Publié le 8 Jul 2025 - 17:33
REFUS DE VISA

La réciprocité comme exigence sociale au Sénégal

 

Au Sénégal, le refus de visa par les ambassades occidentales, notamment celles des États-Unis et de la France, suscite de plus en plus d’indignation. Ce phénomène récurrent touche aussi bien des artistes, des sportifs, des chercheurs que des étudiants ou des entrepreneurs. Mais depuis quelques mois, les cas de refus de visa s'accumulent et font monter la pression au sein de l'opinion publique, jusqu'à faire émerger une revendication devenue virale : la réciprocité.

 

La goutte d'eau qui a fait déborder le vase remonte à la fin juin 2025, lorsque des membres de l'équipe nationale féminine de basketball du Sénégal et du staff ont vu leur demande de visa rejetée par l'ambassade des États-Unis à Dakar. Le Premier ministre Ousmane Sonko n’a pas tardé à réagir publiquement pour fustiger cette décision. ‘’Nous réaffirmons avec clarté et fermeté notre nouvelle doctrine de coopération : une coopération libre, équilibrée, fondée sur le respect mutuel et le bénéfice partagé. Cette doctrine s’inscrit pleinement dans la vision de Son Excellence le président de la République, en harmonie avec la ligne directrice du parti Pastef et en droite ligne des orientations stratégiques de l’Agenda national de transformation’’, a-t-il déclaré dans un communiqué.

Une indignation relayée par de nombreux citoyens et leaders d’opinion sur les réseaux sociaux, réclamant une application stricte du principe de réciprocité diplomatique.

Quelques jours plus tard, c'est l'ambassade de France qui a, à son tour, suscité une vive polémique en refusant le visa au docteur Moctar Touré, président de l’Académie nationale des sciences et techniques du Sénégal (ANSTS). Ce dernier était invité à une rencontre scientifique internationale. L'information, révélée par l'ancien ministre Pape Abdoulaye Seck sur sa page Facebook a fait l'effet d'une bombe. Pour lui, ‘’ce refus est une humiliation inacceptable pour la science et pour le Sénégal. Empêcher un scientifique de cette envergure d’accomplir sa mission intellectuelle, c’est s’attaquer à l’idée même de coopération scientifique’’.

Le Dr Touré, ancien directeur général de l’Isra, ancien haut fonctionnaire à la Banque mondiale et figure centrale de la diplomatie scientifique africaine, n’a finalement obtenu son visa qu’après une vague d’indignation sur les médias sociaux et traditionnels. Le consulat de France a fini par lui accorder un visa de trois ans, conforme à la durée de validité de son passeport, tout en annonçant être disposé à signer un protocole d’accord avec l’Académie nationale des sciences afin d’éviter de tels incidents à l’avenir. Mais le mal était déjà fait.

Pour nombre d’observateurs, cette succession de refus illustre une inégalité structurelle entre le Nord et le Sud, où la liberté de circuler reste à sens unique. Si les ressortissants européens ou américains entrent au Sénégal sans visa ou avec des formalités simplifiées, l’inverse est truffé d’obstacles, de files d’attente interminables, de justificatifs redondants et de refus sans explication.

La société civile ne s'y est pas trompée. Plusieurs organisations ont appelé à l’adoption d’une loi de réciprocité. Cette revendication, qui était autrefois marginale, est en train de devenir un impératif social, brandi comme une arme de dignité nationale.

Pour beaucoup d’observateurs, dans un contexte géopolitique en mutation, où les relations Sud-Sud se renforcent et où les pays africains cherchent à redéfinir leur souveraineté, la question de la réciprocité devient un symbole. Elle incarne le refus d’une diplomatie à deux vitesses et la quête d’une posture égalitaire dans les rapports internationaux.

La réciprocité des visas au Sénégal, entre volonté politique et réalité diplomatique (2013-2015)

Au fil des décennies, la question de la réciprocité des visas au Sénégal a toujours cristallisé les frustrations d’une grande partie de la population. Entre humiliation répétée des élites, durcissement des politiques consulaires occidentales et sentiment de supériorité entretenu par certaines chancelleries, l’exigence de réciprocité a fini par s’imposer comme une demande sociale, politique et symbolique. L'épisode de 2013-2015 représente à ce titre un tournant significatif.

La mise en place d'un visa d'entrée pour les ressortissants de pays occidentaux était dans les tuyaux depuis le début des années 2010 sous le régime Abdoulaye Wade. Elle était réclamée par une partie de l’opinion publique et par plusieurs personnalités politiques et culturelles, en réaction à une multiplication de refus de visa à des personnes influentes du pays. Cette politique, perçue comme inégalitaire et vexatoire, avait été dénoncée par les tenants de la deuxième alternance en 2012.

Macky Sall et son équipe

Le cas de feu Thione Seck, en juin 2012, refoulé par le consulat de France a provoqué un tollé. Il fut suivi d'un autre, plus choquant encore : le refus opposé à feu le professeur Oumar Sankharé, universitaire respecté et intellectuel reconnu.

Ces cas, loin d'être isolés, étaient symptomatiques d'une réalité de plus en plus répandue : des figures de proue de la vie intellectuelle, artistique ou scientifique du Sénégal, humiliées par des rejets systématiques ou arbitraires.

L’instauration du visa biométrique (2013)

Le gouvernement de Macky Sall, fraîchement élu, a tranché : à partir du 1er juillet 2013, les ressortissants français, espagnols, belges, italiens, américains et d’autres pays non africains devront obtenir un visa biométrique avant d’entrer au Sénégal. Une mesure présentée comme un rééquilibrage des relations internationales, mais aussi comme une exigence de dignité nationale.

Le coût du visa était fixé à 50 euros, pour un séjour de moins de 90 jours. Il pouvait être demandé en ligne, mais devait être validé à l’arrivée sur le territoire, moyennant une file d’attente et une prise d’empreintes digitales. L’objectif était double : exiger pour les visiteurs occidentaux le même parcours que celui imposé aux Sénégalais pour un visa Schengen, tout en renforçant le contrôle aux frontières.

Mais très vite, la mesure sème la discorde. Les professionnels du tourisme, notamment ceux de la Petite Côte et de la Casamance, sonnent l’alarme. Le Sénégal, déjà concurrencé par d’autres destinations africaines plus accessibles (Cap-Vert, Maroc, Afrique du Sud), risquait de perdre encore plus de touristes.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en moins d’un an, la fréquentation hôtelière baisse de 30 à 40 %, certains voyagistes déconseillent carrément la destination Sénégal à leurs clients.

Par ailleurs, les mécanismes mis en place pour l’obtention du visa s’avèrent lourds, incohérents et peu adaptés à la réalité technologique des visiteurs étrangers. Il fallait préenregistrer sa demande, se présenter avec un QR code, passer par des plateformes peu fonctionnelles.

 

Le recul de l’État (2015)

 

Face à la fronde des professionnels du tourisme, aux pressions diplomatiques et à la baisse continue de la fréquentation, le gouvernement fait machine arrière. Le 3 avril 2015, dans son discours à la Nation, à la veille de la fête de l’indépendance, le président Macky Sall annonce officiellement la suppression du visa biométrique à partir du 1er mai.

Selon ses termes, il s’agit d’une "mesure incitative pour relancer le tourisme et alléger les frais de voyage des compatriotes de la diaspora". En même temps, d’autres dispositifs sont annoncés, comme la baisse des taxes aériennes ou la promotion des destinations internes.

Mais cette marche arrière était le signe d’une défaite. L'État du Sénégal donnait l'impression d'avoir fléchi sous la pression économique et diplomatique, sans avoir vraiment testé jusqu'au bout la portée symbolique et politique de sa mesure. Les sceptiques voient dans cette suppression la confirmation d’un manque de vision stratégique.

Au-delà des symboles diplomatiques et des émotions nationales, la question du visa entre le Sénégal et les puissances occidentales révèle un déséquilibre persistant dans les relations internationales. Si la réciprocité apparaît comme une exigence de souveraineté et de respect mutuel, elle doit s’inscrire dans une stratégie globale, pensée, concertée et assumée par l’ensemble des institutions. Car il ne suffit pas de brandir la menace pour qu’elle soit efficace, encore faut-il l’accompagner d’une vision claire, d’un appareil administratif crédible et d’une volonté politique constante.

En redonnant du sens à sa dignité, le Sénégal peut imposer un dialogue plus équitable. À condition que sa diplomatie ne vacille pas entre indignation sporadique et pragmatisme résigné.

AMADOU CAMARA GUEYE

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