PROFESSEUR ABDOUL KANE
“La cardiologie fait encore face à des contraintes”
Soigner les maladies cardiovasculaires coûte cher. Dans cet entretien réalisé en marge du 5e Congrès des cardiologues, le professeur Abdoul Kane fait le point sur les innovations et les difficultés dans la prise en charge. Il souligne la nécessité d’équiper les hôpitaux à Dakar et dans les régions, et surtout fait un plaidoyer pour que l’Etat subventionne les traitements qui coûtent des millions.
Votre 5e congrès traite des maladies coronaires, un thème très actuel, avec la pandémie de la Covid-19. Pourquoi ce choix ?
Notre congrès porte sur deux thèmes : le syndrome coronarien, appelé communément la crise cardiaque, et les morts subites. Les deux sont liés, parce qu’ils constituent les principales causes de décès chez l’adulte.
Pourquoi nous avons choisi ces thèmes ? C’est une véritable épidémie galopante. C’est la première cause de décès au monde. Et la première cause de décès chez l’adulte africain, d’ici 10 à 15 ans. Au Sénégal, cela s’est déjà installé dans nos statistiques hospitalières. C’est l’une des premières causes d’hospitalisation. La mort subite, c’est un événement dramatique. Comme vous pouvez l’imaginer, c’est le décès inopiné qui survient dans l’heure chez quelqu’un qui était supposé être sain.
Nous avons choisi ce thème pour, d’abord, en mesurer l’ampleur, voir quelle est sa fréquence. Et je pense qu’au Sénégal, ce qu’on appelle malaise et qui correspond à la mort subite, est de plus en plus vécu et ressenti, que ce soit chez les sujets jeunes, les sportifs et les personnes âgées. Ensuite, de voir quelles sont les causes qui sont variées certes. Il y a la crise cardiaque, mais il y a les malformations du cœur. Il y a certaines formes d’infection de type grippal. Il y a aussi des maladies infectieuses qui, parfois, se révèlent, mais des fois elles sont tout à fait cachées chez la personne. Donc, il faut aller les chercher. Et des formes héréditaires, il y a des familles qui ont une hérédité de malformation cardiaque qui les exposent à des morts subites. Malheureusement, ces familles-là peuvent s’engager à des sports de compétition ou une activité physique intense qui provoquent la mort subite.
Donc, c’est toutes ces causes que nous voulons analyser, informer les médecins, sensibiliser les populations, pour qu’on puisse les dépister à temps, faire les traitements adaptés. Parce qu’on adapte le traitement, il sera toujours possible d’avoir une activité physique encadrée, en tout état de cause.
Pour ce qui est du traitement, on parle pourtant d’innovations ?
Il y a du nouveau développement dans le traitement de ces morts subites. Pour donner un exemple, la principale cause de la crise cardiaque, c’est l’arythmie cardiaque. C’est-à-dire une désorganisation complète du rythme du cœur qui, au lieu de battre à 80, bat à 300, ce qui est incompatible et la vie de la personne s’écroule. Pour soigner ces personnes-là, il faut un défibrillateur sur les lieux. Aujourd’hui, au Sénégal, on peut imposer un défibrillateur à la personne qui peut faire une crise cardiaque. Ce sera comme un ange cardiaque qui le surveille et agit lorsque c’est instable. Cet appareil intelligent fait la décharge qui permet de corriger les trous du rythme, permet de prévenir le décès et la mort subite. C’est pour parler de tout ça, la prévention, la technologie de pointe que nous avons choisi le sujet qui interpelle les populations.
Est-ce qu’on peut avoir une idée du nombre de morts subites ?
Je n’ai aucune statistique régulière, parce que les statistiques ne sont pas régulées. Je peux simplement vous dire : sur une thèse qui a été soutenue, très récemment, qu’il y a une augmentation du nombre de morts subites sur les autopsies qui ont été réalisées. Maintenant, ce n’est pas une vérité scientifique absolue. Nous avons, par contre, des statistiques sur les syndromes coronariens. Là, par contre, on peut considérer, aujourd’hui en hospitalisation, qu’un malade sur quatre ou un malade sur cinq a cette maladie-là qui prédispose le plus à la mort subite. Et c’est à 4 à 5 fois plus qu’il y a 10 ans.
Donc, on pourrait imaginer que si cette statistique se vérifiait, on aurait une augmentation en population assez significative de mort subite.
Le Sénégal a-t-il le plateau technique pour la prise en charge ?
En termes de qualité et d’opportunité, oui. C’est plus dans les moyens, la cherté et l’accessibilité qu’il y a encore des efforts à faire. On a quelques salles ; il nous en faut un peu plus pour une population comme le Sénégal. Mais il faut commencer par quelque chose. Aujourd’hui, prendre en charge un syndrome coronarien, c’est-à-dire une crise cardiaque, la prendre en charge dans les mêmes conditions et les mêmes modalités, cela parait à une lueur, c’est possible. Quelqu’un qui fait une mort subite et à qui on doit mettre un défibrillateur, c’est techniquement possible et l’expertise existe. Après, je pourrais vous dire que, malheureusement, un de ces soins va monter à 1 million-1,5 million. Pour d’autres, on dépasse les 5-6 millions. Aujourd’hui, on parle de l’accessibilité. Vous imaginez bien que beaucoup de Sénégalais qui auront besoin de cette technologie-là, malheureusement, ne pourront pas payer. Et cela limite l’activité. Si vous vouliez implanter 10 Sénégalais, les 9 ne pourraient pas sortir 1 million, a fortiori 5 millions.
On a besoin de plus de consommables, plus de dispositifs médicaux et on a besoin que tout cela soit subventionné par l’Etat. Parce que c’est une technologie qui nécessite des intrants, qui a coût très important. Mais avec toutes ces réserves, on devrait pouvoir avancer très vite. Encore une fois, l’expertise existe. On forme de plus en plus de collègues. On a quelques hôpitaux qui sont équipés et même des structures privées. Il faut maintenant renforcer l’activité, former plus de cardiologues, avoir d’autres outils pour être plus performants et suivre la technologie qui avance vite. Il y a une prévention et c’est le maitre-mot, comme vous pouvez l’imaginer.
C’est d’abord de comprendre que la crise cardiaque a une partie liée à l’hérédité, mais c’est surtout lié à l’environnement. C’est notre façon de manger gras, sucré, salé. C’est les addictions, notamment le tabac, l’excès de poids, l’hypertension, le diabète, c’est le manque d’activité physique, c’est la pollution aussi qui favorise cet encrassement des artères qui se bouchent qui mènent à la crise cardiaque.
Donc, c’est justement de promouvoir les comportements vertueux par un style de vie qui va rompre avec la sédentarité et par la promotion de l’activité physique, une alimentation équilibrée et saine. Et même si on a dit tout ça, malheureusement, il y aura bien des gens qui vont avoir cette maladie-là. Parce que je vous ai dit que c’est des comportements sur plusieurs années qui conduisent à cela.
Il faudrait sensibiliser la population à s’écouter. Si vous avez une douleur à la poitrine, qui est la principale manifestation de la crise cardiaque, lorsque vous avez de l’essoufflement anormal, lorsque vous avez une palpitation, malaise, perte de connaissance, surtout si vous n’êtes pas diabétique, il faut aller vous faire consulter très vite. Parce que les moyens de prise en charge existent.
Est-ce qu’il y a une prévention à ce niveau ?
Si quelqu’un a les symptômes d’une crise cardiaque vient me voir dans l’heure, on peut faire en sorte que l’artère ne soit pas bouchée. Mais cette personne peut avoir une qualité de vie et une espérance de vie comme celle d’une personne normale. Donc, il faut agir sur la prévention. Le dépistage, c’est l’alerte. C’est tout cela qu’il faut mettre ensemble, si on veut donner le maximum de chances à la plupart des Sénégalais.
Quelles sont les contraintes auxquelles fait face la cardiologie au Sénégal ?
Les contraintes, c’est d’abord lié à l’équipement de nos structures. Il faut vraiment faciliter l’implantation de cette nouvelle technologie qui est très diverse. Cela va de l’IRM au scanner, en passant par ce qu’on appelle la coronarographie, les centres de rythmologie. On a besoin de tout cela. On a aussi besoin d’appareils pour dépister l’apnée du sommeil, parce qu’on s’est rendu compte que les gens qui ont des troubles du sommeil risquent de faire une maladie du cœur. On a besoin d’avoir des centres de réadaptation, c’est-à-dire, dans nos structures de soins, ou en dehors, on doit avoir des lieux où les malades peuvent faire des exercices physiques, bénéficier d’une séance thérapeutique. Ce qui existe très peu dans notre pays.
Il y a plusieurs facettes de la cardiologie qui doivent être aujourd’hui plus renforcées au Sénégal. Et quand je dis au Sénégal pas Dakar, c’est parce qu’on a quelques centres, certes, pas nombreux, mais qui s’arrêtent à Dakar. Il faut penser à l’égalité des territoires, penser aux autres villes du Sénégal. Mais il faut qu’on renforce mieux l’hôpital public, mieux ces centres et nos structures de santé sur les différents outils. Cela va de l’électrocardiogramme aux analyses de biologie qui ne sont pas toujours accessibles. Il y a la salle de coronographie qui existe, mais qu’il faut renforcer. C’est tout cela qu’il faut mettre en place et accompagner par l’Etat. Parce qu’une chose est d’avoir les outils pour que les Sénégalais puissent se soigner par rapport à l’accessibilité géographique, mais l’autre est aussi financière. Que tout cela soit subventionné.
Rien n’est plus terrible que de devoir soigner quelqu’un et qu’on se mette à lui dire de surveiller ses moyens, parce que sa vie dépend des moyens dont il dispose. Donc, je pense que ces urgences doivent être absolument subventionnées. C’est un plaidoyer important. Quelqu’un qui a une urgence qui arrive à l’un de nos hôpitaux, aujourd’hui, il doit être pris en charge, quel que soit le coût. La personne peut après payer, si elle a une assurance-vie. S’il ne peut pas, je pense que ce serait bien que l’Etat prenne le relais et que les médecins ne posent pas de question en face de cette urgence et fassent leur travail.
PAR V. DIATTA
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