La bataille juridique autour de la suspension des travaux sur le littoral
La décision du chef d’État de procéder à l'arrêt des travaux et constructions sur le littoral est au cœur de la bataille juridique entre experts qui ne sont pas unanimes sur la pertinence de cette mesure. Beaucoup de spécialistes indiquent que cette décision pourrait être en porte-à-faux avec l’État de droit, dans la mesure où aucun document administratif n’est venu justifier cette mesure.
La décision du président Bassirou Diomaye Faye d’imposer l’arrêt des travaux et la suspension temporaire des procédures domaniales et foncières sur le littoral de Dakar, Thiès, Saint-Louis et Mbour fait débat. L’arrêt des constructions sur tout le littoral est au cœur d’une vive polémique concernant la légalité de cette mesure.
Pour Me Doudou Ndoye, le nouveau président Bassirou Diomaye Faye n’a pas le pouvoir d’arrêter ces constructions et de suspendre les procédures domaniales et foncières. ‘’Le président de la République, comme je disais du temps de Macky Sall, n’est pas la loi. Chaque décision doit être fondée sur les prescriptions de la loi. Ce n’est pas une question de personne, c’est une question de respect de la démocratie et de l’État de droit’’, a-t-il fait savoir dans la presse.
Selon l’ancien ministre de la Justice, le président Bassirou Diomaye Diakhar Faye ne peut pas ordonner l’arrêt des constructions qui sont légalement autorisées dans le cadre des lois et règlements en vigueur et que toute décision présidentielle concernant l’arrêt des constructions devrait être conforme aux lois et règlements en place.
Mais la contradiction lui est apportée par le fondateur d’Afrikajom Center qui ne partage pas son avis. Alioune Tine met avant le caractère illégal de la plupart des constructions sur le littoral. ‘’Ceux qui disent que le président ne peut pas arrêter les constructions sur le littoral, comme Me Doudou Ndoye, doivent aussi nous dire que les constructions sur le littoral sont illégales. Il s’agit d’un accaparement et d’un usage frauduleux d’espaces collectifs sur lesquels on ne peut faire un usage privé ou exclusif. Il y a des espaces communs qu’on ne peut, en principe, ni vendre ni acheter, nulle part dans le monde. Le littoral et le domaine maritime en font partie’’, fait-il savoir.
Ce débat pose la pertinence de la préservation du domaine public sénégalais qui, ces dernières années, a été fortement altéré.
En effet, au-delà des aménagements privés (hôtels, lotissements, restaurants) et des constructions publiques (aires de jeux, monuments publics), ce système d’accaparement du littoral a mis en avant les failles dans notre législation concernant l’attribution des sols à usage privé et public.
L’octroi des baux, les titres fonciers ou des occupations sans droit ni titre se font avec la permission ou la complaisance de l’Administration sénégalaise. Pour le professeur Samba Traoré de l’université Gaston Berger de Saint-Louis, la loi nº76-66 du 2 juillet 1976, qui doit constituer la base juridique pour toute attribution et délivrance de divers documents autorisant les constructions sur le littoral, pourrait servir de base de travail pour revoir l’aménagement du littoral.
Ainsi, l’enseignant-chercheur ne voit pas d'irrégularités dans cette mesure du président Diomaye Faye. ‘’Le chef de l’État a pris une mesure conservatoire seulement en vue d'y voir plus clair. Et c'est son droit, car il ne s'agit pas d'annulation de propriétés et de titres fonciers. La propriété est garantie et protégée par la Constitution, et son annulation obéit à des critères et des procédures bien définis. La question, maintenant, est de savoir si ces propriétés et titres ont été acquis selon les lois et règlements en vigueur en la matière. Il s'agit bien du littoral, donc du domaine public maritime qui obéit aux règles précises de la domanialité publique de la loi 76.66 du 2 juillet 1976 portant Code du domaine de l'État’’, révèle l’universitaire dans une contribution dans la presse.
En effet, selon certains juristes, l’État pourrait s’appuyer sur cette loi, notamment sur l’article 5, pour récupérer les terres et les restituer. Toutes les terres spoliées pourraient être récupérées et restituées à l’État du Sénégal sine die, car ‘’le domaine public est inaliénable et imprescriptible’’, selon l’article 9 de la loi n°76-66 du 2 juillet 1976 portant Code du domaine de l'État. Surtout que l’article 5 de ladite loi indique aussi que des ‘’rivages de la mer couverts et découverts lors des plus fortes marées ainsi que de la zone de cent mètres de large à partir de la limite atteinte par les plus fortes marées’’, les terres situées dans ces zones maritimes sont inaliénables, elles sont donc incessibles.
Par conséquent, les titres fonciers et les permis de construire les concernant sont illégaux, quels qu’en soient la qualité et le rang social des détenteurs.
‘’Même si le président a le pouvoir de prendre ce type de décision, il ne peut pas se lever un jour et le décréter de manière aussi informelle. On ne peut pas prendre une telle décision sans l’encadrer. Ça pose un véritable problème’’, indiquent des interlocuteurs dans l'édition d’’’EnQuête’’ du mardi 30 avril.
Néanmoins, ce cas pose avec acuité la question de l’État de droit et notamment la propriété privée.
Les personnes spoliées pourraient saisir les tribunaux, dans la mesure où les ayants droit ont pu se prévaloir d’une certaine légalité, du fait de la détention de documents et permis accordés par les services étatiques. Surtout que ces plaignants pourront aussi réclamer des titres de dommages et intérêts en raison des risques que fait peser ce moratoire sur les prêts et les échéances bancaires, alors qu’aucun document officiel émanant du gouvernement n’est venu valider cette mesure.
De ce fait, l’État, en tant que tel, pourrait être en porte-à-faux avec les principes de l’État de droit qui lui imposent d’avoir une base légale à toute action visant le citoyen ou un groupe de citoyens dans l’exercice de leurs droits fondamentaux.
En outre, la théorie des actes administratifs (baux) ne peut être annulée ou invalidée par une quelconque autorité supérieure, surtout que les actes ont été déclassés par l’État du Sénégal lui-même, informent des spécialistes de la question foncière. Ils incriminent les services de l’État qui, en connaissance de cause, ont sacrifié le domaine public au profit d’intérêts particuliers.
Pour le professeur Traoré, le premier prédateur du foncier demeure toujours l’État sénégalais. ‘’En 1964, le domaine national représentait 98 % des terres du Sénégal. Mais aujourd'hui, il en reste combien ? Je ne suis pas statisticien, mais je suis convaincu qu'il n'en reste pas plus de 49 %. La faute à qui ? À l'État du Sénégal qui a presque tout distribué en violation des lois’’, souligne-t-il dans son papier.
Alors que certains invoquent la loi sur le droit public maritime pour soutenir qu’on ne doit pas y ériger des constructions autres que celles qui peuvent être enlevées facilement, d’autres rappellent qu’il est bien possible de déclasser ces terres et de les verser dans le domaine de l’État.
Mamadou Makhfouse NGOM