‘’La déportation vers le Gabon était une condamnation à mort déguisée’’
Pendant plus de sept ans, Serigne Touba Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, le fondateur du mouridisme, s’est retrouvé entre les mains des Blancs, au Gabon. Dans cet entretien, le chercheur Cheikh Oumar Bamba Diop fait une plongée dans les méandres de cette déportation. Il revient sur les souffrances endurées, la résilience du guide et les fruits ésotériques de cet exil de sept ans.
Pourquoi Serigne Touba a combattu les Blancs ?
Le but des colons était tout simplement de dilapider nos sources, de nous imposer une culture, une religion, une manière de vivre. C’est ainsi qu’ils sont passés par plusieurs étapes, en commençant par les explorateurs, les comptoirs commerciaux, les missionnaires, la traite négrière, la colonisation, la néo-colonisation. Toutes ces étapes ont eu comme dénominateur commun de voler nos ressources et de nous inculquer une manière de vivre, en nous imposant leur culture ainsi que leurs religions. Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, lui, a dit : ‘’Moi, je vous combats. Quand vous avez dit que je suis un combattant, c’est vrai. Mais je ne suis pas un combattant qui prend les armes. Je vais endiguer les phénomènes que vous voulez nous inculquer, en me battant contre vous par la science et la crainte référentielle.’’ Il ne disputait pas avec les Français un lopin de terre, ni une autorité. Ce qui les dérangeait chez lui, c’est qu’il endiguait l’acculturation qu’ils prônaient, leur modèle de vie qu’ils voulaient nous imposer. Le principal problème entre les colons et le cheikh, c’est le refus de Serigne Touba d’épouser leur culture ; sa manière de poser des jalons pour contrer ce qu’ils voulaient nous faire croire ou imposer.
Tous ceux qui ont pris les armes devant le Blanc ont été défaits. Il fallait beaucoup de sagesse pour découvrir d’autres voies et de contourner ce qu’ils voulaient nous imposer sans pour autant verser du sang. Cette voie choisie par le cheikh était d’une grande utilité, parce que les gens l’ont épousée et puis ils se ruaient vers lui et son enseignement. Ceci a endigué, sans tambour ni trompette le travail du colon qui s’échinait à nous imposer une culture et une manière de vivre.
Pourquoi les colons se sont acharnaient sur lui et non pas sur les autres, puisque qu’il existait d’autres résistants ?
Lui et non pas les autres, parce qu’il a été plus perspicace, le plus engagé dans ce qu’il faisait. Ceci avait des résultats qui pouvaient d’ores et déjà être constatés à travers le Baol, le Cayor. Il y avait une allégeance à sa cause, notamment par les grandes familles aristocratiques wolofs. Dans les grandes villes, certains de ses plénipotentiaires appelés des cheikhs faisaient des ravages, si on peut parler ainsi, en appelant des gens vers la voie de Serigne Touba. Donc, les colons ont vu que le phénomène que prônait le cheikh, sa façon de pratiquer l’islam était néfaste pour leur politique d’acculturation et d’aliénation. C’est la raison pour laquelle ils ont jeté leur dévolu sur sa personne jusqu’à lui faire un procès, un tribunal d’inquisition. Ce qui est surtout remarquable, c’est que pendant ce procès, il n’y siégeait aucun juriste. C’était tout simplement des fonctionnaires de la métropole. C’est la raison pour laquelle on peut l’appeler un tribunal d’inquisition, comme cela se passait dans l’histoire lointaine européenne.
C’est ainsi qu’ils ont décidé, de concert avec des hautes autorités françaises, de tuer dans l’œuf l’œuvre du cheikh, parce qu’ils juraient de l’interner au Gabon jusqu’à l’extinction des exactions causées par ses enseignements. C’était tout simplement pour mettre un terme à son influence, parce qu’ils voyaient que c’était néfaste pour eux et ce qu’ils voulaient prôner.
Donc, nul autre que lui ne présentait une si grande menace.
L’esprit de la création de tous les villages du cheikh, c’était d’avoir l’espace et le temps d’adorer son Seigneur dans la quiétude. Ceux qui avaient d’autres ambitions ne voulaient pas de dessein noble du cheikh. C’est la raison pour laquelle, quand il était dans le Djolof, les renseignements français ont commencé à colporter des calomnies sur sa personne. Il y avait des marabouts, des guides religieux qui collaboraient avec les Blancs. Je me garderai de citer leurs noms. Le plus célèbre est celui qui avait réuni ses trois attributs pour se rendre chez Bourba Djolof, puisqu’il était son ami et ils avaient une certaine intimité. Ainsi, il a griffonné quelques lignes sur un papier avant de détourner l’attention du roi et de le mettre dans sa poche pour, par la suite, rentrer chez lui. Dans sa lettre, quand le roi l’a ouverte, il y avait écrit que Samba Laobé Penda et Cheikh Ahmadou Bamba préparaient la guerre sainte.
C’est la raison pour laquelle, après, on a vu que Samba Laobé Penda fut déporté au Gabon.
Quelle avait été la réaction du marabout, quand on l’a informé que les Blancs le cherchaient ?
Quand le cheikh a eu vent des fumisteries sur sa personne, il savait que cela allait venir, parce que dans sa retraite spirituelle de Darou Khoudoss, il avait pactisé avec le Prophète Mouhamed (PSL) à qui il avait demandé de figurer parmi ceux qui avaient fait la guerre de Badr. Le cheikh a accepté, parce qu’il savait que, tôt au tard, des épreuves venant de Dieu devraient être exécutées par les humains. Donc, il s’est offusqué d’apprendre que les Blancs étaient en train de mijoter contre lui. Le jour de son départ, après avoir envoyé Mame Thierno en mission, il attendait dans la demeure de Mbacké Barry. On dit que, la veille, il a regroupé toute sa famille pour parler avec eux et leur raconter l’histoire de dignitaires musulmans et les épreuves qu’ils ont eu à surmonter, comme nous l’enseigne le Saint Coran. Il faut revisiter l’histoire des saints et des prophètes, afin que vous trouviez la sagesse, des leçons qui peuvent être utiles dans la vie. Donc, il n’a pas été offusqué, puisqu’il savait que cela allait venir, tôt ou tard.
Parlons de la déportation vers le Gabon. Comment cela s’est passé ?
Le jour même de sa déportation coïncidait avec le 18e jour de Safar. A Mbacky Barry, le matin, quand Borom Darou Mousty s’est rendu chez le gouverneur pour lui expliquait la raison pour laquelle il était parti, le cheikh n’avait pas bougé de chez lui, car il savait que ce jour-là coïncidait avec le décret divin pour sa déportation. Alors, il est sorti de chez lui accompagné. Il a confié sa famille et sa mission à Mame Ibra Faty. Là, il a demandé que quelqu’un lui porte les bagages, sans se départir de ses ablutions. C’est ainsi qu’un de ses cousins, Cheikh Balla Thioro Mbacké, s’était porté volontaire pour les porter. On dit que ‘’quand il a déposé les bagages par terre, la peau de son crane était collée.’’ Tout ceci montre que le cheikh est bel et bien prophète chez lui. Quand il a fallu donner une vie, affronter le gouverneur qui pouvait le tuer, sans donner d’explication, Mame Thierno Birahim son propre frère s’est porté volontaire. Quand il a voulu que quelqu’un lui porte ses bagages, son cousin Serigne Balla Thioro Mbacké s’est porté volontaire. Tout ceci montre que Serigne Touba était une personne exempte de reproches. Dans son entourage familial, il était adulé, adoré. Chacun avait confiance en lui. Il était conscient de ce que Dieu avait fait de lui le dépositaire.
Le jour de sa déportation, il est monté sur son cheval et est allé rencontrer les colons à Diewol. Concernant le lieu de sa déportation, il ne l’a su que quand le périple a démarré et quelqu’un est venu lui dire : ‘’J’ai entendu dire que tu es déporté vers le Gabon.’’ C’est ce jour-là qu’il a entendu et pour la première fois le nom du Gabon. Le Cheikh avait dit : ‘’Le Tout-Puissant me fait surmonter des épreuves, pour me faire monter en grade devant lui, pour mettre en exergue le peu dont il m’a fait dépositaire.
Mais aussi pour que je sois le serviteur du Prophète Mouhamed (PSL) en Afrique noire.’’ C’est pourquoi la jeunesse africaine a besoin des gens comme Cheikh Ahmadou Bamba, le précurseur d’une civilisation négro-africaine. Le mouridisme, avec les jalons qu’il pose, les tentacules qu’il jette à travers le monde et dans les cœurs, sera, dans quelques siècles, la civilisation négro-africaine qui rendra à la négritude ses lettres de noblesse. Il fera redorer aux Noirs leurs blasons et leur sceau de prestige qu’ils ignorent. Avec sa voie et son enseignement, le Noir verra sa place dans l’appel de Serigne Touba. Tout le monde doit répondre à cet appel.
Comment était une journée de Serigne Touba entre les mains des Blancs ?
Entre les mains du Blanc, le cheikh se comportait comme un ermite, puisqu’il vivait avec des gens qui ne l’aimaient pas, qui ne connaissaient rien de ce qu’il vivait. Il était obligé de vivre loin des gens, en isolement, tout en adorant son Seigneur. Il passait ses journées à jeûner sans avoir de quoi rompre le jeûne. N’empêche, toujours, sa plume grinçait en l’honneur du Prophète Mouhamed (PSL), en lisant le Coran. Dans la forêt équatoriale où il pleuvait plus de 10 mois par an, à cette époque, le cheikh qui était né dans le climat sahélien, tout le monde sait que cela ne pouvait être que difficile. Le Gabon fait partie des pays exportateurs de bois avec des forêts touffues.
Donc, si on récapitule et on se pose la question à savoir comment devraient être ces forêts dans lesquelles il vivait, ceci montre qu’il souffrait. Il y avait la faune, la forêt, l’humidité. C’était difficile, mais lui, puisqu’il avait pactisé avec Mouhamed (PSL), soutenait qu’il ne possédait pas son âme. Mais quand il s’agissait d’endurance, il a le cœur pour supporter quoi que ce soit, si cela résultait de la satisfaction de Dieu. Il a écrit, durant son séjour, ses merveilles littéraires. Un jour, Cheikh Ibrahima Faty Borom Darou Moukhty écoutait les panégyriques ; il pleurait à chaudes larmes. Le cheikh lui demanda ce qui le faisait pleurer : était-ce l’arabe qui était bien libellé ou ce qui était formulé à l’endroit de Mouhamed (PSL) ? Comme Mame Thierno peinait à répondre, Serigne Touba lui dit : ‘’Là où j’écrivais ces vers, une personne autre que moi aurait pensé à sauver sa peau, plutôt que de faire les éloges du Mouhamed (PSL) et de glorifier son Seigneur.’’
Entre les mains des Blancs, le cheikh ne faisait que certains travaux qu’ils lui faisaient faire, mais aussi s’esseulait pour rendre grâce à Allah.
Vous savez que la déportation vers le Gabon était une condamnation à mort déguisée. Quand le cheikh est allé là-bas, ils le voyaient avec des capacités d’adaptation incommensurables. Là, ils sont passés à l’acte. Ils ont essayé de le tuer, en le mettant au poteau avec des tireurs d’élite pour le fusiller, en vain. Ils l’ont mis dans un four pour l’incinérer vivant, en vain. Ils l’ont enterré vivant, en vain. Il restait vivant, parce que le Prophète (PSL), par la grâce de Dieu, avait garanti sa vie. Donc, il ne pouvait pas mourir là-bas. Il ressentait tout ce qu’on faisait subir à son corps, mais il ne pipait mot et ne montrer une quelconque douleur sur son visage. La faim, la soif, les insectes, l’humidité, la chaleur, la forêt : il a enduré tout cela comme une personne normale. L’intervention divine était de le maintenir en vie. Il a souffert entre les mains des Blancs.
On sait qu’il a été victime de toutes sortes de pression et de difficulté. Pourtant, il restait focus sur son devoir envers son Seigneur. Qu’est-ce qui faisait sa force et expliquait sa zen attitude ?
Serigne Touba restait zen et imperturbable, parce qu’il avait des objectifs bien définis. Il avait aussi la compagnie du Prophète Mohamed (PSL), la compagnie des saints et celle des anges. Donc, ésotériquement, il pouvait paraitre seul, mais il a toujours été avec son Seigneur. Cette sollicitude ne s’est jamais ressentie, parce qu’il était toujours en compagnie Dieu. C’est la raison pour laquelle, durant toutes ces années, malgré tout ce qu’il a eu à rencontrer comme difficultés, il est resté grand, fort mentalement et physiquement. Il savait qu’au terme de ses épreuves, il serait l’homme qui allait juxtaposer le Prophète Mohamed (PSL) dans la lignée de la sainteté, et je pèse bien mes mots. Après le Prophète Mohamed (PSL), il n’y a que Serigne Touba Cheikh Ahmadou Bamba. Ceci, il l’avait déjà su quand il montait dans le bateau en partance pour le Gabon. Il dit à ce propos : ‘’Dieu m’a fait savoir quand je montais dans le bateau que j’étais élu, le privilégié du Prophète Mohamed (PSL).’’ Ceci était tellement grand dans son corps et son esprit qu’il ne pouvait plus se plaindre de quoi que ce soit.
Donc, pendant toutes ces années, il savait qu’il allait retourner au pays, pour continuer à servir son Seigneur et le Prophète Mohamed (PSL).
Durant son exil, ses proches restés au Sénégal n’ont pas montré un quelconque geste de résistance. Qu’est-ce qui explique cela ?
Quand il était au Gabon, il avait mis Cheikh Ibrahima Faty Borom Darou Mouhty aux commandes. Il lui avait écrit une lettre dans laquelle il disait : ‘’Je t’ai donné l’ordre de prendre la place où j’étais avec toutes les prérogatives.’’
C’est ainsi que Cheikh Ibrahima Faty continuait son œuvre en dirigeant les cheikhs de Serigne Touba. Il en a fait 84. Ce qui veut dire que c’est un cheikh par mois, durant les sept années que le cheikh a passées au Gabon. Il a veillé à ce que les jeunes soient instruits et qu’ils reçoivent les enseignements adéquats pour leur formation et leur éducation. C’est pour cela que les Mauritaniens ont témoigné de Cheikh Ibrahima Faty, en ces propos : ‘’Pendant ces années très difficiles, Cheikh Ibrahima Faty a réussi à assurer la marche mystique de ceux qui aspiraient à l’agrément divin. Mais il a aussi assuré l’éducation et l’enseignement de la famille du cheikh.’’ D’où Serigne Mouhamadou Lamine Barry (fils de Serigne Touba), qui fit aussi un témoignage sur Cheikh Ibrahima Faty, en disant : ‘’N’eût été mon père Cheikh Ibrahima Faty, nous n’aurions pas reçu une si bonne éducation et nous ne serions pas comptés parmi ceux qui maitrisent le Coran. Alors toi, quelqu’un qui t’égale ne sera pas vu sur cette terre.’’
Chacun des cheikhs de Serigne Touba était dans son coin, pour procéder à ce qu’il devrait faire, c’est-à-dire enseigner. Ils n’avaient pas besoin de se révolter, parce que Serigne Touba n’a jamais accepté qu’on le fasse. Ils lui ont proposé cela à Louga et à Saint-Louis, mais il le leur a interdit. Il leur a toujours dit que cela n’était pas nécessaire, car il avait une mission à effectuer et allait revenir avec la gloire.
C’est ce qu’il a confié à Amadou Ndiaye Mabey, quand il lui donna le fameux khassida du nom d’Assirou, en lui disant qu’il allait en déportation et malgré tout ce qui allait s’y passer, allait revenir. Qu’il allait réussir aussi dans cette mission.
Donc, les cheikhs, la famille du cheikh, les grandes figures du mouridisme continuaient à faire ce que Serigne Touba leur avait commandé, c’est-à-dire adorer Dieu, travailler les champs, s’adonner à la lecture du Coran et enfin donner une place importante à l’éducation et à l’enseignement des jeunes.
Autant d’années entre les mains des Blancs et, pourtant, à son retour au port de Dakar, il leur a tous pardonné. Comment vous analysez cela ?
Le fait qu’il pardonne montre la grandeur de l’homme. Dieu dit dans le Coran : ‘’Réponds par la sagesse à celui qui te cherche du mal. Ne sera capable de faire cela que quelqu’un d’une grande sagesse ou qui a une place privilégiée auprès de moi.’’ C’est la raison pour laquelle Cheikh Ahmadou Bamba a eu la grandeur de pardonner. Il savait que bien que le colon l’avait beaucoup martyrisé, il disait que ses épreuves ne pouvaient pas manquer dans son odyssée. Le travail qu’il a effectué dans la mer ne sera rétribué que dans l’au-delà.
PAR CHEIKH THIAM