‘‘L’installation d’Auchan n’obéit à aucune logique cohérente, sinon…’’
C’est un euphémisme de dire que le directeur exécutif de l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (Unacois/Jappo), Ousmane Sy Ndiaye, ne saute pas joie avec l’implantation d’Auchan. Très critique sur le modus operandi du géant de la distribution française, il défend l’idée d’une modernisation de l’existant en matière commerciale.
Où en est L’Unacois/Jappo avec la polémique sur l’implantation d’Auchan ?
On est toujours dans le combat. Nous restons mobilisés. Nous ressentons le problème d’Auchan et son installation dans le pays comme nous l’avons toujours ressenti dès le départ. Ça crée une situation de concurrence inopportune et inégale. Nulle part dans le monde, on ne met en compétition, quel que soit le secteur, une multinationale avec des entreprises, a fortiori dans le secteur de la distribution. Nous estimons que notre pays mérite de se moderniser et de s’ouvrir au commerce mondial. Nous pensons que Dakar mérite d’abriter les grandes surfaces.
Ce qui a été le cas depuis les années 1960 d’ailleurs. D’autres sont venus après, il y a 20 ou 30 ans (Score, Sahm Prix Bas). Mais ce sont des enseignes internationales qui font une activité de grande surface avec une cible de grande surface. Du point de vue standard, ou traditionnellement, sa cible, c’est la classe moyenne. Le Sénégal est dans une dynamique de croissance intéressante. Il y a une classe moyenne qui émerge, il est tout à fait normal qu’on ait, du point de vue du commerce, une offre qui réponde à sa demande, à ses préoccupations et à ses exigences. Mais quand Auchan veut venir cibler à la fois la classe moyenne et la classe moins nantie ; mettre en place un modèle économique qui reproduit exactement le type de petit commerce tel qu’il est fait dans les marchés et les boutiques de quartier, il y a problème.
Ce n’est pas un peu discriminatoire d’estimer que les gens pauvres ne peuvent pas aller dans les grandes surfaces ou supermarchés ?
Je ne dis pas que les gens moins nantis que ceux de la classe moyenne n’ont pas le droit d’aller acheter chez Auchan. L’idée est de dire qu’il ne faut pas couper les liens sociaux très forts entre les populations et le commerce de détail, traditionnel, qui a lieu dans les marchés et dans les quartiers. Voyez le nombre de femmes et jeunes que mobilisent des marchés comme Hlm, Sandaga, ou Tilène. L’écrasante majorité est composée de femmes qui se lèvent tôt pour aller au marché, faire quelques transactions pour envoyer aussitôt de l’argent à la famille comme dépense quotidienne. Ce dispositif sera enrayé. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord quand on me dit qu’Auchan crée des emplois. Il va le faire d’ailleurs, mais à quel prix ? En tuant deux ou trois fois plus d’emplois. Nous avons une économie qui est éminemment informelle.
Le dernier recensement de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) fait état de 97% des entreprises qui sont dans l’informel. Et sur ce chiffre, 60% sont des entreprises de commerce. C’est le principal pourvoyeur d’emplois dans notre pays. De surcroît, Auchan s’installe à un rythme exponentiel et se localise partout. Nous pensons que ça n’obéit à aucune logique cohérente. Sinon que sa logique de modèle économique et de plan d’affaires consiste à amasser immédiatement un maximum d’argent. Ce n’est pas pour ça que nos pays développent des politiques de promotion d’investissements directs étrangers (IDE), mais pour soutenir l’emploi, créer un effet d’entraînement avec les Petites et moyennes entreprises (Pme) et les tirer vers le haut ; pas les tuer. Mais la situation n’a pas changé.
Mais on pourrait vous rétorquer qu’Auchan crée des emplois.
Mais avant de nous répondre qu’Auchan crée des emplois, il faut dire qu’il les crée de façon tout à fait illégale. Il est venu exploiter un vide juridique. En 1994, avec l’avènement de la libéralisation du commerce, les stades de commerce avaient été supprimés pour une intégration rapide des commerçants dans tous les stades de commerce en leur donnant la possibilité de s’installer le plus simplement et le plus rapidement possible dans le gros, le demi-gros et détail. De surcroît, quand la dévaluation du franc CFA est survenue, on s’est vite rendu compte qu’il fallait opérer un réajustement dans les stades de commerce de manière à pousser les commerçants à se spécialiser. Depuis lors, ils ont développé des métiers de grossistes, de demi-grossistes et de détaillants. Ces emplois d’Auchan qu’on nous oppose, on a vu l’argument que beaucoup d’élus français ont même développé que là où Auchan crée un emploi, il en détruit trois voire quatre.
Alors quelle est la qualité des emplois créés au Sénégal ? Ce ne sont pas des contrats à durée déterminée ; je ne suis pas sûr que l’employeur verse les cotisations sociales pour ses employés ; ensuite, ce sont des types d’emplois précaires, et qui ne sont pas significatifs non plus. Le segment de salariat le plus déterminant qui est celui des cadres n’offre pas beaucoup d’emplois aux Sénégalais. La preuve, vous connaissez très peu de cadres sénégalais qui travaillent pour Auchan. Ce sont des ouvriers, des caissiers, des porteurs de bagages etc. Comparez cela aux emplois que propose le secteur informel en général. L’informel du commerce polarise pas moins de deux millions de Sénégalais qui vivent et font vivre de cette activité. Est-ce comparable ? Je ne le pense pas.
Vous avez parlé de vide juridique. Lors des deux derniers Conseils de ministres (les mercredis 27 juillet et 1er août), le président Macky Sall a insisté sur la nécessité d’encadrer l’essor récent des grandes surfaces. Dans quel sens devrait-on légiférer ?
Il faudrait d’abord s’entendre sur la manière de combler ce vide. Faudrait-il le faire dans l’immédiat. Oui, c’est notre avis parce que face à une situation conjoncturelle, il faut une réponse immédiate de même nature. Mais la question est davantage structurelle. Initier une réglementation pour un décret censé réguler l’installation des grandes surfaces dans ce contexte nous paraît nécessaire et indiqué. C’est un début de solution qui ne peut pas être suffisant. Il faut absolument qu’on aille, au-delà de l’arrêté ministériel, vers la mise en place d’une vraie loi nationale, durable, qui organise de manière générale l’urbanisme commercial dans notre pays. Que ce soit les grandes surfaces ou le petit commerce, il est temps qu’on détermine une réglementation qui détermine où chacun peut s’installer et comment la cohabitation sera organisée.
C’est fondamental ! Pour en revenir au décret, c’est une réponse conjoncturelle qui permet d’avoir tout de suite une solution sur le développement de l’installation d’Auchan qui va à un rythme presque sauvage. Ça permettrait de calmer le jeu, de soumettre les autorisations à autorisation, mais aussi de trouver une solution sur l’existant. Les 25 ou 26 magasins que Dakar a créés à Dakar, Mbour et à Thiès ne respectent pas, a priori, la distance standard qui devrait exister d’un magasin à un autre, et d’un magasin de grande surface à un marché de petit commerce, dans les quartiers ou boutiques de détail. C’est ce qui se passe dans les grandes villes. En France par exemple, d’où nous est venu Auchan, les grandes surfaces sont généralement à la périphérie des grandes villes, pas au sein des habitations. Les magasins qui sont au rond-point de la Boulangerie jaune, à Mbour, sont exactement les grandes surfaces qu’il y a en France du point de vue de la superficie faisant au moins 1000 mètres carrés.
Il est beaucoup question d’accessibilité, de disponibilité, d’hygiène pour les consommateurs rencontrés dans les points Auchan. N’ont-ils pas raison finalement de préférer tout cela à l’existant ?
Les préoccupations des consommateurs sont normales. Ils sont en droit d’exiger la possibilité d’accéder à des produits de qualité, à un bon prix et dans des conditions de salubrité appréciables. Mais on ne peut comparer le capital du petit commerce à celui d’une multinationale. Auchan en est une dont le capital de la maison-mère dépasse d’un point et demi, au moins, le budget national du Sénégal. C’est pour ça qu’on ne peut pas le comparer ou mettre en compétition avec les commerces de quartier. Ce qu’il faut accepter est que dans notre pays, on a manqué de prévisibilité. Depuis la libéralisation de 1994, le secteur du commerce n’a pas connu de mesures d’accompagnement, de stratégies en termes de politique publique qui devraient permettre aux Sénégalais de justement moderniser leurs activités de commerce. De surcroît l’acte 3 de la décentralisation, qui a transféré un maximum de compétences du pouvoir central aux Collectivités locales, ne règle pas la gestion des marchés. Regardez dans quelle situation ils sont. Est-ce que cela incombe au commerçant qui paye des taxes journalières ainsi que la patente ? Non ! L’entretien échoit à la Commune ou à l’Etat mais certainement pas au commerçant. Ce dernier est plus ou moins dans une situation de victime des errements des pouvoirs publics.
On a également reproché aux commerçants locaux de s’adonner à des spéculations sur les prix à l’approche de grandes fêtes. Maintenant qu’ils sont obligés de s’aligner sur les prix d’Auchan, c’est plutôt une bonne chose non ?
Ça, c’est un mauvais procès qu’on leur fait. Quand bien même, je l’accepte, on note une inflation relative à l’approche des fêtes. Mais c’est normal dans une activité commerciale. A chaque fois qu’il y a un rush, que la demande est forte, les prix ont tendance à flamber. Mais il y a certaines limites qu’ils ne franchissent jamais. En réalité, les commerçants ne sont que des commerçants et comptent travailler sur le profit qu’ils tirent de l’activité d’échange commercial. Auchan n’est pas qu’un commerçant, voilà la différence. Comment peut-il se permettre de vendre à un prix plus bas que son prix d’acquisition ? Un exemple sur les céréales locales. Auchan les acquiert à 400 F CFA et les revend à 300. Aujourd’hui, il est en conflit avec l’industrie Satrec car il casse les prix des sachets de lait en poudre de 25 grammes.
Pourquoi ?
Parce que derrière, il y a une stratégie de la grande surface qui est d’amasser un maximum de cash-flow que les gens placent dans les banques et qui génèrent plus de profit que le commerce traditionnel. Voilà l’une des raisons pour lesquelles on ne peut pas les comparer. Ensuite, il y a les modes d’acquisition. Auchan achète bord champs (directement au producteur) pour avoir toute sa production. C’est différent du boutiquier du quartier qui s’approvisionne chez le demi-grossiste, qui s’approvisionne lui-même chez le grossiste. C’est une chaîne d’activités, mais aussi une chaîne de répartition de profits qui bénéficie à tous ces gens. Auchan casse toute cette dynamique. Il accumule à la fois le bénéfice du grossiste, du demi-grossiste et du détaillant. A ce moment, il est en pole position pour pratiquer tous les prix qu’il souhaite. Les modèles économiques sont différents et donc incomparables.
Si Auchan continue à être compétitif, c’est parce qu’on lui permait de s’installer dans un segment de marché dans lequel il ne devrait pas être. C’est le micro-conditionnement ; il ne devrait pas vendre le même conditionnement que la boutique de détail, c’est-à-dire 100 francs de ceci, 200 francs de cela, du madd (saba senegalensis), du nettetou (néré), du sel. De notre point de vue, le micro conditionnement revient au commerce de détail. Ce serait comme un filet de protection qui permettrait à ceux qui n’ont pas de formation, de qualification, de s’épanouir économiquement. Maintenant, Auchan peut faire du pesage dans ses magasins. Mais ‘‘je veux 100 F d’oignon’’, ou ‘‘200 F de cela’’ ; nous ne sommes pas d’accord
Auchan vous met dans l’obligation d’être compétitif également. C’est un moindre mal finalement ?
L’enjeu fondamental n’est même pas une question de compétitivité, mais de souveraineté. L’appareil de distribution d’un pays est extrêmement stratégique. Quand vous le maîtrisez, vous maîtrisez pratiquement tout le dispositif de production agricole ou industriel. Vous devenez le principal donneur d’ordres en matière d’accès au marché. C’est pourquoi il est dangereux de conférer une position dominante à un distributeur dans le marché. On ne doit pas le faire. Le petit producteur qui avait la possibilité d’anticiper tout de suite sur la vente de sa récolte et la charger pour le marché Castors, il peut le faire hebdomadairement et tirer profit de son activité. Mais il ne pourra avoir le choix si Auchan vient discuter toute sa production. Une fois d’accord sur les termes de la vente, il le prend à crédit pour la plupart. Auchan achète à 90 ou 120 jours, exceptionnellement au comptant. Il organise sa vente, tire un maximum de recettes de l’activité, fait son placement, laisse générer des intérêts et sur cette base, paie les producteurs. Les bénéfices sont rapatriés bien sûr. Le danger est à la fois politique et social. Nous avons très peu d’entreprises capables de proposer des emplois dans notre pays. La principale stratégie est fondée sur l’auto-emploi et le financement et l’auto-entrepreneuriat. De notre point de vue, Auchan devait être une solution de modernisation et même de développement de l’entrepreneuriat dans notre pays en s’insérant dans les chaînes de valeur. Mais ce n’est pas le cas.
Le consommateur ne semble pas se préoccuper de ces enjeux. Ça veut dire qu’ils ont opté pour Auchan ?
Le principal défi est d’abord de faire comprendre ces enjeux aux décideurs qui ont la responsabilité de conduire les destinées du pays. Nous faisons l’effort de leur faire comprendre ces défis et enjeux qui sont liés à la prise en charge correcte des Sénégalais. On a besoin d’investissements publics et pour cela, on a besoin de grandes entreprises qui viennent dans nos pays pour créer des emplois, générer des recettes fiscales etc., mais à quel prix ? C’est la question.
Le modèle économique d’Auchan ne répond pas, en termes d’emploi et en termes de développement de chaîne de valeur. Quant au consommateur sénégalais, notre relation avec lui n’est pas de contestation. La meilleure façon de le convaincre est de lui proposer une alternative. Nous y travaillons. Il faut absolument que le commerce traditionnel de notre pays soit modernisé. Nous avons essayé entre 2004 et 2007, l’Etat ne nous a pas suivis. Nous avons essayé de mettre sur place un programme de mise à niveau et de formation de 60 000 boutiques de détail (boutiques de référence). A ce moment, l’immigration des jeunes n’avait pas atteint ce niveau. Nous leur avions dit que nous avions les moyens de contribuer à retenir les jeunes ici si nous arrivions à moderniser le commerce traditionnel. Ces boutiques devaient être rattachées à une centrale d’achat qui garantit l’approvisionnement de leurs produits et propose aux Sénégalais des prix compétitifs. Mais l’Etat ne nous a pas suivis.
C’est la même formule que vous allez reconduire ?
Certainement ! Ou réfléchir sur d’autres. Mais nous devons aller vers des réponses adéquates qui soient capables de s’opposer à l’avancée et au développement des grandes surfaces dans notre pays. Autant en créer nous aussi. Nous travaillons sur tout ça. Mais ça devrait se passer dans un cadre légal qui offre une parfaite lisibilité de manière à ce que les investissements que les gens seront amenés à faire soient sécurisés.
OUSMANE LAYE DIOP