Quand le bénévolat combat la désacralisation
Sollicitée pour la énième fois par l’hôpital régional de Thiès, l’Association pour la solidarité et la perfection, qui s’occupe des corps inconnus au Sénégal, s’est déplacée, ce dimanche, pour l’enterrement de trois corps non identifiés. ‘’EnQuête’’ a accompagné ce groupe de bonnes volontés, de la morgue au cimetière musulman Bakhiya de Thiès.
Les corps de deux hommes et une femme séjournaient depuis janvier dernier à la morgue de l’hôpital régional de Thiès. Trois corps inconnus, comme le nombre des membres de l’association venus, ce matin de dimanche 28 juillet 2019, s’occuper du rituel funéraire.
Dans le hall de la morgue, un homme attire l’attention. L’on ne saurait deviner que dans le sachet jaune jalousement niché entre ses mains, se trouve un mort-né. Avant qu’il ne lâche : ’’Oustaz, faites la prière funéraire pour mon bébé. Je suis pressé.’’ Mais sous ces mots dits avec désinvolte par le père de famille, se cache une amertume non dévoilée. La prière finie, il quitte l’endroit funèbre qui lui a pris, non sans crier gare, son petit enfant. Derrière lui, le silence est presque assourdissant, plus perturbant même que le bruit des brancards trainés par les laveurs mortuaires.
En cette matinée dominicale, la morgue de l’hôpital régional de Thiès est presque vide. Mouhamed Guèye dit ‘’Oustaz’’, le président de l’association, et son équipe remplacent les nombreuses familles qui encombrent d’habitude ce lieu tant redouté. Il se trouve que ces morts n’ont pas de famille, du moins, leurs familles ne se sont jamais présentées, depuis leur admission à l’hôpital.
Pourtant, selon le responsable de la morgue, Abdou Diack, ‘‘la défunte, qui était une malade mentale, heurtée par une voiture, a fait près de six mois dans le frigo. Les deux autres hommes y ont séjourné plus de trois mois’’. Trois corps, trop peu, aux yeux de Mouhamed Guèye qui a l’habitude d’en avoir jusqu’à une cinquantaine. Mais il avoue que ce nombre reste récurrent au niveau des régions.
Vers 10 h, l’un des deux laveurs de l’association, Oumar Camara, vient de finir la première toilette. Il accepte de témoigner, tout en se dévêtant de son déguisement de circonstance : ‘‘Je suis professeur en histoire et géographie. Je suis dans l’association depuis sa création. Et, en tant que musulman, c’est mon devoir de servir dans ce groupe créé dans le seul but de complaire à Dieu. D’habitude, je ne fais pas de toilette mortuaire, mais puisque nous ne sommes que trois aujourd’hui, je m’y suis mis.’’
Cinq personnes au total au secours de ces trois cadavres qui ne seront revus par les leurs. Cinq, si on compte les deux femmes bénévoles sollicitées pour la toilette de la défunte qui, d’ailleurs, s’y connaissent. La preuve, elles n’ont pas perdu de temps avec celle dont le nom ne sera jamais connu.
A présent, trois brancards ornent le sol. Les trois corps sont drapés dans un tissu blanc, bien ligotés selon les recommandations divines. Impossible de reconnaitre le sexe, malgré les formes, mais l’âge de l’un est vite deviné : c’est un jeune garçon. La prière, qui n’a duré que des secondes, a vu venir un peu de monde. Lequel s’est substitué aux familles respectives des défunts qui devaient les accompagner dans leur dernière demeure. Ce sont certainement ces pensées qui traversent l’esprit de cette bonne dame, vu l’expression de son visage, au passage du convoi funéraire devant sa petite table de commerçante.
Bien que vivant aux alentours du cimetière, cette scène ne doit point être habituelle. Les cadavres sont d’habitude discrètement mis dans des cercueils et, dans les cas les moins modestes, un corbillard est dépêché, mais jamais laissés à découvert dans la malle de cette L200 qui les transporte à cet instant.
Aujourd’hui, toute ‘’mystériosité’’ de la mort s’est envolée, laissant place à une banalité jamais égalée. Mais il faut, d’emblée, lever toute équivoque : ceux-là sont des inconnus, rien n’est protocolaire.
Mais la flagrance heurte la sensibilité des plus faibles. Comme celle de cet homme rouspéteur : ‘‘Mais ce n’est pas respectueux ! Ils auraient dû les couvrir, ne serait-ce que pour ces petits enfants.’’ Les chérubins, ne se doutant guère des plaintes de leur avocat, courent dans tous les sens. Impossible de les chasser du cimetière musulman Bakhiya, en ce jour de désherbage. Ils sont victimes de leur innocence, pendant que leurs ainés, avertis, souffrent de cette scène horrible. Mais comme pour répondre aux multiples interrogations intérieures des riverains de ce quartier, un homme sorti de nulle part se fait entendre à qui le veut, grâce à son haut-parleur. Après un monologue dithyrambique à l’endroit de l’association, il lance une exhortation concernant la numérotation des tombes pour inconnus.
Car, selon le responsable du cimetière, ‘‘s’il n’y pas de noms, il doit y avoir impérativement des numéros pour faciliter l’identification. C’est pour quand une famille se présente, après l’enterrement, qu’on puisse lui montrer la tombe’’. Pourtant, dans la partie réservée aux non identifiés, il n’y a que deux tombes qui ont des numéros visibles ; le reste des tombes ne pouvant être dissociables du sol inoccupé. Mais, il y a pire : pendant que les pelletées de sable recouvrent les trois corps fraichement sortis de la morgue, rien ne semble se passer dans le cimetière. Le désintéressement est à son summum. L’enterrement perd toute sa sacralité, en l’absence de reconnaissance. L’endroit grouille de monde, mais ils sont plus occupés à nettoyer les autres tombes identifiables, grâce à leur plaque funéraire, que de prêter attention au petit groupe à l’autre bout.
L’enterrement terminé, les mousquetaires sont vite retournés sur leurs pas. Ils viennent d’accomplir ce pour quoi ils avaient été appelés. Derrière eux, une population reconnaissante se rappelle un cas qui s’était passé, avant l’arrivée de ces bonnes volontés : ‘‘En creusant un jour, on est tombé sur une montre et un pantalon, dans la poche duquel se trouvait une pièce d’identité. Son propriétaire a été enterré, ici il y a treize ans, avec ses vêtements, parce que certainement son corps s’était déjà décomposé. Et on a su par la suite qu’il habitait à Diakhaw (quartier de Thiès).’’
Un détail qui informe sur les conditions des inconnus, avant l’arrivée de l’association. Mais, hélas, ceux qui ont quitté ce bas-monde sont plus proches de la vérité…
FATMA MBACKÉ (STAGIAIRE)