Les causes potentielles des drames
Après la République dominicaine et Mbour, pour ne citer que les plus récents, voilà un énième drame de l’émigration irrégulière qui suscite l’émoi à Dakar et un peu partout au Sénégal.
Trente corps sans vie, en état de putréfaction avancé, trouvés avant-hier dans une pirogue au large de Dakar. Plusieurs dizaines, voire des centaines de disparus annoncés auparavant. Des familles entières décimées, plongées dans la tristesse et la désolation, et qui ne sauraient même pas faire correctement leur deuil, faute de revoir, ne serait-ce que les restes de leurs parents perdus sur les routes de l’émigration irrégulière. Le spectacle devient récurrent ; aujourd’hui presque banalisé. ‘’EnQuête’’ a essayé d’en cerner les causes potentielles avec le coordonnateur du Conseil local de pêche artisanale (CLPA) à Djiffère, Souleymane Thiaw.
À en croire le pêcheur qui est né et a grandi dans une famille de pêcheurs et qui côtoie pas mal de capitaines de pirogues dont certains ont tenté l’aventure, plusieurs raisons peuvent expliquer cette récurrence des chavirements de pirogues sur la route de l’Espagne. En effet, a-t-il expliqué, si certaines sont liées à la nature du voyage qui est périlleux en lui-même, plusieurs autres s’expliqueraient par la quête du gain, de la part des businessmen de la mort. ‘’Dans cette affaire, il y a des pêcheurs aguerris qui le font par nécessité et qui en profitent pour aider des gens. Mais de plus en plus, il y a également des businessmen qui ne sont là que pour gagner de l’argent et qui, parfois, ne connaissent rien de la mer’’, fait-il remarquer. Et comme ils ne se soucient que du gain, explique le pêcheur, souvent, ils ne prennent pas toutes les précautions requises.
Très sûr de lui, Souleymane est largement revenu sur les types de manquements qui peuvent causer l’échec ou le chavirement des pirogues.
D’abord, il y a l’état de la pirogue qui n’est pas toujours des meilleurs. Ensuite, celui des moteurs, l’alimentation en essence, la nourriture… ‘’Pour maximiser leur profit, beaucoup de trafiquants ne prennent pas de pirogues en bon état. Certains vont prendre des pirogues qui ne peuvent même pas aller à Saint-Louis pour entreprendre le voyage. Il peut également arriver que l’essence ou la nourriture ne soit pas suffisante, mais cela peut s’expliquer par plusieurs raisons…’’, a-t-il déclaré, non sans épingler également les pêcheurs professionnels qui sont souvent les principaux organisateurs, seuls ou en complicité avec des bailleurs. ‘’Eux ils savent reconnaître une pirogue apte à faire ce voyage et dans quelles conditions. Mais sachant qu’ils ne partent pas à bord, parfois, ils peuvent faire du n’importe quoi en sacrifiant les gens. Par exemple, ils vont réclamer au bailleur le prix d’un moteur neuf et aller acheter un d’occasion. Ou bien l’on prévoit avec le bailleur d’amener 150 personnes et ils en prennent 50 ou 100 supplémentaires. Finalement, on se retrouve avec une surcharge qui non seulement peut créer un chavirement, mais aussi parfois la pirogue peut le supporter, mais comme pour la nourriture on avait prévu 150 personnes, cela va causer également problème’’.
Mais quid alors des candidats qui osent le voyage dans ces conditions ? De l’avis de l’expert, c’est parce que souvent, la pirogue est amarrée au large. ‘’C’est d’autres pirogues qui viennent vous prendre sur les rivages. Une fois au large, si vous vous apercevez que la pirogue n’est pas apte et si par exemple vous ne savez pas nager, vous n’avez plus le choix ; vous allez monter par la force. C’est aussi cela le problème’’, a-t-il soutenu.
Hormis ce facteur lié aux marchands de la mort, il y a les causes naturelles inhérentes à la nature même du voyage, selon notre interlocuteur, qui explique : ‘’Les piroguiers qui partent vont dans des zones qu'ils ne maîtrisent pas. Or, ce sont des zones où il y a plus de profondeur et les vagues sont bien plus violentes, du mauvais temps qui est plus fréquent, surtout durant l'hiver, avec le vent qui accompagne souvent la pluie dans ces zones. Quand le vent vient en sens inverse, si la pirogue n'est pas trop résistante, elle peut être endommagée. Et là, tu ne peux plus continuer. Souvent, l’irréparable est inévitable’’.
La meilleure chose à faire, selon lui, c’est de rebrousser chemin, quand le temps n’est pas propice. Malheureusement, beaucoup ne voient que l’arrivée en Espagne. ‘’Parfois, la pirogue peut aller jusqu'à se rapprocher des côtes espagnoles, mais à cause du mauvais temps, si vous n'avez pas où accrocher la pirogue, elle va reculer et vous allez vous éloigner des côtes. Imaginons que la pirogue fasse marche arrière pendant deux jours. Tu ne peux plus avoir suffisamment d'essence pour continuer. Voilà autant de facteurs qui peuvent entraîner l’échec ou les drames’’, analyse le coordonnateur du CLPA de Djiffère.