Des cancéreux sevrés de traitement
Confiné par le coronavirus, le ministère de la Santé ne semble s’intéresser qu’au nombre de morts et de cas dû à cette nouvelle maladie. Pendant ce temps, les cancéreux, avec leurs familles, continuent de souffrir atrocement dans leur coin. A cause des mesures restrictives et des difficultés de trouver un rendez-vous à l’hôpital, certains ne parviennent plus à poursuivre leur traitement.
Abdoulaye Diouf Sarr serait-il devenu le ministre en charge du coronavirus ? Depuis le début de cette pandémie, on a l’impression qu’on ne meure que de cette maladie au Sénégal. Des ressources humaines et financières colossales ont été mobilisées en un temps record, pour lutter contre la Covid-19. Souvent au détriment d’autres pathologies parfois bien plus graves, qui emportent plus de vies, ruinant beaucoup de familles.
Fatou Diouf¨a le cœur meurtri. Sa tante souffre du cancer. Et voilà cinq longs mois qu’elle n’arrive pas à décrocher un rendez-vous pour son traitement. ‘’Imaginez un malade du cancer, sans aucun traitement depuis janvier’’, témoigne la nièce très étreinte par l’amertume. Avant d’ajouter : ‘’On ne fait qu’essayer de stabiliser ses problèmes cardiovasculaires. Mais son état santé se dégrade de plus en plus. C’est vraiment très difficile. Nous espérons vivement en finir bientôt avec cette crise pour qu’elle puisse décrocher son rendez-vous.’’
En fait, la bonne dame était convoquée le 7 mai dernier à l’hôpital Dalal Diam de Guédiawaye. C’était pour prendre les mesures pour sa radiothérapie. Hélas ! Elle va devoir prendre son mal en patience. Son rendez-vous a été renvoyé sine die. ‘’Ils ne nous ont pas donné les motifs. Ils ont juste promis de nous rappeler ultérieurement. Sans plus de détails’’, confie Mlle Diouf. Ainsi furent brisés tous leurs espoirs de rencontrer enfin un médecin. Et la malade de continuer de souffrir dans son coin, sous les yeux de sa famille impuissante.
Perte de revenus, peur d’attraper le coronavirus, difficultés liées au transport
Elles sont par dizaines, les familles de personnes atteintes de cancer qui peinent sérieusement à soulager leurs malades, en ces temps de pandémie de coronavirus. La fréquentation des structures de prise en charge a drastiquement baissé. Rien que pour le Centre international de cancérologie de Dakar, une bonne partie de la clientèle a été perdue. Car, renseigne le Dr Abdoul Aziz Kassé, 80 % de la clientèle de cette structure privée provenait de la sous-région. Avec la fermeture des frontières, tout ce beau monde se retrouve dans des difficultés énormes pour rejoindre leur médecin.
Hormis cet obstacle, plein d’autres se dressent devant les cancéreux qui ont toutes les difficultés du monde pour subir correctement leur traitement. Pour Modou Fall, le problème est double. En plus des nombreuses difficultés pour décrocher une autorisation de voyager en vue de rallier sa structure de soins, il a aussi la trouille de choper le coronavirus. Ce qui est en partie dû à la communication autour de la nouvelle maladie contagieuse. La soixantaine révolue, il développe : ‘’On dit que le coronavirus attrape plus les personnes âgées. Moi, en plus d’être vieux, j’ai le cancer et j’ai aussi le diabète. C’est pourquoi, je ne veux pas me rendre dans les hôpitaux. J’attends que la crise passe.’’
Revenant sur la baisse de la clientèle, le Pr. Kassé explique que cela pourrait être lié à plusieurs facteurs. En sus de ceux qui ont été mentionnés, il invoque des facteurs économiques. ‘’Un malade m’a dit qu’il ne peut pas venir, parce qu’il n’a pas d’argent. Il arrivait à honorer ses rendez-vous, grâce au soutien d’untel ou d’untel autre membre de sa famille. A cause de la crise, il a perdu ses revenus. Il y a aussi le cas d’un autre patient que je suivais au centre. Il a fini son traitement par radio-chimiothérapie, le 12 février, mais jusqu’à présent, il n’arrive pas à être opéré, faute de moyens. C’est un marchand qui n’arrive plus à avoir des recettes. Tous ces gens sont obligés d’attendre’’.
Des patients traités qui ne guérissent pas à cause de la qualité douteuse des médicaments indiens
En ces temps de pandémie, les cancéreux sont confrontés à un supplice sans fin. Quand, par extraordinaire, ils parviennent à décrocher un rendez-vous, il y a les ruptures de médicaments qui se dressent contre leur prise en charge. Selon le Pr. Kassé, depuis le début de la crise, les malades peinent à avoir certains médicaments. ‘’J’ai remarqué que, quand nous prescrivons certains médicaments à certains malades, ils ont du mal à les trouver sur le marché. Parfois, ils font le tour des pharmacies sans rien voir. Nous avons même eu à requérir qu’une dame achète un médicament du Mali, puis de la Côte d’ivoire pour le faire venir via DHL. Vous vous rendez compte !’’.
Outre les ruptures, la qualité des médicaments disponibles au Sénégal est également très douteuse, si l’on en croit le Dr Kassé. ‘’Nous voyons, dit-il, des malades qui sont soignés avec ces génériques indiens, qui n’ont pas de chute de cheveux, pas de problème au niveau des ongles, pas de vomissement, aucune complication liée à une chimiothérapie normale. En définitive, on se rend compte qu’ils ne guérissent pas. Est-ce que réellement, dans ces médicaments indiens, il y a la molécule ? Est-ce que réellement, il y a la quantité de produits suffisants ? Je pense qu’il faut arrêter’’.
Pourtant, en 1978 déjà, renseigne le Pr. Kassé, il y avait la Sipoa qui fabriquait des médicaments génériques. Selon lui, cette industrie a été tuée par des Sénégalais. L’administration aurait fait peser tellement de charges que ce n’était plus rentable. Une autre multinationale allemande a repris l’usine, mais sans succès. ‘’Actuellement, l’Inde et le Maroc achètent en Chine la poudre de ces médicaments, ils vont fabriquer des comprimés et injections et viennent les déverser au Sénégal. Sans contrôle de qualité, sans rien. Pourquoi on n’est pas capable de faire la même chose et d’avoir de la qualité pour nos malades et même pour desservir la sous-région ? Les îles du Cap-Vert le font. Pourquoi ce n’est pas possible au Sénégal qui le faisait en 1978 ?’’, s’indigne le cancérologue. Non sans rappeler qu’il y a quatre ans, il a été en Allemagne pour voir un groupe de Sénégalais en vue de faire la même chose. Mais le projet a été stoppé net par des fonctionnaires, à cause de querelles de leadership.
Des familles ruinées
Par ailleurs, corona ou pas corona, les cancéreux sont habitués aux supplices de toutes sortes. Quand un membre de la famille chope la méchante maladie, c’est le cauchemar pour tous les proches. Fatou Diouf ne démentira certainement pas cette assertion. La jeune entrepreneure a dû renoncer à beaucoup de projets pour accompagner sa tante. Un impact incalculable sur son travail, sur sa vie. Triste, mais la foi en bandoulière, elle se confesse : ‘’Je ne peux te dire combien de contrats cela m’a fait perdre. Parfois, j’emmenais mon ordinateur avec moi à l’hôpital, dans l’espoir de profiter du temps d’attente. Mais c’est quasi impossible. Car quand elle s’assoit, il faut qu’elle s’adosse à quelque chose. Et c’est sur moi. Il en est ainsi de 6 heures à 17 heures parfois.’’
La prise en charge des personnes atteintes de cancer, selon elle, est désastreuse. A Le Dantec, le service est plein tout le temps, et dès l’aube. Il n’empêche, Fatou loue la bravoure des blouses blanches, mais décrie la situation de la structure. ‘’Je dois dire que je suis admirative des médecins. De véritables héros. Mais les moyens sont dérisoires. L’hôpital est dans un dénuement total. En plus du malade entre tes bras, tu dois courir à gauche et à droite pour avoir des chaises roulantes, une place pour garer sa voiture… C’est difficile’’, lâche-t-elle, un brin dépitée.
A ce calvaire, il faut ajouter le coût financier exorbitant. ‘’En deux temps, trois mouvements, témoigne Mlle Diouf, cela te prend des millions qui partent pour des analyses à faire chaque semaine ou chaque quinze jours. Pour ma tante, ils avaient dit qu’elle serait peut-être opérée. Ensuite, ils sont venus dire qu’elle va faire une chimiothérapie, avant de nous dire qu’elle est trop fragile pour un traitement. Car elle a aussi des problèmes cardiaques. Finalement, ils ont opté pour une radiothérapie’’.
Revenant sur le montant du traitement, le Pr. Kassé essaie de donner une idée. Si un membre de votre famille doit faire une radiothérapie, explique-t-il : c’est une biopsie 46 000 F, un scanner 100 000 F, une IRM 160 000 F, un bilan biologique 46 000 F CFA… Et arrivé jusqu’à la chimiothérapie 3 500 000 F, la radiothérapie 2 700 000 F CFA… ‘’D’où est-ce que vous allez tirer tout ça ? Mais vous êtes complètement ruiné. Non seulement vous êtes ruiné, mais vous ruinez toute la famille. Vous allez y mettre vos économies, vos biens, tout pour soigner votre malade. Parce que le système de solidarité est limité à l’échelle familiale’’.
Selon lui, il urge de mutualiser les ressources à l’échelle nationale pour soulager tous les malades. En plus des cotisations, il estime que l’Etat devrait davantage taxer des produits comme la cigarette, l’alcool, les produits alimentaires transformés…
Quand l’Etat peine à compter ses malades et morts du cancer
En attendant les mesures draconiennes pour soulager les familles et les malades, le cancer continue de faire des ravages aussi bien au Sénégal que dans le monde. Il résulte des statistiques d’organismes internationaux spécialisés que le cancer a tué plus de 3 millions de personnes, depuis le début de l’année, soit beaucoup plus que le coronavirus (chiffres du 23 mai).
Au Sénégal, en l’absence d’un effort de l’Etat, ne serait-ce que pour compter les malades, il faut se référer aux chiffres l’Organisation mondiale de la santé. Et selon ladite organisation, chaque année, 10 700 cas de cancer sont diagnostiqués dans le pays pour 7 500 nouveaux décès ; soit 30 nouveaux cas de cancer et 21 décès chaque jour.
Invoquant ces chiffres, le Pr. Kassé déclare : ‘’Imaginez, un seul instant, qu’on se mette à la radio ou à la télévision, tous les matins, pour dire : depuis ce matin, nous avons enregistré 30 nouveaux cas de cancer ; depuis ce matin, nous avons 21 nouveaux décès par cancer… C’est sûr que cela créerait une véritable psychose chez les populations. Je ne discute pas de la communication sur le coronavirus, encore moins la stratégie… Je dis juste que si on faisait la même chose pour les maladies infectieuses, le sida, le cancer, le diabète, les maladies cardiovasculaires… cela serait, à coup sûr, contreproductif. Mais pour le coronavirus, je ne sais pas si c’est approprié ou pas ; les responsables s’en chargent.’’
A en croire le cancérologue, il faut certes se mobiliser pour lutter contre le coronavirus qui se propage très vite et qui tue. Mais il ne faudrait pas non plus oublier les autres pathologies. Selon lui, l’Etat, à travers une implication personnelle du chef de l’Etat, a fait des efforts très importants, mais leur mise en application souffre d’une incohérence absolue. Parmi ces efforts, il y a l’achat de trois machines de radiothérapie, la gratuité des vaccins (hépatite et papyloma), la gratuité dans la chimiothérapie… souligne-t-il, non sans préciser : ‘’Sauf qu’on lui a acheté des médicaments indiens qui ne marchent pas.’’