‘’Les systèmes politiques africains sont une reproduction de la domination de la minorité’’
Ayi Kwei Armah est philosophe, sociologue et journaliste (ancien rédacteur en chef de ‘’Jeune Afrique’’). De nationalité ghanéenne, il est aussi bien à l’aise en français. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages à caractère polémique et s’est engagé dans la voie de la dénonciation de la corruption morale et politique encouragée par le néocolonialisme et le matérialisme. Dans l’entretien qui suit, il en appelle à la Renaissance du continent renouant avec des valeurs ancestrales inspirées notamment de l’Egypte antique. Il anime, ce samedi, à partir de 17 h, une conférence à la galerie Ourrous située aux Almadies. Il y présente son dernier ouvrage intitulé ‘’Les enseignements de Ptahhotep’’.
Un de vos ouvrages-phares, ‘’L’âge d’or n’est pas pour demain’’, projette une vision plutôt sombre et pessimiste du continent. Etes-vous un penseur du désespoir ?
Il y a ceux qui essaient de vivre selon les valeurs de l’intelligence, de l’honnêteté et de la beauté. Si vous vivez selon ces valeurs, on vous appelle, en anglais, ‘’the beautiful one’’, qui est d’ailleurs le titre d’un de mes ouvrages. C’est-à-dire une personne en accord avec non seulement ses valeurs, mais avec les principes qui fondent le substrat de sa culture. Dans l’Egypte ancienne, ces personnes travaillaient pour l’avancement de la société. Alors, la thèse que je soutiens dans ce livre, c’est qu’en Afrique nous n’avons pas encore de personnes qui vouent leur vie à la cause africaine.
Cela dit, c’est aux lecteurs de voir si c’est vrai ou faux. En ce qui me concerne, je décris la société telle que je la vois. Quand vous avez, par exemple, des pans entiers de catégories corrompues, des politiciens qui prennent des ressources de tout un continent pour les brader aux étrangers afin de s’enrichir, eux et leur clan, c’est moche. Parmi mes détracteurs d’ailleurs, il y a Chinua Achebe qui soutient que j’ai tort de dire ça. Contrairement à Wole Soyinka qui est d’accord avec moi. Bref. Il faut dire que le comportement d’Achebe durant la guerre du Biafra (Ndlr : c’est une guerre civile au Nigeria qui s’est déroulée du 6 juillet 1967 au 15 janvier 1970. Elle a été déclenchée par la sécession de la région) est déplorable et trahit ces valeurs que je défends. Au lieu de rassembler le peuple, il a plutôt combattu en faveur de son ethnie. En disant que nous ne sommes pas encore des ‘’beautiful one’’, je ne veux pas dire que je ne crois pas à la Renaissance de l’Afrique. Je pense que dans l’avenir, nous aurons des hommes d’une certaine conception intellectuelle. Il faut y travailler maintenant et mettre en relief les vraies valeurs de la culture africaine. Autrement, nous légitimons les vols, les détournements et autres.
Vous en appelez à la désaliénation et à la Renaissance de l’Afrique sur la base des valeurs ancestrales inspirées de l’Egypte antique. Pourquoi cette référence ?
Les penseurs et intellectuels de l’Egypte sont les plus anciens. Or, si nous voulons comprendre vraiment les choses, il faut aller le plus loin possible dans la quête du savoir, comme l’enseignait Cheikh Anta Diop. Le savoir de l’Egypte ancienne est un savoir africain. Dans mes recherches, et en lisant les écritures et les mythes de l’Egypte d’avant pharaon, j’ai trouvé des valeurs utiles et fondatrices d’une Afrique intelligente au sens entier du terme. Dès qu’on les étudie, on comprend la valeur et le sens des choses. L’Egypte renferme une connaissance plus ancienne. Dans leurs études, la plupart des chercheurs font abstraction de cette partie, sans doute parce qu’ils ignorent le langage des hiéroglyphes. Il faut refuser que la langue soit une barrière.
Etes-vous, de ce point de vue, favorable à une réforme du système éducatif en Afrique en général ? Et sur le fondement de quels paradigmes ?
Le problème, c’est que nous n’avons pas, en Afrique, un ou des systèmes éducatifs construits à partir de nos cultures et de nos référentiels. Les écoles primaires, secondaires et les universités, telles qu’on les vit, sont des systèmes d’empaillement. Un système éducatif est censé déterminer la trajectoire que veut se donner une société. Si nous voulons avoir une ou des sociétés africaines, il serait logique d’avoir un système africain. Ceux sur la base desquels nous fonctionnons sont des systèmes d’attaque, de spoliation et d’aliénation.
C’est une architecture de domination, conçue pour servir l’économie des colons. Cela dit, les systèmes politiques mis en place par les colonisateurs fonctionnent comme un pouvoir de domination d’une minorité et de reproduction de la domination de la minorité. Dans le système académique actuel, les valeurs de base sont des valeurs de domination. Aux Africains de se réveiller, les gouvernants en particulier, et de comprendre par exemple que lorsqu’on veut s’inscrire dans une économie rationnelle, on ne vend pas ses ressources. C’est une affaire de communauté et de responsabilité, y compris envers les anciennes générations et les générations futures. On valorise, on ne brade pas. Garder ses ressources qui, je le précise, sont liées à des personnes, et travailler intelligemment avec sans les épuiser. Savoir ce qu’on a, savoir ce que ça vaut et transformer pour vendre. C’est cela, à mon avis, la bonne démarche.
Dans presque toutes vos œuvres, apparait une préoccupation centrale, à la limite de l’obsession : la révolution des valeurs. Mais qui pour la mener, dans la mesure où nous avons des peuples empaillés, des intellectuels collaborateurs et des élites corrompues ?
La Chine, par exemple, fut extrêmement pauvre et opprimée. Les Européens la dominaient. Les Européens avaient décidé que le commerce de l’opium était lucratif et se faisaient beaucoup d’argent en la vendant en Chine. Les populations chinoises étaient droguées, presque décimées. Puis, il y a eu une prise de conscience de ce pays qui voulait mettre fin à cela. On leur a déclaré la guerre pour leur imposer la continuation. Les Chinois ont lutté contre cette situation au prix d’un nombre effarant de morts. Mais, à force de se battre, ils ont changé leur société. Je veux dire que l’histoire des peuples commence dans le chaos. Je pense qu’il y a des Africains porteurs de changement. Patrice Lumumba et d’autres étaient de ceux-là. Mais pour avoir des révolutionnaires, il faut des hommes informés de la nécessité de se battre. Seulement, rien ne garantit que les gens bien informés soient prêts à s’engager.
Un des maux de l’Afrique, ce sont ses intellectuels. Généralement, des agents du pouvoir politico-économique, sinon quasi aphones sur des problématiques essentielles.
Ils sont dans leur logique. La plupart des intellectuels africains sont formés pour chercher leur bonheur personnel. Ils sont dans une logique de survie. Ils regardent le monde et voient l’injustice ambiante. Seulement, ils décident de ne pas la combattre, préférant se faire l’ami des riches et des hommes qui ont le pouvoir. Ce sont des opportunistes qui se donnent de bonnes raisons de ne pas essayer de changer le système.
Plus de 50 ans après les indépendances, la question de la liberté des Etats africains se pose toujours. Pourquoi, selon vous ?
Parce qu’à mon avis, l’indépendance est le fait de leaders africains qui ont quasiment tous accepté le système définit et structuré à Berlin, en Allemagne. L’indépendance, c’est l’arrivée d’intellectuels formés pour servir et reproduire le schéma du colon. On revient ici au but de l’éducation : identifier les personnes aptes à servir et à vous servir.
L’Afrique, un continent extrêmement riche aux populations extrêmement pauvres. La faute à qui, et quoi faire ?
Il faut mettre en évidence une réalité : les populations africaines ne possèdent pas l’Afrique. Ce continent fait partie d’un système non africain parce que non inventé par nous. Ce sont les étrangers qui viennent nous dire quoi faire et quoi ne pas faire. Je pense qu’il faut revisiter toutes nos cultures ignorées et savoir que l’éducation est une clé essentielle.
Propos recueillis par Félix NZALE