA), ni à remplir de longs formulaires, ni à payer de frais de visa. Ils pourront se présenter directement aux frontières et entrer dans le pays sans tracas. Toutefois, cette exemption ne s’applique pas aux ressortissants de la Libye et de la Somalie, cités comme présentant des risques sécuritaires.

Le système a été remplacé par une autorisation électronique de voyage (Eta), à remplir en ligne avant l'entrée sur le territoire. Bien que l'Eta nécessite encore une procédure administrative, elle est gratuite pour les citoyens africains, et se veut plus rapide et moins discriminatoire. Cette mesure s'inscrit dans une vision plus large de la "carte d'identité panafricaine", que le Kenya appelle de ses vœux.

Selon le gouvernement kenyan, cette ouverture vise à "stimuler le tourisme intra-africain, attirer les talents et renforcer les liens commerciaux régionaux". Le Kenya, membre actif de la Communauté d'Afrique de l'Est (CAE), espère ainsi renforcer son leadership dans la région. Concernant la durée des séjours, les visiteurs africains pourront rester au Kenya jusqu’à deux mois. Les ressortissants de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) bénéficieront d’une période plus longue, soit six mois, conformément aux protocoles de libre circulation déjà en vigueur au sein de l’EAC

Rwanda, Bénin, Gambie, Seychelles : les autres pionniers

Le Kenya n'est pas le premier à lever les exigences de visa pour les Africains. D'autres pays, bien que moins médiatisés, ont adopté des politiques similaires depuis plusieurs années. Parmi eux, le Rwanda. En effet, depuis 2018, Kigali autorise l'entrée sans visa ou avec visa à l'arrivée pour tous les ressortissants africains. Le pays de Paul Kagame a misé sur l'ouverture pour booster son image de pays moderne et attractif, notamment dans le tourisme, les conférences internationales et les affaires. Il y a aussi le Bénin qui depuis 2017, le Bénin autorise l'entrée sans visa pour tous les Africains pendant 90 jours. C'est une des politiques les plus libérales du continent. Le président Patrice Talon voit dans cette mesure un levier pour faire de Cotonou un carrefour sous-régional. La Gambie quant à elle trrès dépendante du tourisme a supprimé les visas pour plusieurs pays africains afin de doper son attractivité. Cette politique est perçue comme un facteur de rapprochement avec la Cedeao. Les Seychelles ont adopté une politique d'ouverture sans visa depuis longtemps, pour tous les pays, y compris africains. Une manière d'affirmer leur vocation touristique tout en soutenant l'idéal panafricain.

Une dynamique panafricaine à géométrie variable

Malgré ces initiatives prometteuses, l'Afrique reste le continent où il est le plus difficile de voyager pour les Africains eux-mêmes. Selon le rapport 2023 de la Banque africaine de développement (BAD) sur l'indice d'ouverture des visas, seuls 24% des pays africains permettent une entrée sans visa ou à l'arrivée pour les citoyens du continent.

De nombreux obstacles persistent que son la peur de l'immigration clandestin, les barrières sécuritaires post-conflits, la méfiance entre certains gouvernements, le manque d'infrastructures de transport. Les défis sont nombreux, mais l'idée d'une libre circulation des personnes, portée par des projets comme le passeport africain de l'Union africaine ou la Zone de libre-échange continentale (Zlecaf), continue de faire son chemin.

Les limites actuelles et les perspectives d'harmonisation continentale.

Malgré les avancées institutionnelles en faveur de la libre circulation sur le continent africain, les réalités du terrain demeurent paradoxales et souvent frustrantes pour les voyageurs africains. Au même moment les discours politiques vantent l’unité africaine et l’intégration régionale, de nombreux obstacles persistent : tracasseries administratives, contrôles abusifs aux frontières, coûts prohibitifs du transport, infrastructures défaillantes, ou encore lenteurs bureaucratiques. Cette deuxième partie de notre dossier sur les voyages intrafricains s’attarde sur les principaux freins à la mobilité sur le continent, en s’appuyant sur des exemples concrets, des données statistiques récentes et des témoignages. Le but est de dresser un état des lieux critique des défis à relever pour faire du voyage africain un droit accessible à tous.

Une migration essentiellement intrarégionale

Contrairement aux idées reçues, l’Afrique de l’Ouest reste avant tout une région de mobilité interne. Selon les données de la Division de la population des Nations Unies (2020), deux tiers des migrants originaires de cette région vivent dans un autre pays ouest-africain. Cette dynamique témoigne de l’intensité des échanges culturels, économiques et familiaux à l’intérieur même du continent. Cependant, cette mobilité se heurte à des réalités qui limitent son plein épanouissement.

L’un des obstacles les plus décriés concerne les tracasseries policières et douanières aux postes de frontières. En dépit des accords sur la libre circulation des personnes, comme ceux de la CEDEAO, les voyageurs font face à des fouilles arbitraires, des demandes de pots-de-vin, ou des arrestations sans motif légitime. Ces pratiques, en plus de porter atteinte aux droits humains, freinent la fluidité des échanges commerciaux et touristiques. Nombre de transporteurs dénoncent régulièrement les interpellations abusives sur les routes reliant des capitales ouest-africaines comme Bamako, Ouagadougou, Abidjan ou Dakar.

Le coût élevé du transport aérien : un frein structurel

Le transport aérien, censé être un vecteur clé de l’intégration continentale, reste paradoxalement hors de portée pour la majorité des citoyens africains. Le rapport 2024 de l’AFRAA révèle une réalité accablante : les passagers africains paient jusqu’à 55 % du prix de leur billet en taxes et redevances. Les taxes intercontinentales en Afrique de l’Ouest avoisinent les 109,49 USD, bien au-dessus de la moyenne continentale (68 USD). Des pays comme le Gabon (297 USD), la Sierra Leone (294 USD) ou le Nigeria (180 USD) figurent parmi les plus chers du continent. Le Sénégal, bien qu’engagé dans l’ouverture de son espace aérien, n’est pas épargné. À l’aéroport international Blaise Diagne (AIBD), les redevances représentent 35 à 45 % du prix du billet, y compris pour des trajets courts comme Dakar–Abidjan.

Malgré l’existence d’accords tels que le Marché Unique du Transport Aérien Africain (SAATM), les résultats restent mitigés. Les compagnies nationales, parfois déficitaires, peinent à répondre à la demande régionale. Le manque de liaisons directes entre les capitales africaines oblige souvent les passagers à transiter par l’Europe ou le Moyen-Orient, augmentant les coûts et les délais de voyage. Cette situation nuit à la compétitivité des économies africaines et entrave la mobilité des talents, des chercheurs, des entrepreneurs et des touristes africains eux-mêmes.

Pour surmonter ces freins, il est impératif de repenser la mobilité à l’échelle africaine. Cela passe par l’harmonisation des politiques migratoires, la lutte contre la corruption aux frontières, la réduction des taxes aériennes excessives, et l’investissement dans des infrastructures modernes. Il est également essentiel de sensibiliser les forces de sécurité et les administrations au respect des textes communautaires. Un voyageur africain devrait pouvoir circuler librement d’un pays à l’autre, sans avoir à subir l’humiliation d’un traitement discriminatoire ou l’arbitraire administratif.

Pour que l’Afrique voyage enfin à elle-même, il lui faudra plus que des proclamations politiques. Les initiatives unilatérales de quelques États pionniers démontrent que la levée des barrières est possible, pertinente et même souhaitable. Mais l’Afrique ne pourra bâtir une réelle intégration humaine et économique sans une volonté politique concertée, un assainissement des pratiques frontalières et une réduction drastique des coûts de transport. La mobilité intrafricaine ne doit plus être un luxe ou un parcours du combattant, mais un droit fondamental, inscrit dans une vision continentale audacieuse. Le défi est immense, mais il en va de l’avenir du panafricanisme concret, celui des peuples et non seulement des sommets. Vers une Afrique sans frontières La réponse ne dépend plus seulement des idées, mais de leur mise en mouvement.

 

La CEDEAO : un modèle d’intégration régionale réussi en matière de mobilité intra-africaine

Dans un context oú l’Afrique dans son ensemble peine encore à lever les nombreux obstacles aux voyages intrarégionaux, l’Afrique de l’Ouest se distingue par une expérience pionnière en matière de libre circulation des personnes. Cette dynamique s’incarne à travers la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), souvent citée comme le modèle le plus abouti d’intégration régionale sur le continent africain, notamment en comparaison avec d’autres blocs comme la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC), la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC) ou encore la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC).

Créée en 1975, la Cedeao s’est dotée dès 1979 d’un protocole sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement, entré en vigueur en 1980. Ce texte historique garantit à tout citoyen ouest-africain le droit de circuler librement, sans visa, pendant 90 jours dans n’importe quel pays membre. Cette disposition a fait de l’espace CEDEAO un espace de mobilité parmi les plus fluides du continent, bien avant que l’Union africaine ne relance le débat sur le passeport africain ou la zone de libre-échange continentale (ZLECAf).

Une région à forte intensité migratoire

L’Afrique de l’Ouest est, de loin, la région qui accueille le plus de migrants sur le continent. Selon la Division de la population des Nations Unies (2020), près des deux tiers des migrants ouest-africains résident dans un autre pays de la CEDEAO. Ce chiffre contraste fortement avec la perception dominante qui fait des migrations africaines un phénomène principalement dirigé vers l’Europe. En réalité, les dynamiques migratoires sont d’abord internes à l’espace ouest-africain, favorisées par des affinités linguistiques, culturelles, économiques, et surtout, par le cadre juridique posé par la Cedeao.

Contrairement à d’autres communautés économiques régionales (CER), la CEDEAO ne s’est pas contentée de textes symboliques. Elle a mis en place des mécanismes concrets pour favoriser la mobilité : Carte d’identité biométrique Cedeao, la reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles, le Passeport Cedeao. Ces avancées contrastent avec les lenteurs observées au sein de la SADC, minée par des divergences économiques, ou de la CEEAC, encore fragmentée politiquement. Même l’Union africaine, avec son projet ambitieux de passeport panafricain, peine à franchir le cap de l’universalisation.

Certes, tout n’est pas parfait dans la mise en œuvre des accords Cedeao. Les tracasseries frontalières, les contrôles abusifs, les frais informels et la corruption policière continuent de perturber la fluidité de la circulation. Mais, dans l’ensemble, l’espace CEDEAO demeure le plus fonctionnel d’Afrique en matière de mobilité des personnes. Cette performance repose sur un socle : la volonté politique d’intégration régionale exprimée dès les années post-indépendance, et nourrie par une longue tradition d’échanges commerciaux, culturels et migratoires entre les peuples d’Afrique de l’Ouest.

Amadou Camara Gueye

 

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