Publié le 14 Apr 2015 - 04:11
NOTE DE LECTURE

‘’Madame Bâ’’ d’Erik Orsenna de l’Académie française _ Editions Fayard/Stock

 

Au travers d’un formulaire de demande de visa, le formulaire 13-0021, Erik Orsenna  revisite les relations de la France avec ses anciennes colonies. D’emblée et en chapeau, il nous offre cet extrait du roman de  William FAULKNER  « Tant que j’agonise »  : « Mais je lui ai dit ça nous porterait pas bonheur parce que le Seigneur a fait les routes pour voyager ; c’est pour ça qu’Il les a couchées à plat sur la terre. / Quand Il veut que les choses soient toujours en mouvement, Il les fait allongées comme une route ou un cheval ou une charrette./ Mais quand Il veut que les choses restent tranquilles, Il les fait en hauteur, comme un arbre ou un homme »

La boussole et la télévision sont venues troubler cet ordre parce que constituant des machines à fabriquer l’exil, un piège qui vous force à regarder loin de vos racines, toujours vers le Nord….

C’est ce besoin d’exil qui habite Madame Bâ Marguérite,  désirant retrouver son petit-fils  Michel, dévoré par la passion du football et disparu en France. Sa demande de visa refusée par la Consule Générale adjointe de Bamako Mme Gabrielle Lançon en date du 17 Septembre 2000, elle décida alors d’écrire au Président de la République Française et, pour ce faire, sollicita l’assistance  d’un avocat français Maître  Fabiani. Elle reprend point par point les questions du formulaire 13-0021 avec une originalité sans commune mesure parce que répondre succinctement aux questions serait entrer dans la moule de cette administration qui ne connait rien de ses origines, de sa situation de femme, de mère, de veuve, de grand –mère et de malienne, ressortissante de ce grand empire.

Mais d’abord, c’est qui Madame Bâ pour se permettre le droit d'interpeller le Président de la  République française et solliciter un droit d'entrer sur son territoire ?! Marguerite Dyumasi, épouse Bâ est une ancienne collaboratrice du Haut-Délégué au Co-développement franco malien, ancienne institutrice, actuellement inspectrice de l'instruction publique, mère de huit enfants et veuve d'un trop beau mari peulh, Balewell,  fille d'une traditionniste et d'un forgeron reconverti en ingénieur.  Elle est profondément attachée à son pays soninké mais tentera tout pour le quitter et retrouver son petit-fils, exilé en France, happé par les démons du football à l’image de beaucoup de jeunes africain.

Et certainement c’est parce qu’on ne la connait pas du tout qu’on lui a refusé le visa. Inscrire Marguérite Dyumasi, épouse Bâ, née le 10 Août 1947 à Médine, cercle de Kayes ne suffit pas. Alors, il faut éclairer les mots.

Son NOM Dyumasi tire son origine de son  ethnie Soninké, peuple qui vient de la Palestine et qui vivait dans l’amitié du patriarche Abraham lui-même, mais la malédiction du départ pousse les siens à aller voir ailleurs parce que partir est la maladie de sa famille comme le lui enseigne son père Ousmane, ingénieur à la centrale électrique. Et comme un soir après une longue journée de voyage, leurs ancêtres s’arrêtèrent pour préparer la nuit. Ils allumèrent le feu habituel au pied d’une haute pierre rouge qui protégeait le vent et soudain la haute pierre rouge fondit : c’était du cuivre que Dieu donnait en cadeau à la famille et c’est ainsi que ses ancêtres sont devenus forgerons, ceux qui ont pour rôle d’achever le monde, les artisans universels.

Ce  métier  se perpétua dans sa famille quoique son grand père Abdoulaye Victor s’en détourna pour rejoindre l’équipe de la centrale électrique  au retour de la guerre 14-18, avant même la pose de la première pierre. Ainsi et grâce à sa famille, l’électricité s’est mise à éclairer le nord-ouest du Mali faisant dire à son père  que le feu et la lumière sont cousins germains. Aussi dira-t-il à ses enfants qu’ils ont dans leur sang la force qui permet d’ordonner aux rochers de fondre et dans les  yeux, l’autorité qui commande au feu.

Son PRENOM, Marguérite est un compromis trouvé par le chef du village, probablement en souvenir d’une femme rencontrée en France pendant la guerre. Initialement, son père avait proposé Marie en hommage à Marie Curie. Refus de sa femme qui proposa Adamé en souvenir à Adamé Aïské THIAM, mère glorieuse du vénéré El Hadj Omar Foutiyou TALL. Un mois après sa naissance, elle était toujours écartelée entre ces deux appellations.

SEXE : qu’inscrire après le F se demandait-elle ? « 50% », puisque du haut de ses cuisses, son sexe s’est trouvé réduit de moitié, ou « 30% », ou « 75% », tout dépend de la valeur qu’on accorde à ce qu’on lui a ôté. Mutilation, persistance d’une barbarie millénaire : une femme coupée

DATE ET LIEU DE NAISSANCE : Abandonnés à eux-mêmes, les chiffres sont muets. Indiquer le 10/08/1947 sans aucune précision, c’est oublier que le 10 Août est devenu quasi mythique dans la région de Médine et Kayes, parce que  fait inouï, c’est sur le toit de la gare que naquit Marguérite Dyumasi à quelques mètres de la tour, là où la Banque de France, de 1940 à 1945 avait entreposé une partie de son or.  Sur le toit de la gare parce qu’on avait prédit à ses parents un garçon et elle arriva avec le sexe féminin, il fallait cacher cette déception.

PAYS :  Madame Bâ rappelle  le Robert et nous indique que ce mot est apparu vers 1360, dérivé du latin pagensis, habitant d’un pagus, bourg ou canton et se définissant aujourd’hui comme un territoire habité par une collectivité et  constituant une réalité géographique dénommée. Il fait référence à cette définition parce que la question suivante traite de la nationalité, alors  entre pays et nation, où passe la frontière et aussi combien de pays un être humain a-t-il en lui, de vrais pays au sens du dictionnaire : « territoire habité »

Le récit, construit au fil du formulaire 130021, est d'une très grande richesse. Le lecteur s’invite dans le parcours de Madame Bâ, et attend avec impatience le titre de la rubrique suivante.

La dernière partie du récit  est relayée par  Maître Fabiani, l'avocat qui a aidé Madame Bâ dans sa demande de recours. Il nous explique la suite des démarches de sa cliente, cette cliente si particulière qui lui a tant appris de  l'Afrique. La fin de l'histoire arriva comme arrive toute idée fixe : Madame Bâ va  emprunter d’autres chemins, ceux illégaux des immigrants clandestins et écrit  cette seconde lettre au Président de la République  Française Jacques Chirac via Maître Fabiani :

« Monsieur le Président de la République française,

Dans mon pays, celui qui arrive, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, on lui fait la fête.

Dans mon pays, ce n’est pas l’usage de prévenir qu’on arrive puisque personne n’interdit d’arriver.

Je sais qu’en France, la coutume est différente.

Et jamais, la fille de Mariama, la traditionnaliste, ne voudrait manquer à la politesse.

Alors, je vous préviens.

J’ai lutté.

Peines perdues.

Me voilà contrainte de céder, comme les autres, tous les autres, ceux qui sont déjà venus et les autres, tous les autres qui vont suivre : j’arrive.

Mme épouse Bâ, née Dyumasi Marguérite. »

Ce roman  succulent d'Érik Orsenna nous plonge au cœur de l’Afrique et renforce notre conviction qu’il demeure l’un des meilleurs écrivains contemporains. Nous avons énormément apprécié  « La Grammaire est une chanson douce » ,  « Portrait d’un homme heureux – André Le Nôtre », « L’Exposition coloniale », « Les Chevaliers du Subjonctif »,  « L’Entreprise des Indes »…pour ne citer que ceux-là de sa longue biographie. Ici, il nous dévoile un autre registre et  sa grande connaissance de notre continent  en nous empruntant nos bouches pour sortir les mots  qui siéent,  décrire  les maux de cette Afrique  depuis la nuit noire.

« Madame Bâ » fera naitre « Mali, ô Mali »  le dernier roman d’Erik Orsenna publié en 2014, soit onze années après  et où son petit fils Ismaël, ex footballeur devenu griot nous raconte le combat de Mme Bâ contre le jihadisme au Mali tout en nous parlant de  l’économie puissante et illégale qui arrose toute une partie du continent  avec « cette drogue qui est un autre fleuve qui traverse l’Afrique de l’Ouest et l’irrigue » et dont il faut trouver sa source….

Aussi, égratigne-t-elle  dans ce dernier roman le quasi-monopole d’Air France sur les lignes africaines avec cette analyse imparable : « Si Air France ne jouissait, jouir est bien le mot, d’un quasi-monopole sur ces lignes africaines, elles traiteraient mieux le porte-monnaie de sa clientèle. Et son confort. » Sacrée Madame Bâ, comme elle, on en redemande….

Enfin, le must, la lettre réponse authentique du Président français Jacques Chirac  en date du 7 Mai 2003 à l’adresse de Madame Ba. Lettre admirablement bien écrite où toute la chaleur et l’attachement de cet homme-là à notre continent se font ressentir…

Certainement cette lettre a dû faire des escales pour qu’on la retrouve dans « Mali, ô Mali ». Autrement, Madame Bâ n’aurait jamais emprunté les voies sinueuses pour aller à la recherche de son petit-fils…..

Ameth GUISSE

Administrateur de Société

Auteur des romans « Femmes dévouées, femmes aimantes » et « Une mort magnifique »

Editions : Harmattan Sénégal

amathguisse@yahoo.fr

 

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