Les labyrinthes de la mobilité urbaine
Le projet de renouvellement du transport urbain a fait plus de 10 ans. Démarré en 2005, il avait pour objectif d’éliminer les cars rapides et ‘’Ndiaga Ndiaye’’. À ce jour, 1 607 parmi eux ont été remplacés et les 1 400 restants le seront, d’ici 2018. En dépit des résistances, au début, et quelques écueils dans la mise en œuvre, les minibus se sont révélés très vite rentables, avec des recettes de l’ordre de 60 000 à 100 000 F Cfa par jour. Aujourd’hui, Aftu assure près de 80% du transport en commun à Dakar.
Un petit coup d’œil dans la circulation dakaroise et le constat s’impose. Les moyens de transport en commun appelés ‘’cars rapides’’ et ‘’Ndiaga Ndiaye’’ sont plus que jamais présents dans la capitale sénégalaise. Et pourtant, ces véhicules étaient censés disparaître de la circulation. En effet, en 2005, l’ancien Président Abdoulaye Wade avait démarré la mise en œuvre du projet de renouvellement du parc automobile qui lui-même était une partie d’un autre programme plus global dénommé Projet d’amélioration de la mobilité urbaine (Pamu).
Cette idée de renouvellement avait pour objectif de retirer de la circulation les vieux et dangereux ‘’cars rapides’’ et ‘’Ndiaga Ndiaye’’. Des locomotives présentant de nombreuses défaillances techniques et surtout impliqués dans une bonne partie des accidents de la route. Ce qui leur vaut d’ailleurs le sobriquet de ‘’cercueils roulants’’. Mais au-delà de la mécanique, il fallait aussi s’attaquer aux facteurs humains, particulièrement le comportement du personnel à bord, c’est-à-dire chauffeur et apprentis (voir ailleurs).
Le projet en question ne date pas de 2005. Il remonte bien au-delà. Certaines sources indiquent que c’était en 2001/2002. Mais d’autres ont une date qui va à l’époque du régime socialiste. Dans l’ouvrage ‘’les institutions et politiques publiques à l’épreuve d’une gouvernance libérale’’ (2000-2012), Jérôme Lombard, Benjamin Steck et Sidy Cissokho ont cosigné un article scientifique intitulé : Les transports sénégalais : ancrages internationaux et dérives locales. Ces chercheurs ont fait la genèse de ce projet.
‘’Profitant des accords passés avec les bailleurs de fonds internationaux par les gouvernements successifs de l’ère Diouf, Abdoulaye Wade a ainsi poursuivi certains projets de refonte du secteur : par exemple, le renouvellement des “cars rapides” de Dakar dont le projet a été débattu durant toute la décennie 1990 (Godard 2002), l’aménagement et la réhabilitation de certains axes routiers, la pérennisation du Conseil exécutif des transports urbains de Dakar (CETUD), sorte d’autorité organisatrice des transports née en 1997’’, écrivent-ils. A l’image de beaucoup d’autres projets, la conception date d’avant 2000. Mais la réalisation porte la signature de Me Wade.
7,2 millions de déplacements par jour à Dakar
Lorsque le régime libéral a voulu mettre en exécution le concept, il a misé sur le secteur privé, particulièrement les transporteurs déjà en place. Surtout que la solution publique avait déjà montré ses limites. En effet, au milieu de la décennie 90, l’essentiel du transport urbain à Dakar était assuré par la société de transport du Cap vert (Sotrac). Après la dévaluation du franc Cfa en 1994, l’entreprise a chuté progressivement avant de déposer le bilan en 1998. Et au fur et à mesure que la Sotrac perdait du terrain, le secteur privé prenait la place. Ce qui fait qu’à ce jour, le privé officiel (hors clandos) détient entre 75 et 80% du transport en commun (750 000 passagers/j), contre 20% environ pour la société parapublique Dakar dem dikk (DDD).
Lorsque l’idée de relancer le projet a été émise, le pouvoir libéral a fait face à des résistances. Les transporteurs ne voulaient pas effectuer ce saut vers l’inconnu. Mais il y avait une crise des transports manifeste qui rendait l’activité de moins en moins rentable. Un groupe de 9 GIE a fini donc par adhérer. Ce qui a donné lieu à la naissance de l’Association pour le financement du transport urbain (Aftu).
Pour mieux comprendre l’urgence d’améliorer la mobilité à Dakar, il est important de connaître la particularité de cette ville. S’étendant sur une superficie de 550 km, la région ne représente que 0,3% du territoire national. Pourtant, selon les résultats du recensement général de la population fait en 2013 par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd), Dakar concentre à lui seul 3 137 196 habitants sur les 14 millions de Sénégalais, ‘’soit près du quart de la population totale (23,2%)’’. Ce qui lui confère une densité de 5 735 habitants/km². Des chiffres fournis par le Cetud font état de 7,2 millions de déplacements par jour dont les 70% se font à pied, pour 30% de mouvements motorisés.
16,7 véhicules particuliers pour 1000 habitants
Malgré ce pourcentage en faveur de la marche, l’Ansd révèle dans une étude que le transport occupe la troisième place dans les dépenses des ménages (8,6%) derrière les rubriques "Alimentation et boissons non alcoolisées", et "Logement, eau, électricité, gaz et autres combustibles". Autrement dit, les Dakarois dépensent plus dans le transport que dans l’éducation ou la santé. Dans un document datant de 2012 et intitulé : La Réforme des transports urbains à Dakar : bilan et perspectives après quinze ans d’activités, le directeur général du Cetud Alioune Thiam affirme qu’il y a 16,7 véhicules particuliers pour 1000 habitants. Par conséquent, l’essentiel des déplacements motorisés se font par transport collectif (81%).
Au vu de tous ces éléments, il s’avère urgent de moderniser le secteur, en renouvelant le parc automobile. Mais pour le faire, il faut d’abord connaître le nombre de cars rapides et ‘’Ndiaga Ndiaye’’ qui circulent dans Dakar. Mais, non seulement les chiffres ne sont pas précis, mais ils varient d’un acteur à l’autre. Environ 3000 voitures, selon le Cetud. A l’Aftu, on estime le nombre entre 3 500 et 4000 cars. En réalité, explique Ababacar Fall, chef de division suivi et exploitation des transports au Cetud, il est difficile de connaître le nombre exact de véhicules. En effet, l’Etat du Sénégal délivre des licences à vie. Les véhicules retirés de la circulation n’étant pas déclarés, il est donc quasi impossible de déterminer le nombre d’automobiles roulants.
Mais ce n’était pas le plus difficile dans ce projet. Il fallait surtout trouver un terrain d’entente sur la prime à la casse. Pour intégrer le projet, il faut nécessairement avoir un car rapide ou un ‘’Ndiaga Ndiaye’’. Il faut aussi accepter de le céder à l’Etat moyennant une prime. Celle-ci est évaluée par un expert en fonction de l’état du véhicule. L’Etat avait cependant fixé un montant plafond de 2,5 millions. D’après M. Fall du Cetud, la moyenne de la valeur des cars rapides et ‘’Ndiaga’’ varie de 1 à 1,5 millions. Ensuite, le propriétaire se voit attribuer un minibus dont le prix est de 25 millions environ. Mais avec le taux de remboursement, la Tva, l’assurance… le prix final de l’autocar se situe entre 30 et 35 millions, selon le secrétaire général d’Aftu, Djibril Ndiaye. Le véhicule en question est remboursable sur 5 ans.
Une fois les modalités fixées, le déploiement peut alors démarrer. Ainsi, en 2005, un premier lot de 505 minibus Tata a été injecté dans la circulation sur financement de 8 milliards de la Banque mondiale. Plus solides et moins confrontés aux tracasseries policières, les minibus s’avèrent très vite rentables. Là où un propriétaire de car rapide ou ‘’Ndiaga Ndiaye’’ demandait à son chauffeur un versement journalier de 15 000 à 20 000 F, le transporteur détenteur d’un minibus a un contrôle total sur les recettes. Avec les tickets, il tient lui-même la comptabilité. Or, un minibus fait un minimum de recettes journalières de l’ordre de 40 000 à 60 000 F Cfa, selon Djibril Ndiaye. Du côté de l’Etat, on signale que ce chiffre, c’est pour les régions. A Dakar par contre, en fonction des lignes et des jours, un bus peut faire 60 000 à 100 000 F, voire plus.
‘’Nous avions envisagé de retourner tous les bus à l’Etat’’
Dès lors, les transporteurs se sont rués vers le projet. De 9 GIE au départ, l’Aftu en compte 14 actuellement. D’ailleurs, un interlocuteur signale que cette réussite du projet a fait monter les enchères pour ce qui est du prix d’un car rapide ou ‘’Ndiaga Ndiaye’’. ‘’Normalement un car rapide ne coûte pas cher, mais aujourd’hui, même avec 10 millions, vous ne l’aurez pas. Parce que ceux qui l’ont le garde pour intégrer le projet’’, révèle-t-il. Ce même succès a fait que le transporteur n’a plus de problème d’accès aux crédits. On indique que ce sont plutôt les banques qui leur courent derrière pour les financer, sachant que ‘’le taux de remboursement des premiers crédits a été presque de 100%, pour ne pas dire 99,99%’’. Il s’y ajoute que les financements des deux premières phases sont utilisés comme des crédits revolving qui permettent de lever des fonds.
En 2008, un deuxième lot de 402 minibus de marque King Long financé à hauteur de 9 milliards par la coopération chinoise a été introduit. Si les transporteurs ont été satisfaits des Tata, ce n’est pas forcément le cas avec les King Long. Selon Djibril Ndiaye, l’Etat a négocié cette phase sans une réelle implication des transporteurs. Et à l’arrivée, la société Senbus chargée de faire l’assemblage a livré des voitures sans assurer derrière les pièces de rechange nécessaires en cas de panne. Ce qui fait que ça a été particulièrement difficile pour les transporteurs, si l’on en croit le secrétaire général de Aftu. ‘’Nous avions même en un moment donné envisagé de retourner tous les bus à l’Etat’’, se rappelle-t-il. Une solution a finalement été trouvée, grâce à l’initiative des commerçants sénégalais. Ces derniers, ayant compris les enjeux, sont allés en Chine pour commander les pièces qui faisaient défaut. Le coût est certes plus élevé, fait remarquer M. Ndiaye. Mais il a permis tout de même à chacun d’y trouver son compte.
Prime à la casse, le seul obstacle
Cette étape dépassée, une phase est intervenue en 2011. Avec 13,5 milliards, 700 véhicules ont été injectés en deux temps. 400 autobus déjà en circulation et 300 autres en cours de déploiement. Ce qui fait un total de 1 607 minibus. Présentement, il reste environ 1 400 cars à remplacer. Ils ne devront pas tarder à disparaître, si l’on se fie au Dg du Cetud Alioune Thiam. ‘’Nous nous sommes fixés comme échéance fin 2018 pour qu’il n’y ait véritablement plus de ‘’Ndiaga Ndiaye’’ et Cars rapides en circulation à Dakar’’, avait-il souligné en début juillet 2016. Un objectif qui paraît ambitieux, si l’on sait qu’en 10 ans, l’Etat n’a pu renouveler que 1 600 véhicules. ‘’On va accélérer. On peut même épuiser le reste du stock en une année. Le système s’est plus ou moins autonomisé’’, rassure Ababacar Fall du Cetud qui précise d’ailleurs que la dernière phase de 700 véhicules est le fruit de l’autofinancement.
Selon lui, le seul obstacle aujourd’hui est la prime à la casse. L’Etat met entre 400 et 700 millions par année pour cette rubrique. Les acteurs sont en train de réfléchir sur une alternative permettant de surmonter cette difficulté. Une fois cette solution trouvée, les jours du mythique car rapide seront comptés. La page de toute une histoire du Sénégal sera alors tournée.
Les ‘’Ndiaga Ndiaye’’ en sursis En voyant le nombre de ‘’Ndiaga Ndiaye’’ qui circule encore à Dakar, on se dit qu’on est loin de leur disparition de la capitale. Il y a cependant un risque de s’y tromper. En effet, tous les ‘’Ndiaga Ndiaye’’ n’ont pas la licence de Dakar. Beaucoup ont la matricule Thiès (TH), Louga (LG), Diourbel (DL)… En fait, ce sont des cars qui doivent faire du transport interurbain. Mais, depuis l’arrivée des grands bus de 60 places, leur clientèle s’est effritée. Ils se sont alors repliés sur le transport urbain à Dakar, en toute illégalité. Pour le moment, explique Ababacar Fall du Cetud, leur présence est tolérée, puisque la demande excède l’offre. Mais leur sort dépendra des résultats des différents projets de modernisation du transport urbain (bus rapides, Ter…). Si à la fin des projets un équilibre est trouvé entre les besoins de déplacement et les moyens, ces ‘’Ndiaga Ndiaye’’ seront éjectés de la circulation. Si par contre la demande reste toujours supérieure à l’offre, ils pourraient intégrer le projet de renouvellement du parc automobile. |
BABACAR WILLANE