‘’La Gauche sénégalaise a perdu sa dignité’’
C’est un réquisitoire sans appel que Amadou Kah a dressé contre la Gauche, dans son ouvrage intitulé : ‘’De la lutte des classes à la bataille des places’’. Enseignant chercheur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, l’auteur estime dans cet entretien que la plupart des leaders de la Gauche sénégalaise ont perdu leur dignité. Conséquence : l’on assiste à un naufrage des partis de Gauche. D’où la nécessité, selon l’enseignant Kah, d’abandonner complètement le projet électoraliste et d’aller dans le sens de la construction d’un grand pôle.
Vous venez de sortir un ouvrage sur la Gauche sénégalaise. ‘’De la lutte des classes à la bataille des places : Le tragique destin de la Gauche’’, pourquoi un tel titre ?
Je suis parti de ce qu’a été l’histoire récente de la Gauche sénégalaise pour en arriver à la conclusion qu’elle a connu un destin tragique. Parce que j’ai considéré simplement que dans un premier temps, elle ambitionnait de promouvoir le prolétariat, la lutte des classes… Mais on s’aperçoit aujourd’hui franchement qu’elle est dans une lutte des places. C’est pourquoi je suis arrivé à la conclusion que : Quand une Gauche qui ambitionne d’abord de promouvoir les classes défavorisées en arrive à des stratégies de survie individuelle, cela pose problème. C’est pour cela que j’ai parlé de destin tragique.
Dans votre livre, vous dites, ‘’hier avec Abdou Diouf et Abdoulaye Wade. Aujourd’hui avec Macky Sall, la Gauche a expérimenté et épuisé toutes les formes de la participation responsable’’. Comment en est-on arrivé là ?
Quand vous partez de l’origine de la participation responsable, c’était à l’époque où tout le monde était invité à partager les responsabilités. Et la Gauche a eu à observer un certain refus pendant un moment donné. Mais à partir du début des années 1990, elle a commencé à participer à l’exercice des responsabilités gouvernementales avec le Pit, la Ligue démocratique et par la suite And/Jëf sous Wade. Je parle de participation responsable dans le sens où ils sont invités aux responsabilités mais sans pour autant avoir un mot à dire non seulement dans la définition des stratégies, mais aussi dans la surveillance de l’exercice du pouvoir.
Donc, vous êtes de ceux qui pensent que la Gauche est depuis des années un faiseur de roi ?
Oui, même si du point de vue électoral elle ne représente pas grand-chose. Mais du point de vue de la propagande, de l’activisme, elle a représenté beaucoup dans l’installation au pouvoir d’Abdoulaye Wade puis de Macky Sall. Avec le Pit, la Ligue démocratique, le And/Jëf en ce qui concerne l’arrivée de Wade au pouvoir et avec les mêmes pour Macky Sall moins Mamadou Diop Decroix.
Cela est-il dû à un manque de leaders charismatiques ou un manque d’ambition ?
C’est dû à tout cela à la fois. Peut-être qu’il a manqué quelqu’un qui pouvait représenter ce leadership au niveau de la Gauche. Mais aussi et surtout, c’est un manque de perspectives claires, d’absence de projets. Depuis quelque temps, la Gauche perce dans l’électoralisme.
Pourtant, il existe une confédération des forces de la Gauche. D’ailleurs, ce week-end (samedi dernier), elle a tenu un point de presse pour se prononcer sur l’actualité dominée par la libération de Karim Wade. N’avez-vous pas l’impression que la Gauche est en train de se réorganiser ?
C’est une très bonne chose. D’ailleurs, je me suis dit que depuis quelque temps, il y a un effort qui va dans ce sens. Je ne sais pas s’ils (les leaders de la Gauche) acceptent de tirer les leçons du passé. Mais une chose est de dire nous avons tiré les leçons des expériences vécues, nous avons envie de recommencer une autre aventure. Une autre est de réellement tirer les leçons du passé. Depuis quelque temps, la Gauche s’active autour de la Confédération pour la démocratie et le socialisme (CDS). Mais mon inquiétude est de savoir si l’on ne risque pas d’arriver aux mêmes résultats, si on prend toujours les mêmes
Que faut-il faire alors ?
Je pense qu’il faut éviter de lier le destin de la Gauche à la prochaine présidentielle. En d’autres termes, il faut que la Gauche abandonne complètement le projet électoraliste et aille dans le sens de la construction d’un grand parti. Cela peut prendre 10 ou 20 ans. En tout cas, ça prendra le temps qu’il faudra. A chaque fois qu’on essaie de lier le destin à une présidentielle qui arrive dans 2 ou 3 ans, c’est qu’on est complètement à côté du sujet. Il faut prendre le temps de la construction du parti reposant surtout sur un projet sûr et bien structuré.
A vous entendre parler, la Gauche ne doit pas avoir de candidat à la présidentielle de 2019…
Non, il peut avoir son candidat. Mais c’est le fait de mettre en avant le projet d’avoir un candidat que je dénonce. La question n’est pas d’avoir automatiquement un candidat pour la présidentielle à venir. D’abord il faut être d’accord sur un projet, rassembler les gens autour dudit projet et au moment venu peut-être, proposer un candidat. Mais si tout de suite on est dans le projet de dire ‘’nous devons avoir un candidat…’’ Il n’est pas dit que si la Gauche a un candidat, ce dernier pourra faire de bons résultats. Dans un premier temps, il faut d’abord convaincre le maximum de Sénégalais autour d’un projet. Je pense que cela peut-être l’aspect le plus essentiel.
Des partis de la Gauche comme la Ld et le Pit font partie intégrante de la coalition présidentielle Benno Bokk Yaakaar. Quel commentaire cela vous inspire ?
C’est à ce niveau que se situe toute la difficulté. Est-ce qu’avec les mêmes personnes, on peut toujours réussir des choses qui sont différentes ? C’est vrai que la Ligue démocratique s’est prononcée de façon épisodique en disant qu’un soutien à Macky Sall n’est pas exclu et puis quelquefois, elle dit ne pas encore avoir pris de position. Et si on essaie de voir du côté du Pit, ils sont plus proches du Président Macky Sall. Sauf si les développements à venir par rapport aux difficultés causées par leur récente crise conduisent vers d’autres directions. C’est pour cela que je vous ai dit qu’il est important de ne pas se mettre en tête tout de suite l’idée d’avoir un candidat pour la Gauche. Parce qu’il faut d’abord réfléchir sur les périmètres de la Gauche. Qui est de Gauche et qui ne l’est pas ?
Si le Pit et la Ld sont du côté du pouvoir, il y a un leader charismatique de la Gauche en l’occurrence Mamadou Diop Decroix qui coordonne l’opposition. Cette dispersion des forces ne participe-t-elle pas au déclin de la Gauche sénégalaise ?
C’est ce que je vous disais tout à l’heure. Les périmètres ne sont pas définis. Ce qui appartient à la Gauche et ce qui n’appartient pas à la Gauche.
Qui appartient à la gauche, selon vous ?
Ce n’est pas à moi de le dire. Si on doit partir des orientations présentes de Mamadou Diop Decroix, il s’en éloigne. Cela est vrai et si on prend en compte les trajectoires que prennent le Pit ou la Ligue démocratique, on a des problèmes. Pour moi, ce qui constitue le débat autour de la candidature ne me paraît pas opportun. Il ne s’agit pas seulement d’avoir un candidat. C’est banal. Il faut aller un peu plus loin. Je dis qu’il faut que la Gauche accepte de renoncer au projet électoraliste au moins dans les 10 ans à venir ou les 5 ans à venir.
Que pensez-vous de ceux qui disent que la Gauche s’est embourgeoisée ?
Dans l’ouvrage en question, je suis revenu sur ce sujet. Quand j’ai parlé de la lutte des classes à la bataille des places, il y a tout un processus. Il y avait d’abord des difficultés, après, il y avait un combat contre une certaine façon d’être. Le refus, par exemple, de certaines situations. Mais à l’exercice des responsabilités, l’on constate que la Gauche est vraiment différente de ce qu’elle représentait il y a 20 ou 25 ans. Elle a goûté aux délices du pouvoir. On a pris l’habitude de lui dérouler le tapis, et ses leaders se sont éloignés des préoccupations populaires. Donc, qu’elle soit embourgeoisée, ne me surprend pas.
Ne pensez-vous pas que la crise de la Gauche est beaucoup plus générale. Dans certains pays européens comme la France et l’Espagne, elle a perdu beaucoup de terrain…
Oui, elle l’est vraiment. D’ailleurs, on s’en aperçoit, pour être honnête, que la crise est à l’échelle planétaire. Mais le seul problème, c’est que dans le contexte sénégalais, la crise a pris des dimensions particulières. C’est vrai que les gens ont perdu de leur certitude et de leur conviction mais ils doivent garder quand même une certaine dignité. Ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’hommes politiques sénégalais de la Gauche. Parce qu’une chose est de dire : nous doutons mais, une autre est de dire, j’appartiens à l’autre camp. Ce qui est la grosse difficulté.
Donc, selon vous, certains de la Gauche ont perdu leur dignité ?
Oui, ils ont perdu leur dignité complètement. On ne va peut-être pas les nommer. Mais si vous faites le tour de l’ouvrage vous allez le voir. Que ce soit Amath Dansokho, Landing ou Decroix, moi je crois que tous à la limite ont été coupables de manquements. Tous, autant qu’ils sont, sont coupables de la situation de crise que traverse aujourd’hui la Gauche.
Ne s’est-il pas aussi posé un problème de renouvellement de la classe politique ?
Elle se pose mais cela n’empêche pas que les gens gardent intacts au moins leurs convictions. On peut perdre ses certitudes sur un nombre de questions mais les convictions quand elles sont sérieuses, elles ne bougent pas. Si vous parlez de la Gauche, on a l’impression que c’est aussi valable pour les socialistes. Moi, je ne crois pas à cette histoire de renouvellement de la classe politique.
Est-ce que les leaders actuels de la Gauche ne sont pas dépassés par les évènements?
Ils ne sont pas dépassés. Je pense qu’ils savent encore lire les situations. Ils peuvent les comprendre et les interpréter. Le problème n’est pas à ce niveau. Je ne crois pas trop à cette histoire de conflit de générations ou d’alternance générationnelle. Je ne crois pas en ces choses-là. Oumar Khassim Dia a théorisé cela, de même que Cheikh Tidiane Gadio. Moi, je pense que l’âge est moyen. Le plus important se trouve dans la capacité de renouveler les problématiques. En d’autres termes, je ne pense pas très honnêtement qu’on puisse dire qu’ils sont dépassés. Non. On peut incarner une Gauche et rester fidèle aux options de Gauche et cela n’a rien à voir avec l’âge. Il me semble aussi que vous pouvez rencontrer des gens d’un âge assez avancé, mais qui sont restés fidèles à leurs convictions. Peut-être qu’ils ne sont pas aux premières responsabilités mais ils ont gardé ce qui faisait la particularité de la Gauche. Le problème n’est pas d’être dépassé. La difficulté est ailleurs. Elle est dans le fait qu’ils ont vraiment changé dans le mauvais sens.
Si certains pensent que du point de vue politique, la Gauche a un peu perdu de sa superbe, il n’en demeure pas moins que dans le domaine syndical, elle continue de tirer les ficelles. Qu’en pensez-vous ?
On le dit. Peut-être au niveau syndical, la Gauche continue toujours d’avoir une certaine influence. Mais permettez-moi de douter de cette influence. Ce qui me préoccupait en rédigeant cet ouvrage, c’était de revenir sur la trajectoire de ces dirigeants de la Gauche sénégalaise. Passer au crible de la raison critique leurs comportements depuis quelques années.
Compte tenu de tout ce que vous avez avancé. Peut-on parler aujourd’hui d’un naufrage de la Gauche sénégalaise ?
Oui, elle est complètement naufragée. Si aujourd’hui, elle pense à se retrouver, c’est parce quelque part, elle s’est perdue. Et la perte a été totale. C’est-à-dire que les hommes de la Gauche ont perdu aussi bien leurs certitudes que leurs convictions.
Aujourd’hui, je pense qu’il y a encore des hommes de Gauche qui ont une certaine dignité. On ne peut pas personnaliser le débat. Mais ce qui est clair, c’est que ceux qui ont joué les premiers rôles ont connu franchement un très gros naufrage.
Tel le phœnix, la Gauche renaîtra-t-elle un jour de ses cendres ?
Oui, pourquoi pas ! Parce qu’à partir du moment où l’on considère que l’histoire de l’humanité est jalonnée par des luttes de classes. Même si l’on a assisté à l’éclatement du bloc de l’Est etc. Mais le misérabilisme demeure, la classe ouvrière reste défavorisée, les difficultés sont toujours légion, etc. Il y a un problème de classes. Quand on parle de problèmes, on parle forcément de lutte. Et si on parle de lutte, l’on fait allusion à une fédération de toutes ses énergies pour en faire une force alternative, une force de propositions. Je crois que la Gauche peut bel et bien renaître de ses cendres.
Sur quoi fondez-vous votre conviction ?
Sur le fait qu’il n’y a pas de raison de croire qu’on est arrivé à une situation de non-retour et que le capitalisme a triomphé. Non et non ! Ça, c’est l’idéologie dominante. C’est la pensée dominante. Pourquoi ne pas penser que face aux difficultés de tout ordre, il est possible d’avoir des solutions alternatives par rapport à la crise que traverse le monde ? Je pense que les forces de Gauche ont encore un rôle important à jouer dans ce combat pour la défense des moins nantis.
Par Ibrahima Khalil Wade