‘’Les collectivités locales ont une autonomie de manchot’’
Entre absence de moyens suffisants et absence de fiscalité au niveau des départements, les collectivités locales s’émeuvent dans des contraintes qui plombent leur envol. Selon le président du Conseil départemental de Bounkiling, Mouhamed Diahité, l’absence de fiscalité au niveau des départements est la source de leurs difficultés de financement. Dans cet entretien avec EnQuête, l’inspecteur des impôts et domaines invite les autorités étatiques à remédier à cette question pour raviver tout l’espoir que les différents acteurs ont de la réforme de l’acte 3 de la décentralisation.
La réforme de l’acte 3 de la décentralisation avait suscité beaucoup d’espoir au niveau des collectivités locales. A l’épreuve, est-ce que cet espoir ne s’est pas dissipé ?
Il serait très tôt pour ce qui me concerne de penser que ces espoirs nourris par les uns et les autres sont d’ores et déjà dissipés. Je pense d’ailleurs qu’il n’y a aucune raison de penser que ces espoirs sont dissipés. Parce que la vision du président de la République, Macky Sall, celle qui consiste à rapprocher l’administration des administrés, est toujours d’actualité.
L’un des objectifs de la décentralisation est le renforcement du pouvoir local. Et le président de la République n’a pas fait autre chose en accordant le statut de commune de plein exercice aux anciennes communautés rurales et communes d’arrondissement et en créant également la collectivité locale départementale, rapprochant du coup l’échelle de prise de décision de la région au niveau départemental. Donc cette vision s’articule autour de la territorialisation des politiques publiques qui devrait aboutir à la création de pôles de développement et également à des territoires qui, d’après lui-même, devraient être viables, compétitifs et porteurs de développement durable. Cette vision, donc elle est d’actualité. Cependant, il y a eu une allocation de moyens à travers la dotation du fonds de dotation de la décentralisation qui est insuffisante.
Justement à propos de ces fonds, on vous a vu monter au créneau pour dénoncer leurs insuffisances. Qu’attendez-vous de l’Etat dans ce sens ?
A mon avis, l’opération de communication que nous avons faite au niveau du bureau de l’Association des départements du Sénégal ne me paraît pas être une dénonciation. Ce qui s’est passé, c’est que nous avons donné notre appréciation de l’évolution du fonds de dotation en termes de glissement annuel de 2014 à 2015. Nous avons dit que les fonds de dotation ainsi que les fonds d’équipement ont connu une hausse significative. Mais nous avons par ailleurs remarqué qu’à la suite de la répartition de ces fonds, compte tenu du nombre élevé des collectivités locales, chacune de ces collectivités locales s’est retrouvée avec un niveau de dotation en deçà de nos attentes compte tenu de beaucoup de contraintes.
Quelles sont ces contraintes ?
N’oublions pas que les départements sont venus à la suite des conseils régionaux. Et, par voie de dévolution, nous avons reçu du matériel de ces conseils régionaux mais également le redéploiement de leurs personnels au niveau des conseils départementaux. Pour beaucoup de conseils départementaux, il s’agit de personnel assez pléthorique, donc des charges salariales importantes. Je n’en veux pour preuve que le cas du département de Bounkiling où nous avons reçu un fonds de dotation de 115 millions pour une charge salariale d’environ 55 millions. Cela fait donc presque 50% du montant du fonds de dotation pour le fonctionnement seulement. C’est hors de toute norme de gestion. Les normes voudraient quand même que les charges de fonctionnement, en termes de salaire, se situent tout au plus autour de 30 à 35% du flux financier global.
Des contraintes dans le fonctionnement de ces collectivités locales nouvelles que sont les départements, il y en a beaucoup. Il y a par exemple des conseils départementaux qui ont des difficultés pour installer leurs bureaux quelque part dans un local approprié. Nous à Bounkiling, nous avons eu la chance d’avoir travaillé avec un partenaire politique qui est un investisseur local très important, un expatrié qui construit de grands immeubles dans la zone et qui a mis un de ses immeubles à la disposition du Conseil départemental après notre victoire.
Mais il y a beaucoup de conseils départementaux qui, aujourd’hui, ont des difficultés pour installer leurs locaux quelque part. Il y a également des problèmes de logistique. Nous avons reçu, par voie de dévolution, du défunt conseil régional du matériel et du mobilier mais qui est vétuste, des bureaux qui ne sont pas fonctionnels, un véhicule 4x4 de liaison dont l’état de vétusté est assez avancé. Aujourd’hui, nous avons des difficultés pour le mettre dans un état de fonctionnement satisfaisant parce que les contraintes budgétaires ne nous permettent pas d’affecter des ressources suffisantes à l’entretien et à la réparation de ce véhicule. C’est le cas de beaucoup de conseils départementaux.
Face à cette situation, que comptez-vous faire au niveau de l’ADS ?
Ce que nous comptons faire, c’est ce que nous avons déjà entamé en termes de communication autour de la situation, non pas pour dénoncer ou se plaindre, mais pour que les populations comprennent dans quelle situation nous nous trouvons. Parce que les populations tout comme nous autres exécutifs locaux, avions quand même beaucoup d’attentes par rapport à ces fonds de dotation. Aujourd’hui que ces fonds de dotation ne sont pas à la hauteur de nos attentes, il faut bien que les populations soient informées de la situation que nous vivons, des contraintes dans lesquelles nous sommes en train de nous mouvoir. Ça, c’était la première phase, nous l’avons déjà entamée.
Et en quoi consiste la deuxième phase ?
La deuxième phase serait de rencontrer les autorités notamment le président de la République et le ministre de la Gouvernance locale, du Développement et de l’Aménagement du territoire, Me Oumar Youm, et d’autres autorités pour discuter avec elles des difficultés que nous vivons au niveau des collectivités. Pour que leur attention qui est déjà bien portée sur le fonctionnement de ces collectivités locales puisse davantage être attirée sur les difficultés que nous vivons.
En dehors de ces fonds de dotation, d’où est-ce que les départements peuvent tirer leurs ressources si on sait que le Code général des collectivités locales ne prend pas en charge leur fiscalité ?
Les départements peuvent tirer des ressources à travers plusieurs autres types de financements. C’est le cas par exemple des financements innovants à travers des contrats partenariat public-privé, notamment le CET (Construction, exploitation et transfert) qu’on appelle en anglais BOT (Built operate and transfert) qui est maintenant ouvert aux collectivités locales. Au-delà de ça, les collectivités locales ont également la possibilité d’aller rechercher des financements additionnels à travers la coopération décentralisation. Au Conseil départemental de Bounkiling, nous avons passé récemment une convention cadre de partenariat avec une grande société française de production d’énergie verte et qui est disposée à réaliser et à exploiter des ouvrages de production d’énergie solaire dans le département de Bounkiling. C’est une convention qui va en principe apporter quelque chose de très important dans le développement local.
Outre ces contraintes, les départements rencontrent également des problèmes au niveau de la fiscalité. Que comptez-vous faire à ce niveau ?
L’absence de fiscalité au niveau des départements, c’est d’ailleurs le corollaire de nos difficultés de financement. C'est-à-dire que le département en tant qu’ordre de collectivité locale, personnalité juridique autonome, a une autonomie, disons, de manchot. Les collectivités locales au Sénégal, dans le principe, bénéficient à la fois de la subvention étatique à travers les différents fonds de dotation et d’équipement mais elles ont également une source de financement autonome à travers la fiscalité. Mais il se trouve qu’aujourd’hui, à l’état actuel de la législation et de la règlementation, le département n’a pas de ressources propres en termes de fiscalité. Il n’y a pas d’impôts qui soient ainsi prélevés au profit du budget du département qui se contente d’une simple allocation de ressources. Dans le principe de la décentralisation, cela est une insuffisance notoire. Car, si la collectivité locale ne bénéficie pas de moyens propres de financement de ses activités et de ses investissements, cela et un frein au développement local.
Selon vous, que faut-il faire pour remédier à une telle situation ?
Je pense que l’Etat lui-même déjà est en train de revoir cette situation. Parce que le Code général des collectivités locales est en cours d’étude en vue d’une réforme qui puisse permettre aux départements de bénéficier de ressources propres. Par ailleurs, le Code général des impôts certainement va faire l’objet d’une étude en vue peut-être d’une réforme éventuelle qui puisse permettre de ristourner certaines parts de recettes fiscales étatiques aux collectivités locales départementales.
Comment cela pourrait se faire ?
Ce qui pourrait se faire dans ce cadre-là, c’est que certains impôts ou taxes qui existent déjà comme les droits d’enregistrement, comme d’autres impôts et taxes, devraient pouvoir être ristournés dans leur recouvrement, le montant des recouvrements au titre de ces droits et taxes.
PAR ASSANE MBAYE