Quand les Guet-Ndariens envisagent de capituler
Avec une dissuasion armée de plus en plus létale de l’autre côté de la frontière, en Mauritanie, les pêcheurs du fameux quartier de Guet-Ndar intègrent de plus en plus le fait qu’aller plus au Nord, c’est plonger en eaux troubles.
C’est l’heure du ‘‘ter’’, des pirogues qui déchargent leurs prises après une journée de pêche bien remplie, sur les berges du fleuve de Saint-Louis, en face du cimetière de Tiaka Ndiaye. Un enterrement aidant, en ce mercredi 22 février, la longue bande de terre entre le quai de Diamalaye et Hydrobase, à l’ambiance déjà sur-vitaminée en temps normal, est complètement bouchée. Point de passage pour les bus Tata, les charrettes chargées de poissons, les camions frigorifiques, les pousse-pousse, les porteurs de caissons... Il faut se faufiler et jouer des coudes, si possible, pour avancer dans ce tohu-bohu ou avoir le courage d’attendre dans son véhicule en relevant la vitre pour n’être pas incommodé par le bruit et par l’odeur. Mais les pêcheurs, mareyeuses, transformatrices de produits halieutiques, chargeurs, acheteurs et vendeurs n’en n’ont cure du vacarme ou d’une senteur désagréable. Ils sont là pour conclure une bonne affaire devant ces piroguiers qui déchargeaient leurs prises par amas de poissons encore frétillants.
Quinze jours après les tensions avec la marine mauritanienne ayant causé la mort du jeune pêcheur Serigne Fallou Sall (19 ans) le 27 janvier dernier, la question est toujours sensible. Elle a même le don d’énerver certains pêcheurs qui invectivent l’insolent journaliste qui ose la ramener. Mais ce sont surtout les autorités du voisin du Nord qui en prennent pour leur grade en des termes plus que désobligeants. Les pêcheurs guet-ndariens reculent-ils pour mieux sauter ? ‘‘Certains sont de plus en plus conscients de la dureté de la répression mauritanienne et acceptent de plus en plus de fait. Mais comment interdire à des gens qui ont pêché dans ces eaux bien avant la naissance de Saint-Louis de le faire ? ‘‘Nos pères, grands-pères et arrière grands-parents ont toujours pêché suivant le déplacement des bancs de poissons. Je ne vois pas pourquoi ça changerait’’, se demande Almamy Ndao. Malgré sa bravade, la réalité le rattrape aussitôt. Pour cette sortie, lui et son équipage ne sont pas sortis des eaux sénégalaises ‘’par apaisement’’, dit-il, trois semaines après l’accrochage fatal.
‘‘Si je pouvais aller en Espagne’’
C’est comme une loi d’attraction universelle, une induction électromagnétique qui les pousse irrésistiblement vers les eaux territoriales mauritaniennes. Dans la logique de ces pêcheurs, franchir ‘‘la limite de 16,04’’ pour entrer à Boyo ou à Ndiago, les deux premières localités mauritaniennes, procède d’un prolongement somme toute normale que leur confèrent les usages traditionnels. ‘‘La pêche est plus âgée que Saint-Louis qui est elle-même trois fois centenaire. Les gens ont toujours pêché depuis longtemps dans les eaux sous juridiction mauritanienne’’. En janvier 2017, 600 nouvelles pirogues avaient été recensées et sont venues s’ajouter aux 3 677 pirogues de l’année précédente pour 90 mille pêcheurs, sans compter les activités annexes comme le mareyage, la transformation...
Avec la Mauritanie, le Sénégal a contracté un protocole de pêche depuis 2001, toujours en vigueur, mais dont le protocole d’entente, qui n’a pas réussi à être reconduit en 2016, a créé un vide légal dont les premières victimes sont les pêcheurs. La récente visite du président Macky Sall à Nouakchott, puis la visite annoncée du ministre de la Pêche Oumar Guèye dans la capitale mauritanienne laissent penser aux pêcheurs qu’un accord plus à leur avantage va être négocié. Depuis quelques années, le tour de vis sécuritaire imposé par la Mauritanie débouche soit sur des affrontements entre pêcheurs sénégalais et gardes-côtes mauritaniens, soit par l’emprisonnement des pêcheurs ou pire, par l’usage de la force létale qui conduit à mort d’hommes du côté des pêcheurs.
Ces derniers disent en avoir assez des petits pélagiques comme la sardinelle (‘’yaboy’’), les chinchards (‘’diey’’) ou les maquereaux (‘’ndieundeu’’) et pêcher dans les eaux territoriales du voisin du Nord est une tentation à laquelle ils cèdent facilement, malgré les dissuasions armées de l’autre côté de la frontière. Mais seulement aux lendemains immédiats des accrochages, car l’habitude est comme une seconde nature chez ces pêcheurs. ‘‘Est-ce que nous retournerons dans les eaux mauritaniennes ? Je ne sais pas trop, mais nous sommes et resterons pêcheurs’’, raconte Amara Thiaw. ‘‘Si je pouvais retourner en arrière, je n’aurais jamais raté l’opportunité de rejoindre l’Espagne’’, regrette-t-il, qui raconte qu’il a fait partie de la première vague de ce qu’on a appelé ‘‘Mbeuk-mi’’, la vague de migration clandestine au milieu des années 2000, mais que le désir de rester travailler ici a poussé à rester. A regrets.
Hady Diallo (Clpa) : ‘‘Ils pêchent 50 000 tonnes en un rien de temps’’
Les eaux poissonneuses du voisin sont tellement l’objet de convoitises des pêcheurs. Conscients des liens séculaires entre ces pêcheurs et le territoire mauritanien, un quota de pêche, 50 mille tonnes, a toutefois été alloué aux pêcheurs guet-ndariens pour la consommation du marché saint-louisien. Mais leur savoir-faire est tel que, révèle le coordonnateur du Comité de pêche local (Clpa) Hady Diallo, ils peuvent atteindre et dépasser ce quota qui leur est octroyé par la Mauritanie en un rien de temps. Résultat ? ‘‘Des abus se sont produits et au-delà du marché saint-louisien, les pêcheurs ont commencé à détourner une partie de la clientèle étrangère, malienne notamment, de la Mauritanie’’, poursuit Hady Diallo. Seulement, les pêcheurs tempèrent et avouent que ce sont les petits pélagiques qui sont pris et pas les espèces nobles, les espèces de fond. Aussi, ce pays, ‘‘pour tenir à jour ses statistiques’’, a imposé l’obligation de débarquer la totalité des prises en terre mauritanienne pour les détenteurs de la licence de ce pays. ‘‘Tout ceci est fait dans l’optique de nous décourager de fréquenter leurs eaux territoriales. Mais nous respecterons les lois en vigueur dans ce pays. Nous n’avons pas d’autres choix que d’y aller’’, se résigne Moussa Maal.
La solution, pour les pêcheurs qui n’ont pas de licence mauritanienne, consiste à se laisser embaucher par les armateurs mauritaniens sous forme d’affrètement où ils travaillent pour ces derniers moyennant rémunération.
De l’eau dans le gaz
La logique de défiance et la réputation de pêcheurs casse-cou qui leur a longtemps collé à la peau, à tort ou à raison, semble avoir laissé place à beaucoup plus de modération dans les propos. ‘‘Mieux vaut trouver un accord avec son voisin, surtout si c’est avec un pays aussi incontournable que la Mauritanie’’, souligne Mateuw Dièye qui s’active à repriser ses filets en compagnie de plusieurs autres pêcheurs qui ne sont pas allés pêcher. Coïncidence intrigante pour l’un d’eux, ‘‘le durcissement du contrôle mauritanien intervient depuis qu’on a parlé de ces histoires de pétrole et de gaz’’, remarque-t-il, rencontrant l’approbation unanime de ses compères.
Les récentes tractations gouvernementales entre les deux pays ont débouché sur du 50-50 dans les retombées du projet Ahmeyim-Guembeul d’exploitation de production de gaz offshore au Sénégal et en Mauritanie (voir ‘’EnQuête’’ n°1747 du 20 avril 2017). Les présidents Sall et Aziz sont dernièrement parvenus à cet accord, sous les auspices de la joint-venture Kosmos/Bp. Si les deux pays parviennent à une telle entente concernant la pêche, les Guet-Ndariens pourront emprunter sans frais pour le ‘‘Gopp’’, la navigation au Nord vers Nouadhibou en Mauritanie. Sinon, ils peuvent opter pour le choix plus tranquille, mais plus controuvé, du ‘‘Tanka’’, c’est-à-dire le Sud, vers Dakar, Kayar, Joal ou Kafountine. Ou encore plus bas, en Guinée-Bissau où, décidément, les gardes-côtes de ce pays ne leur feront pas de quartier.
OUSMANE LAYE DIOP (DE RETOUR DE SAINT-LOUIS)