‘’Comment je vois l’avenir du continent africain…’’ ‘’En 2050, l’Afrique va nourrir le monde…’’
En poste à la tête de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) depuis 2008, l’Australien Francis Gurry semble être à la bonne fenêtre pour observer le monde. A Dakar du 3 au 5 novembre 2015, dans le cadre d’une conférence placée sous le thème "La propriété intellectuelle pour une Afrique émergente", le Directeur général de l’OMPI a échangé avec EnQuête sur l’avenir de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur dans le monde actuel, en pleine mutation. Pour cet homme pas trop familier avec la langue de Molière, les transformations technologiques, sociales, économiques et éthiques que le monde expérimente ne sont pas un obstacle à la prise en charge des intérêts des créateurs. Il se penche sur l’avenir du monde qu’il essaie de décortiquer avec pragmatisme, profondeur et une expérience forgée par le temps.
Avec le numérique, nous vivons dans un monde en pleine mutation. Comment parvenez-vous à adapter la problématique de la propriété intellectuelle à ces évolutions de plus en plus rapide ?
La révolution numérique est fondamentale. C’est quelque chose qui se fait, bien souvent en dehors des institutions. C’est une réalité dont il faut impérativement prendre compte dans le monde où nous vivons. Qu’on le veuille ou pas ! Comment cela se traduit exactement ? On voit aujourd’hui un changement complet dans la manière de produire, de distribuer et de consommer les œuvres artistiques, littéraires, musicales etc. Ces changements sont radicaux.
Vous voulez dire que nous sommes en train d’expérimenter une révolution ?
C’est une révolution. Et je pense qu’elle est totale.
De quelle ampleur si vous devez par exemple la comparer à un événement dans l’histoire des hommes ?
(Il réfléchit !). Je pense que la révolution numérique est de la même ampleur que l’invention de l’imprimerie. Les conséquences vont être énormes. Elles le sont déjà. On a vu ce que la révolution de l’imprimerie a donné comme changements sociaux. Cela a tout bouleversé : les relations des pouvoirs, toutes les institutions, l’inclusion de populations entières dans un nouveau système de savoir, la presse, le recul de l’analphabétisme etc. Il y a un changement qui se passe dans le monde qui est comparable à ce que je viens de décrire.
Que peut faire l’OMPI, une simple institution spécialisée des Nations unies et qui est juste née en 1967 ?
Ce n’est pas l’OMPI qui fait cette révolution dont je parle. On s’occupe simplement des artistes exécutants, des créateurs et des contenus. Notre préoccupation est d’assurer que dans cette grande transformation, les créateurs et les artistes exécutants puissent continuer à non seulement survivre, mais fleurir.
Avez-vous les moyens de vos ambitions ? Internet semble être un vrai rouleau compresseur.
Je ne dirais pas comme vous que la révolution numérique est contre les artistes créateurs.
Vous diriez quoi alors ?
Je dirais qu’on est passé par plusieurs étapes de l’évolution de cette révolution numérique. Tout d’abord, les artistes exécutants, la plupart associés dans le business avec des maisons d’édition, des sociétés d’enregistrement sonore, etc, ont résisté. Ils ne voulaient pas entendre parler de cette révolution.
Ensuite, on a vu l’arrivée d’un modèle, en particulier le modèle de iTunes, d’Apple, qui mettait le contenu légitime sur l’internet. Ensuite, on est ainsi passé à un autre stade où il y a eu d’autres modèles qui sont utilisés tels que le Streaming, ou les abonnements. On est maintenant plus ou moins dans une grande expérimentation de modèles. On ne sait pas encore si ces modèles sont durables ou non. Parce que, on a eu de grands modèles tels Spotify, Deezer, qui n’ont pas fait de bénéfices.
Est-ce que des pays africains ont intérêt à respecter les règles du jeu. Une licence de Microsoft coûtant très cher, on a peut-être intérêt à nous inscrire dans la contrefaçon ? Cela est vrai pour d’autres cas…
L’intérêt des artistes africains est dans la création, parce que, je pense que les artistes exécutants et les créateurs en Afrique souffrent de la piraterie numérique. Ils souffrent beaucoup. Comment est-ce qu’ils gagnent leur vie dans ces circonstances ? J’ai en mémoire ce grand chanteur qui est mort sans sou, parce que tout le monde piratait ses œuvres. On peut trouver, même si c’est de plus en plus difficile, des sites pirates pour avoir accès gratuitement à la musique des gens. Il y a un intérêt social, à long terme, à établir un système qui fait que les artistes africains, les créateurs profitent de leur métier. Et je pense, pour en revenir au sujet développé plus haut, qu’il y a une opportunité offerte par l’internet qui permet de répandre la musique au niveau mondial et non pas seulement à un niveau local.
Avant les artistes jouaient dans un endroit fermé et c’est seulement ceux qui étaient sur place qui pouvaient assister à la consommation du produit. Ensuite, il y a eu l’enregistrement vers la fin du 19ème siècle, qui a élargi l’audience. Maintenant, l’internet, c’est le monde, c’est une plate-forme mondiale. Par quels moyens cette protection doit-elle s’opérer ? Ce que nous faisons, c’est que nous rétablissons le système juridique, pour permettre aux autres d’utiliser cette plate-forme avec des modèles de business. C’est aux gens de réagir pour voir ce qui se passe dans le monde pour développer un modèle africain. C’est ce qui est difficile du point de vue de la politique parce que ce n’est pas le gouvernement qui doit le faire. Ce sont les entreprises. Et c’est pour cette raison qu’il faut de l’innovation chez les créateurs pour voir comment rendre tout cela possible. Il y a une dizaine de plates-formes streaming par exemple pour l’Afrique, pour ne donner que cet exemple.
Cette approche développée s’intéresse donc moins aux Etats qu’aux entreprises et à la société civile ?
Je dis simplement que le rôle de l’Etat a changé dans cet environnement et tout le monde s’en rend compte, parce que l’internet, c’est trop large. Quel que soit ce que fait le gouvernement, il ne peut pas tout contrôler. Les gens peuvent l’utiliser. Tout ce qu’on est en train de faire, c’est de mettre en œuvre des systèmes informatiques par les sociétés de gestion collective, pour qu’elles puissent se connecter aux réseaux internationaux pour la distribution des œuvres africaines. C’est une forme de renforcement de capacités techniques que nous faisons.
Quels sont les obstacles auxquels vous vous attendez dans cette tâche ?
Comme je l’ai dit, l’internet est incontrôlable, parce que ce n’est pas nous qui faisons les modèles de business. Nous sommes dans un monde qui a été, dans un certain sens, privatisé, qu’on le veuille ou non. Dans le passé, les maisons de disques ou de production étaient plus contrôlables, parce que les Etats avaient affaire à des entités physiques. Aujourd’hui, tout a changé parce que l’immatériel s’est invité dans la partie. Que cela soit voulu ou non, c’est ce qui est en train de se faire. C’est cela le nouvel environnement du monde. Notre devoir est de veiller à ce que les artistes et créateurs ne soient pas lésés dans ce processus.
Vous insistez beaucoup sur l’internet, mais dans l’industrie Pharmaceutique, dans le domaine industriel, il y a des problèmes. Etes-vous bien sensible aux problèmes, surtout lorsqu’on demande à un pays pauvre d’acheter des licences qui coûtent bien cher, comme ce fut dernièrement le cas avec les antirétroviraux ?
Bien sûr, on a eu une coopération trilatérale avec l’OMS et l’OMC pour la question de l’accès aux médicaments. Sur ce point, ce qui est important, c’est de se rendre compte que c’est une question d’équilibre. On a une tension qui existe et qui va continuer à exister entre deux impératifs.
Il y a un impératif de l’innovation. Cela veut dire que si on ne met pas de l’innovation dans le domaine de la santé, il n’y aura pas de progrès contre les microbes, parce que les microbes sont constamment en évolution. Si les microbes sont innovateurs, nous devons être, nous les humains, innovateurs aussi. Même si les microbes n’étaient innovateurs, nous avons le devoir de faire des progrès contre ce qui existe. Ce qui nécessite donc des investissements économiques dans la recherche pour le développement. L’un des encouragements prioritaires, c’est le brevet et l’exclusivité. Et l’exclusivité veut dire qu’il y a un contrôle d’accès. C’est cet accès qui se vend.
Mais d’un autre côté, il y a l’impératif de l’amélioration de la qualité de vie et partage du bénéfice social de l’innovation. Pourquoi on veut l’innovation ? On veut cela pour que les gens puissent bénéficier de l’innovation.
Mais est-ce que moralement une industrie pharmaceutique a le droit de refuser de distribuer des médicaments à des populations infectées par exemple par le virus du Sida ?
C’est ce qui s’est passé en Afrique du Sud, avec les antirétroviraux. Mais les choses ont beaucoup évolué. Cela a été une erreur d’avoir attaqué l’Afrique du Sud sur cette question. Mais maintenant les choses ont changé. On est loin de ça. Aujourd’hui, la question, c’est de voir comment établir l’équilibre : faire profiter tout en ne tuant pas la création et l’innovation. Moi je pense - et c’est un préjugé personnel lié au fait que je suis anglo-saxon - qu’il faut trouver des solutions pragmatiques.
Cela veut dire ?
Je vais faire mention d’une société pharmaceutique, Gilead (ndlr, société pharmaceutique américaine) en l’occurrence. Gilead a une solution pour l’Hépatite C. Elle a trouvé la formule pour une guérison totale. (Il insiste) Totale. Alors, le traitement de l’hépatite C aux Etats-Unis est environ 100 mille dollars. La société Gilead a donné une licence à 11 sociétés génériques en Inde pour la production, la distribution de ce traitement, d’un coût complétement abordable. Ce n’est pas 100 000 dollars, mais plutôt vers les 5 000 dollars. C’est une approche pragmatique qui pratique la différenciation des prix selon les nations.
On pourrait discuter de cette question à Genève pendant 40 ans, sur le plan théorique, sans trouver de solution. C’est un exemple que des choses sont possibles par la coopération pratique. Nous avons également quelque chose, nous appelons OMPI-Recherche qui est un partenariat entre sociétés pharmaceutiques et les universités, instituts nationaux de santé qui regroupe l’Afrique du Sud, l’Inde, le Brésil, les Etats-Unis, pour le partage de la propriété intellectuelle et des données scientifiques non publiées, à titre gratuit, dans le domaine des maladies tropicales négligées comme la tuberculose, le paludisme etc. Alors pourquoi ils font ça ? Parce qu’il n’y a pas de marché. Et que ces maladies tropicales négligées affectent les populations les plus pauvres du monde qui n’ont pas les moyens d’acheter un médicament.
Mais pour les sociétés pharmaceutiques, partager leurs recherches dans ce domaine veut dire qu’on va accélérer la découverte de médicaments, mais aussi renforcer la capacité des personnels de recherche. Le bénéfice, c’est que si les gens sont plus sains, ils seront plus productifs sur le plan économique. Et donc cela va créer des marchés de l’avenir pour eux. On voit donc qu’il y a un intérêt à participer à ce genre d’activités (…) Il faut cette solution pragmatique qui est un moyen de rétablir cet équilibre.
En tant que Directeur général de l’OMPI, votre position est privilégiée pour observer le monde. Que percevez-vous ? Une jungle ?
Aujourd’hui, le monde est en grande mutation, très grande mutation. Une mutation qui se passe à un niveau qu’on ne comprend pas totalement. On arrivera à le comprendre peut-être dans 30 ou 50 ans. Actuellement, tout est en mutation.
La relation entre le public et le privé est en mutation, le repositionnement géopolitique etc. L’Asie et d’autres pays arrivent aussi. Il y a une mutation d’un monde physique à un monde virtuel. Partout, où que l’on puisse se trouver, on ne voit que cela. Si vous voulez, on assiste à l’accélération de l’histoire. Si on considère la transition qui va de la Chasse-cueillette à l’Agriculture, cela s’est passé en 4 000 ans. Donc, les gens ont eu 4 000 ans pour absorber ces mutations. Cela s’est fait lentement. On a 20 ans pour absorber la Révolution numérique. C’est très rapide.
Y a-t il un risque d’indigestion alors ?
Rires… Ce sont en tout cas des mutations énormes.
Vous craignez le chaos ?
Je ne crains pas le chaos dans ce monde-là, mais on ne peut pas être complaisant. Ce que je crains, c’est que si nos institutions n’ont pas une capacité à réagir à temps, cela peut avoir des conséquences. Regardez ce qui se passe dans les Sciences de la Vie. On aura des questions éthiques qui vont nous interpeller sur l’identité humaine. Il y a la question des génomes. Sommes-nous prêts à faire face à ces questions ?
Quelle pourrait être la place de l’Afrique dans ce monde-là ?
Rires… Moi je pense que tout le monde nage dans ces mutations-là. Pour l’Afrique, je pense que l’avenir est plutôt bon, parce que les ressources humaines sont de plus en plus bonnes et il y a plus d’investissement dans l’éducation, la formation. Ce qui est essentiel. Mais il faut une utilisation intelligente des ressources naturelles. Même s’il faut établir une économie durable, les ressources naturelles sont là, et on peut créer des modèles pour en profiter en réinvestissant dans l’économie du continent, dans l’éducation, la santé, etc. Et puis, il y a l’Agriculture. Il faut investir dans l’agriculture, parce qu’on sera dans ce monde avec environ 10 milliards de personnes en 2050. Tout le monde comprend qu’il faut augmenter la productivité agricole à 70% pour nourrir toute cette population. Où est-ce qu’on pourra faire cela ? A Singapour ? Non, ce n’est pas possible. En Afrique ? Sans doute ! Il y a beaucoup de possibilités dans ce domaine pour l’Afrique.
PAR MAMOUDOU WANE