Publié le 15 Jun 2023 - 18:15
EMEUTES DES 1ER, 2 ET 3 JUIN

Le Parquet sur la piste de Sonko

 

Les éléments de langage d’un nouveau dossier judiciaire se mettent en place comme les pièces d’un puzzle. Après le secteur privé, le gouvernement communique de manière graduelle sur le lourd bilan des émeutes qui ont suivi la condamnation d’Ousmane Sonko à deux ans de prison dans l’affaire « Sweet beauté ». Pertes en vies humaines, dégâts sur le chantier du BRT, annonce de mise en chômage technique d’employés par Auchan… A doses homéopathiques, le pouvoir prépare l’opinion à une nouvelle information judiciaire contre l’opposant.

 

Dans le registre des « exceptions » légales, comme l’explique une source judiciaire, « il faut aussi voir une démarche d’opportunité pour l’administration de la justice ». Comment en effet expliquer, autrement que par la collection en cours de nouvelles charges, la situation paradoxale que vit actuellement Ousmane Sonko, condamné par contumace, « détenu libre chez lui » sous haute surveillance policière mais sans que le parquet, en charge de l’exécution des peines, n’ait cru utile de le faire conduire en prison ? Déjà que l’annonce de sa condamnation avait déclenché de violentes émeutes ayant fait au moins 23 morts à Dakar et Ziguinchor, il y a des risques politique et sécuritaire que le pouvoir savait hautement inflammables en cas d’emprisonnement du chef de l’opposition.

N’empêche, de sources concordantes, EnQuête a appris qu’instruits par leur hiérarchie, la police et la gendarmerie ont fini de « réunir les éléments de preuve pouvant assoir de nouvelles charges ». Premier élément : à la veille du verdict de l’affaire « Sweet beauté », Ousmane Sonko avait fait une déclaration publique appelant à « la désobéissance civile contre la justice », après avoir qualifié ses procès de « farces judiciaires ».

Le leader de Pastef et maire de Ziguinchor avait jusqu’à hier, soit quinze jours après le verdict de la chambre criminelle le condamnant à deux ans de prison ferme et à une amende de 600 000 FCFA pour corruption de jeunesse, pour se constituer prisonnier, ce que le code pénal a traduit par l’expression « acquiescer à la condamnation » (article 356 du Code de procédure pénale). Il n’en a rien fait et d’ailleurs, l’un de ses avocats avait très vite écarté cette éventualité, le jour même du premier dénouement judiciaire de l’affaire « Sweet beauté ». « Il est hors de question que Ousmane Sonko se constitue prisonnier », avait alors indiqué Me Bamba Cissé.

« Ousmane Sonko, le seul homme dans l’histoire à avoir été jugé par contumace, alors que tout le monde sait où il se trouve », a raillé hier nuit le journaliste Cheikh Yérim Seck sur le plateau de « Faram Facce », l’émission politique animée par Pape Ngagne Ndiaye sur le Télévision Futurs médias.

L’image de l’institution judiciaire

Prisonnier, l’opposant l’est dans les faits, depuis qu’il est contraint de rester à son domicile de la Cité Keur Gorgui, avec des membres de sa famille ; depuis la fin de son équipée routière partie de son fief de Ziguinchor et qui a pris fin vers Koungheul, le dimanche 28 mai, après son interpellation par la gendarmerie et son confinement à domicile.

Son accusatrice Adji Raby Sarr a décidé de faire appel du verdict de la chambre criminelle, ce qui ne saurait porter que sur son volet civil (le montant des dommages et intérêts). On comprend mieux maintenant pourquoi le parquet n’avait pas lui aussi interjeté appel : c’est qu’entre l’énoncé du verdict et le délai qui lui était imparti pour le faire, des événements plus graves sont venus se greffer à l’affaire avec une crise qui a culminé par des pillages hors normes, et des centaines d’interpellés qui s’entassent actuellement dans divers centres de détention.

Mardi dernier, le procureur de Dakar, Abdou Karim Diop avait annoncé l’ouverture d’une information judiciaire contre X. Il vise déjà des centaines d’interpellés, « pour des faits d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, participation à un mouvement insurrectionnel, actions diverses causant des dommages aux personnes ou à leurs biens, actes et manœuvres de nature à compromettre la sécurité publique ». Il vise surtout…X.

Le bilan de ces émeutes est très lourd au plan financier, après les morts déplorés dont plusieurs par balles. Plusieurs organisations accusent les forces de l’ordre d’avoir fait usage de leurs armes létales, alors que des vidéos circulent en même temps sur les réseaux sociaux et montrant des hommes en civil portant des fusils d’assaut et des armes de poing.

Le chantier du Bus Rapid Transit, un projet novateur de transport urbain et qui doit créer 1000 emplois permanents après les 3000 lors des travaux de construction, a subi de lords dégâts lors des manifestations : dix-neuf stations sur vingt-trois ont été vandalisées, des systèmes de billettique détruits, ainsi que toute la signalisation le long du corridor. Au niveau des stations, il n’y a plus de vitrage. L’Ageroute et le Cetud sont en train de faire l’évaluation avec les huissiers commis à cet effet, pour donner exactement le coût des dommages subis.

Pour leur part, les organisations membres du Conseil national du patronat (CNP) sénégalais ont établi mardi dernier un bilan provisoire des dégâts et dommages à coût de dizaines de milliards de francs CFA. 14 établissements financiers (banques et points argent) ont été impactés, 31 agences touchées avec un préjudice estimé à 3 milliards FCFA. Auchan déplore le sac de sept magasins et pourrait envoyer 300 travailleurs en chômage technique. A qui la faute ?

Mais reste le coût politique d’un emprisonnement du maire de Ziguinchor. Dans tous les cas, le statu quo ne saurait perdurer, au risque d’écorner encore l’image de l’institution judiciaire, alors que le gouvernement peine à sortir du tir de barrage qu’il subit de la part de la presse étrangère et des organisations de droits de l’Homme, suite à la diffusion d’images montrant des individus en civil armés opérant aux côtés de forces de l’ordre, lors de la répression des manifestations. La tension n’est pas près de retomber…

Amadou FALL

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