Le mal est profond
Les mosquées appartiennent à Dieu, dans l’islam orthodoxe. Mais, au Sénégal, si ces lieux de culte ne sont pas des associations privées créées par des groupes d’hommes, ils appartiennent à des familles religieuses, et donc avec une identité propre, une histoire et une façon particulière de désigner ses imams. ‘’EnQuête’’ propose ce dossier portant sur l’imamat au Sénégal, ses particularités ainsi que les conflits qui y naissent.
Plus de deux mois que la Commission nationale de concertation sur le croissant lunaire (Conacoc) était minée par des dissensions internes. Ce mardi, une solution provisoire a été trouvée, avec la mise sur pied d’une commission provisoire chargée de scruter le ciel. La rencontre s’est tenue à l’initiative du Cadre unitaire de l’islam du Sénégal (Cudis) et a été présidée par le ministre de l’Intérieure Antoine Félix Diome. Il a été décidé que la commission provisoire sera co-pilotée par Serigne Ahmed Cissé Ndiéguène, Dr Bouchra Dièye et Imam Oumar Diène. Chaque camp aura deux adjoints provenant des familles religieuses. Cette solution intervient à quelques jours du début du mois de ramadan. ‘’EnQuête’’ s’est penché sur la fonction d’imamat, ses spécificités et les dissensions qu’on note çà et là.
La question : ‘’Qui mérite d’être imam ?’’, a toujours fait l’objet de divergences, malgré les avis unanimes sur les critères établis par l’islam. Ces conditions ne dépassent pas : être un homme majeur, maitriser le Coran, la jurisprudence islamique et la Sunna. Mais aussi, il y a ‘‘l’éloquence, la communication islamique par rapport au sermon, la légitimité par rapport à la communauté qui sont des critères à prendre en compte, puisque l’imam a une fonction de guide dans la communauté, en plus d’être un régulateur, un médiateur et une voix autorisée qui se doit d’être informée’’, expliquent les différents imams interpelés. Ils déplorent tous et condamnent ces situations gênantes, au cours desquelles sont perpétrés des actes à l’encontre des recommandations de l’islam.
À commencer par la question sur le mandat de l’imamat qui, il se trouve, n’est pas défini dans le temps et sa destitution ne devant relever que d’un péché lourd. Pourtant, le 1er août 2019 à la cité Fadia (banlieue dakaroise), l’imam de la grande mosquée a reçu une révocation de la part de l’association pour la gestion de la mosquée qu’il dirigeait depuis 2013. Face à la presse, l’imam Diop avait accusé ouvertement des retraités membres du bureau de l’organisation de ladite mosquée d’agir par intérêt personnel. Il ajoutait que ce sont, en général, des hommes de tenue qui sèment la pagaille, en instrumentalisant les lieux de culte, parce qu’ils sont à la retraite.
Interrogé, l’homme n’avait pas voulu revenir sur les faits, puisque, non seulement l’affaire avait été réglée à l’amiable, mais et surtout pour un problème qui pouvait causer mort d’homme, disait-il, il ne pouvait remuer le couteau dans la plaie que cela lui avait laissé.
Querelles de succession
Il y a aussi les divisions dans la désignation des imams qui, selon l’avis de l’imam d’Ouest-Foire, Baye Sène, sont des querelles basées sur les privilèges que cherchent les différents aspirants. Pour y mettre fin, il faut revenir aux critères connus dans la tradition prophétique pour départager les candidats : ‘‘S’ils se valent dans la récitation du Coran, c’est la connaissance de la jurisprudence islamique qui suit prioritairement. S’ils se valent à ce critère, c’est la connaissance de la Sunna, l’antériorité du hijra, l’antériorité de la conversion en islam, l’ainesse, ainsi de suite.’’
Si on en croit le cadi du tribunal de Dakar, cette stratégie appliquée pourrait évaluer les candidats, puisqu’‘‘il n’y a pas pire honte et déshonneur à l’islam que d’en venir aux mains, au point que l’Etat intervienne pour fermer la mosquée’’. Comme c’est arrivé à la grande mosquée de Vélingara où le préfet du département, pour éviter tout risque de trouble à l’ordre public, a ordonné la fermeture du lieu de culte, depuis le 9 février 2019, jusqu’à nouvel ordre. La guerre a été déclenchée par le décès de l’imam Ibrahima Diallo et la désignation de son successeur intérimaire réfutée par la famille Aïdara dont les aïeux seraient les fondateurs de cette grande mosquée.
Ces décisions administratives sont fréquentes, mais la particularité de Vélingara est qu’il pose un autre problème de l’imamat au Sénégal, à savoir les querelles de succession. Des situations assez fréquentes dans cette localité. En 2015, à Sinthiang Saby, un village du département, les prémices d’une guerre qui allait durer des années ont été annoncées, après l’obtention, par l’imam ratib Douga Sylla, d’un financement de la part d’un fidèle musulman établi en Gambie pour la reconstruction de la mosquée démolie. Il s’était opposé au refus catégorique de Baba Aïdara, talibé tidiane habitant ledit village, sous prétexte que ladite mosquée avait été construite par son défunt père Karamba Aïdara.
Selon l’imam du Point E, Ahmadou Makhtar Kanté, cette deuxième source de discorde des imams qu’est le mode de dévolution familiale ‘‘n’est pas une obligation en islam, dans la mesure où la succession n’a jamais été une question de famille. Mais si celui qui succède remplit les critères de base et qu’il est légitime aux yeux de la communauté, qu’il appartienne à la même famille de l’ex-imam ou non n’est pas important’’.
A. A. est devenu imam de la mosquée de l’Unité 9 des Parcelles-Assainies, après le décès de son père. Mais le nœud de ce qui pourrait être appelé un conflit n’est pas lié au fait qu’il ait succédé à son père, mais relève d’une troisième source de discorde : les mosquées confrériques et salafistes. Considéré comme ibadou (non donné aux salafistes au Sénégal), alors que la mosquée est d’obédience tidiane, sa légitimité n’est pas unanime et certains fidèles en arrivent à boycotter les prières qu’il dirige.
Au campus de l’Ecole supérieure polytechnique de Dakar (ESP), l’exigüité de l’endroit n’a pas empêché l’implantation de deux petites mosquées. Dans l’une communément appelée ‘‘Mosquée ibadou’’, deux des imams déplorent ce qu’ils considèrent comme une division sectaire. ‘‘Comme vous venez de le voir, toutes les communautés fréquentent la mosquée, même si cela n’empêche pas certains de la classer quelque part. En tout cas, nous n’avons pas de problème à être dirigés par des personnes d’une confrérie, même si nous n’avons pas les mêmes interprétations de l’islam. Car oui, c’est la justification de ceux qui ne mettent pas les pieds ici’’.
A quelques mètres de cet édifice, un autre lieu de culte a été implanté. Bien que fréquentés par une confrérie bien connue, l’un des imams rassure : ‘‘C’est juste un aménagement, parce qu’on ne pouvait pas se déplacer d’ici (ENCTP) à l’ESP pour prier. C’est la distance qui a fini par donner naissance à ce lieu de culte.’’
Interpelé sur la question, l’imam Kanté du Point E parle d’une sorte ‘‘d’extrémisme partisan, dans la mesure où un musulman n’a pas à voir la sensibilité d’une mosquée quand il y entre. Certes, il y a des pratiques privées qu’on doit assumer, comme le chapelet dans les confréries. Sinon, le reste, c’est du fanatisme qui n’a aucun sens’’.
Le plus souvent, ce sont ces pratiques privées communautaires, à savoir le ‘’Kureel’’ chez les mourides, le ‘’Weusifa’’ chez les tidianes, qui distinguent les différentes mosquées. Car, après tout, les règles de la prière sont communes à tout musulman. Et c’est l’avis de la plupart des jeunes rencontrés, pour qui l’idée d’être dirigé par un imam d’une autre confrérie ou salafiste est des moins gênantes.
Il est permis de dire que toutes ces dérives et voies isolées résulteraient du manque de statut juridique des imams au Sénégal. Du fait de la laïcité, aucune loi ne régit la fonction d’imamat et pourtant, les acteurs considèrent un tel acte salvateur pouvant régulariser le milieu et régler pour de bon certains abus.
L’IMAMAT DANS LES FAMILLES RELIGIEUSES Une désignation par le khalife, une vieille tradition Dans les différentes villes religieuses du Sénégal, la désignation des imams connait des particularités. Comme les mosquées issues d’associations privées ou encore d’une personne qui a eu les moyens d’en endosser seule la construction, les critères, selon la Sunna, sont prioritaires et respectés. La seule différence réside dans une tradition presque commune dans les différentes villes confrériques : la désignation ou validation par le khalife général de la famille. Ce qui fait que les problèmes susmentionnés sont évités. A Médina Baye (quartier kaolackois), ville niassène, c’est la famille Cissé qui assure la fonction de l’imamat principal. Le premier, du nom de Serigne Aliou Cissé, avait été nommé par Baye Niass, fondateur de la confrérie niassène. Lui-même ayant écrit dans son testament qu’Assane Cissé allait succéder à son père, la décision avait été appliquée. Pour ce qui concerne le successeur de l’imam Assane, Baye avait écrit dans le même testament que ‘‘le suivant serait l’imam qui plaira à Dieu’’. Ce fut Cheikh Tidiane Aliou Cissé, le frère de l’imam Assane, choisi après un accord du groupe dédié, mais et surtout après validation du khalife de Médina Baye. Depuis, c’est devenu une tradition que la famille Cissé gère l’imamat principal de la ville, même si notre source renseigne que c’est le khalife qui nomme les imams secondaires qui ne font pas forcément partie de la famille Cissé, avec l’accord de l’imam principal. A Touba, on distingue les imams principaux, secondaires et de ceux des fêtes religieuses. Officiellement, l’histoire de l’imamat a commencé en 1963. Même si le symbole officiel reste la grande mosquée de la ville, il en existe dans les autres quartiers fondés par les fils de Serigne Touba (fondateur de la confrérie mouride). Serigne Fallou Mbacké, fils et deuxième khalife de Serigne Touba, fut le premier imam de la grande mosquée. Depuis, la famille Bousso s’est distinguée dans l’imamat, mais cela ne fait pas d’elle la seule à qui cette fonction a été assignée. Toujours est-il que c’est le khalife qui choisit les différents imams qui président les cinq prières canoniques et de vendredi. L’autre khalife, Serigne Abdou Khadr, a exercé la fonction d’imam durant tout son califat. Ses fils, Serigne Fallou et Serigne Moustapha, président respectivement les prières de fêtes religieuses de la grande mosquée de Touba et de Masalikul Jinan. Chez la communauté layène, contrairement aux autres foyers, difficile de définir un point focal. Des mosquées traditionnelles, on en trouve à Cambérène, Yoff, Diamalaye, Yembeul, Bargny. Focus sur celles de Yoff et de Cambérène, érigées en mosquées respectivement en 1937 et en 1981. Dans cette communauté, l’imamat n’est pas réservé à une famille, même si, par moments, une famille peut se faire distinguer. A Cambérène, par exemple, après la mort du premier imam, son fils lui a succédé. Cette succession a fait distinguer la famille Wade des années, avant que le statut d’imam ne passe à d’autres familles. De plus, la désignation par le khalife est, selon le chargé de communication de la communauté, une vielle tradition dépassée. Si le premier imam de la mosquée de Yoff, Mouhamed Bachir, fait partie de la famille Laye et par désignation du califat, l’actuel imam de Cambérène, Elimane Libasse Lo, a été choisi par les habitants de la localité. Quant aux prières des fêtes de Tabaski et de Korité, elles étaient dirigées par le fondateur de la confrérie Seydina Limamou Laye et après sa disparition par ses différents khalifes. Une vieille tradition qui continue et qui fait venir à chaque fête un monde fou dans l’esplanade de Diamalaye. |
Fatma MBACKE