‘’Le Sénégal et le HCR ont échoué lamentablement, sur le dossier des réfugiés négro-mauritaniens’’
Ancien policier, Abdoulaye Diop fait partie des Mauritaniens qui ont été poussés à l’exil, en 1989. ‘’EnQuête’’ est allé à sa rencontre, le 30 août dernier, dans son domicile à Saint-Louis, pour les besoins de ce dossier sur la situation des réfugiés mauritaniens, 30 ans après leur installation au Sénégal. Dans cette interview, M. Diop revient sur la manière dont ils ont été expulsés de leur propre pays, le calvaire qu’ils ont vécu et continuent de vivre, faute de papiers administratifs valides, de politiques de prise en charge efficaces…
2019 marque la 30e année de votre installation au Sénégal, après l’’’évènement des Maures’’. Comment vous vivez aujourd’hui, à Saint-Louis où vous résidez avec votre famille ?
On a vécu très difficilement. Des gens vivent depuis 30 ans avec une défaillance de documents. Ne serait-ce que ceci, c’est un calvaire. Sur le plan juridique, on parle de réfugiés, mais ils ne le sont pas ou bien peu le sont. Parce qu’ils vivent avec des récépissés de carte d’identité de réfugié qui devaient durer 3 mois, mais qui sont à leur 30e année. Dans un Etat de droit, c’est inadmissible. C’est ce que nous fustigeons. Déjà, le Sénégal et le HCR ont échoué lamentablement sur le dossier des réfugiés négro-mauritaniens. Parfois, nous allons même jusqu’à dire que c’est un deal d’Etat. Parce que les deux chefs d’Etat ne veulent pas en parler. La Mauritanie maintient son système qui est d’expulser les Négro-Mauritaniens et le Sénégal, du fait de ses intérêts pour la pêche et autres, ne veut pas en parler. Ce silence nous inquiète, nous dérange. Là, nous sommes acharnés à mener ce combat pour que justice soit faite sur ce dossier.
Et sur le plan social, comment vous vivez ?
Sur ce plan, ils parlent d’intégration et le Sénégal en fait même un modèle en Afrique. Mais les tables de micro-jardinage sont des projets initiés par les autorités. Peut-on intégrer quelqu’un qui fait presque 30 ans avec une telle initiative ? Je ne le pense pas. Il faut une autonomisation. Celle-ci doit comporter le volet social, juridique. Mais eux, ils croient que donner ces petits financements à des gens qui comptent devenir des Sénégalais ou dont ils veulent faire des Sénégalais, va régler le problème. C’est utopique, aberrant. Ils ont même initié un plan stratégique de recherche de solutions durables. Et ceci nous dérange.
En effet, le Sénégal est signataire d’une convention de Genève de 1951 qui stipule que pour les recherches de paix durable, c’est ‘’le rapatriement volontaire, la réinstallation et réintégration’’. Or, ce point est foutu. La Mauritanie n’accepte pas que les réfugiés reviennent dans le pays. Les autorités pensent que nous, quand on parle réinstallation, cela signifie qu’on veut aller chercher ailleurs. Or, on n’a jamais pensé à une réinstallation. Nous avons toujours demandé à retourner dans notre propre pays. Mais la réinstallation fait partie des solutions durables.
Vous n’espérez pas que l’Etat du Sénégal puisse régler votre situation ?
Le Sénégal n’est plus en mesure de régler ce problème. C’est pourquoi nous souhaitons, comme le Sénégal ne respecte pas les droits, aller dans un Etat où nos droits seront respectés. Je donne mon exemple : j’ai un passeport qui date de 1992. Aller me soigner me pose problème. Je suis dans une prison à ciel ouvert. Et pour ça, je tiens responsable le gouvernement du Sénégal qui est signataire de cette convention. Le HCR aussi n’a pas joué son rôle de protecteur qui est de demander au Sénégal de respecter cette convention. Ceux qui sont au HCR font la politique du Sénégal, en demandant aux réfugiés d’être sénégalais. Or, on n’impose pas la nationalité. C’est un choix. Nous, nous restons mauritaniens. Nous le réclamons. Et chercher ailleurs, c’est la solution qui reste. Parce qu’ils devaient nous présenter toutes les offres pour qu’on fasse un choix. Mais présenter deux, et en cacher une qui est la réinstallation. Il fallait avoir l’honnêteté de mettre un juriste à la disposition des réfugiés pour qu’ils puissent comprendre ce qui se trame. Mais ce n’est pas ce qu’ils font. Ils parlent de 12 000 et quelques réfugiés qui ont demandé la naturalisation. Or, ce n’est pas le cas.
Qu’en est-il donc ?
On les a poussés. Quand on est là sans papier, on est obligé, même par la fraude, de trouver une carte d’identité. Sinon, on est traqué par les forces de l’ordre. Surtout nous, qui fûmes forces de l’ordre, avec ce problème de terrorisme, nous sommes la proie des forces de l’ordre. On va dans la vallée pour rencontrer nos concitoyens réfugiés. Et quand on présente la carte de réfugié, c’est l’humiliation. A la limite, c’est une insulte, ce que les gens nous disent : ‘’Allez, va te faire sénégalais.’’ Cela fait partie de nos revendications.
Quelles sont les autres difficultés que vous rencontrez, avec le défaut de papiers ?
La première difficulté, c’est de dire qu’on est réfugié. Lorsqu’on entre dans un bureau et qu’on se présente, d’abord, c’est la stigmatisation. On est considéré comme un pestiféré. On t’écoute même à peine. On n’a pas les privilèges d’un réfugié. Nous ne demandons qu’un papier, des cartes d’identité établies par le gouvernement du Sénégal, que les Sénégalais vont respecter de même que l’Etat sénégalais. Le document délivré ne t’apporte rien.
Dans les normes, la carte de réfugié dure combien de temps ?
Quand nous sommes venus au Sénégal, ils ont fait un statut prima facile. On était venu en vrac ; ils ne pouvaient pas faire des cartes pour tous. Parce que le statut est individuel. C’est un décret du président de la République. Donc, ils nous ont fait un décret global. Et ce sont des récépissés de demande de carte d’identité qui devaient durer 3 mois. Il y a des réfugiés qui détiennent encore ces récépissés, 30 ans après, avec des photos sur lesquelles ils avaient 3 ou 4 ans. Or, actuellement, ils sont âgés de 33 ou 34 ans. La durée de validité a expiré et le Sénégal ne veut pas les prolonger. Pour établir une carte d’identité ici, c’est la croix et la bannière. Il faut 3, voire 4 ans. Et il n’y a pas les Nations Unies derrière.
‘’Depuis que je suis atteint de glaucome, je suis là, je ne fais rien. Mes enfants, avec ce combat, n’ont pas pu aller à l’école’’
Parlez-nous de votre arrivée au Sénégal. Comment cela s’est passé ?
J’étais fonctionnaire de police en Mauritanie. Ils ont d’abord arrêté ma femme et j’ai fui. Je suis allé au bureau des Nations Unies (Pnud) en Mauritanie. Ils nous ont gardés quelque part, mais j’ai pu m’échapper et c’est ainsi qu’avec le rapatriement, que je me suis retrouvé au Sénégal. Ils m’ont amené au camp Abdou Diassé. Lorsque nous sommes descendus de l’aéroport, ils ont fait le tri des Sénégalais. Ils savaient qu’il y avait des fonctionnaires que la Mauritanie voulait faire partir parmi ces rapatriés. Du camp Abdou Diassé, ils nous ont amenés à l’Ecole de police pour des enquêtes. Ce qui était normal aussi. Pour voir s’il n’y a pas d’infiltrations ou si nous ne sommes pas des espions. De l’Ecole de police au ministère de l’Intérieur, c’était à chaque fois la navette pour des enquêtes. Nous avons fait 45 jours ; ils nous ont amenés à Thiès dans des hangars.
De Thiès, ils nous ont cachés derrière l’hôpital de Dagana. C’est là-bas où nous avons créé nos huttes. On vivait là-bas difficilement. La situation était insoutenable et je ne pouvais pas cultiver. Donc, je me suis rabattu sur Saint-Louis. Et là, je dispensais des cours. Je travaillais avec des ONG comme la Raddho. Mais depuis que je suis atteint de glaucome, je suis là, je ne fais rien. Mes enfants, avec ce combat, n’ont pas pu aller à l’école. Ce n’est pas par défaut de papiers. Très sincèrement, ils ont été déclarés ici. Parce que j’ai des papiers. Ceux qui ont des difficultés sont les détenteurs de récépissé. Ma femme fut bénéficiaire d’une bourse du HCR, elle est sage-femme d’Etat et là, elle ne peut pas travailler. Parce qu’elle n’a pas la nationalité sénégalaise. Je le vis difficilement.
Y avait-il beaucoup de forces de défense et de sécurité parmi les réfugiés ?
Nous étions très nombreux, des fonctionnaires de police, des militaires, des paramilitaires. Là aussi, quand on était à l’Ecole de police, j’ai créé l’Association des forces de l’ordre réfugiées (Afor). C’est peut-être tous ces problèmes qui m’ont valu cette prison. Mon souhait, c’est d’aller ailleurs. Car j’ai des projets. J’avais entamé l’écriture d’un livre, par le devoir de mémoire, que je voulais titrer ‘’Les affres d’un exil forcé’’. Mais avec les inondations, tous mes documents sont perdus. Vu que je suis devenu aveugle, ça devient beaucoup plus difficile. Je veux que la génération future comprenne ce qui se passe. Ce qui est gênant, c’est pourquoi le Sénégal, un Etat de droit, laisse faire.
Donc, vous êtes déçus de la manière dont vous êtes accueillis et traités au Sénégal ?
Quand on était en Mauritanie, on enviait le Sénégal, notamment dans la lutte contre l’apartheid qu’il décriait. Comment, aujourd’hui, ce Sénégal s’est tu et va jusqu’à changer sa Constitution pour aider à condamner Hissène Habré ? Voilà des questionnements qui restent sans réponse et qui nous dérangent. Et ils n’en parlent pas. Ce qui est très difficile pour nous. Le dossier est sensible. Mais nous, nous sommes tenus d’aller ailleurs, pour déposer la plainte. Senghor a vécu les évènements, puis Ould Daddah (NDLR : Moktar Ould Daddah, 1er président de la Mauritanie du 20 août 1961 au 10 juillet 1978). Ils sont partis. Abdou Diouf est là, de même que Maaouiya Ould Taya (NDLR : président de la Mauritanie du 12 décembre 1984 au 3 août 2005). Je leur souhaite longue vie, mais ils vont partir sans pour autant que le problème ne soit réglé. Macky Sall ferme les yeux et tout le monde sait ce qui s’est passé. Les archives sont là. On ne veut pas remuer le couteau dans la plaie. Ce qui est clair, c’est que tout le monde sait ce qui se passe, mais on n’en parle pas. C’est pourquoi nous en appelons à la communauté internationale. La solution durable, pour ceux qui demandent leur identité mauritanienne, c’est de leur chercher un pays de réinstallation. Nous avons des camarades qui sont partis. Il y a une nouvelle vie pour eux. L’humanité n’est pas un état civil, c’est une dignité à conquérir. La politique de l’Etat sénégalais pour les réfugiés mauritaniens est mauvaise.
Alors, qu’est-ce vous souhaitez ?
Ce qui nous arrange, c’est d’abord le rapatriement. On sait que ce n’est pas possible. Les gens sont devenus des réfugiés dans leur propre pays. Et le Sénégal et le HCR sont devenus des convoyeurs d’apatrides. Quand le réfugié retourne dans son pays, on ne lui fait de papiers, il revient ici, il perd son statut de réfugié. Il est apatride, il n’a plus de pays. Donc, c’est nous qui nous réclamons de la Mauritanie, mais la Mauritanie ne veut pas de nous. Ils ont dit que nous ne faisons pas partie d’eux. C’est peine perdue. Ils peuvent nous faire sortir du pays, mais ne peuvent pas faire sortir la Mauritanie de nos cœurs.
Donc, pour vous, il s’agit d’un manque de volonté politique, dans la résolution de cette question ?
C’est plus qu’un manque de volonté politique. Parce que nous ne pouvons pas comprendre que les autorités sénégalaises n’en parlent pas. Ces gens-là sont dans la négation de l’évidence. Or, c’est un problème qui mérite d’être résolu. Le devoir de mémoire, tout le monde sait ce que cela veut dire. On ne peut pas le laisser. Si, aujourd’hui, les gens parlent des femmes de Nder, c’est parce que les gens ont écrit. Mais nous ne pouvons pas laisser notre situation là. Maintenant, c’est un comité de gestion à la présidence qui est chargé de la question et c’est géré par un général. Et l’intégration peut créer un problème au sein des citoyens sénégalais. Le Mauritanien, quand il est réintégré, il faut lui donner des terres. Nous avions lancé l’alerte avec nos réfugiés qui sont au Mali. Ils sont tous tués. On alerte toujours le gouvernement sur cette situation. Nous avons rencontré des autorités mauritaniennes, elles ont essayé de nous berner. Mais nous savons que ce qu’elles disent, ce n’est pas vrai. Elles ont déroulé un système bien planifié et il faut qu’elles le terminent.
Pour vous, c’est le fait d’être noir qui vous a condamnés ?
C’est exact. En Mauritanie, seuls les Noirs sont condamnés. Ils nous ont fait sortir, parce qu’ils disent que nous sommes sénégalais. Mais la notion de nationalité, c’est sur des papiers. Néanmoins, on aime vraiment le Sénégal. Seulement, les autorités ont failli. C’est très gênant et je ne veux pas mourir sans que le problème ne soit pas résolu. Même si ce n’est pas réglé, que les gens sachent que c’est un sacerdoce pour nous. C’est un combat de principe. Ce que les gens ne veulent pas comprendre. Toute personne a des principes. Et le minimum, c’est d’être respecté. Que ma dignité soit respectée. Or, le Sénégal ne la respecte pas.
Et pour immortaliser votre combat, vous avez participé dans deux films documentaires. Pouvez-vous revenir sur ça ?
Il y a le documentaire ‘’L’exil forcé’’ d’un jeune Mauritanien, Abdoul Dia, et l’autre est un long métrage d’Alassane Diacko intitulé ‘’Le mal du fleuve’’. J’y étais le personnage principal. Je veux que ces choses soient perpétuées, connues par la postérité. C’est pourquoi je demande au Canada de m’aider d’abord pour me soigner et ensuite continuer mon projet pour que la vérité éclate. Et que tout le monde connaisse ce qui se passe, ce que les Noirs vivent en Mauritanie.
‘’Jusqu’à présent, c’est la guerre des chiffres. Souvent, on parle de 24 000, parfois 60 000 ou 12 000 réfugiés’’
Mais aujourd’hui, combien de réfugiés sont exactement au Sénégal ?
Les autorités nous parlent de 50 réfugiés, mais on n’a dépassé ce nombre. Rien qu’ici (Saint-Louis), nous faisons plus de 400. Là aussi, c’est une défaillance de l’Etat sénégalais. C’est lui qui devait connaître combien nous sommes, en faisant un recensement exhaustif, pour savoir combien sommes-nous, où sommes-nous et que faisons-nous. Mais, jusqu’à présent, c’est la guerre des chiffres. Souvent, on parle de 24 000, parfois 60 000 ou 12 000. Ils ne savent même pas combien nous sommes. Ce qui est aberrant. C’est de la responsabilité de l’Etat et de notre institution de protection qu’est le HCR. On était à 65 000 au départ. Ils disent qu’ils ont ramené plus de 24 000 et recensé 12 000. Mais, depuis lors, des réfugiés naissent, il y a des morts.
En général, de quelles activités vivent les réfugiés qui n’ont pas de papiers administratifs ?
Le camp de Dagana regorgeait presque de fonctionnaires, d’intellectuels, de gens instruits. D’abord, pour donner des cours, il fallait des papiers. Si on veut être vigile, il faut des papiers et même pour être bonne dans une maison. On ne peut rien faire, dans ce cas. C’est pourquoi je parle de ‘’prison à ciel ouvert’’. Personne ne te fait confiance et on ne te prend même pas au sérieux, si on est sans papier. J’envie les Sénégalais, quand je les vois voter. A mon âge, bientôt j’aurai 60 ans, je n’ai jamais voté. J’ai observé ici des votes. Je ne veux pas que mes enfants vivent la même situation. Il faut que cela change, avec une cohabitation en Mauritanie. Et celle-ci ne peut se passer que par le règlement du passif humanitaire. C’est le problème des Négro-Mauritaniens dont l’Etat ne veut pas parler.
Aujourd’hui que la Mauritanie a un nouveau président de la République, est-ce que vous pensez que les choses vont changer ?
C’est une passation de service. Ce n’est pas un nouveau président. Nous avons dit que, de 1978 à nos jours, même avec Ould Daddah, c’était un système qui était en train d’être déroulé. Ce sont des militaires qui gouvernent. Une seule fois, ils ont prétendu faire de la démocratie pour essayer de laver l’affront. Et ça n’a pas prospéré. Je ne le souhaite pas, mais je crains qu’il y ait un génocide. Le fait de parquer les Noirs mauritaniens dans des taudis, c’est frustrant. On vit le racisme en Mauritanie et j’ai vécu l’apartheid à l’Ecole nationale de police en Mauritanie. On séparait les Noirs et les Blancs, pour une institution de police. Quand on voyait un Noir, on lui demandait de courir, parce qu’un Maure était de l’autre côté. On ne demande pas au Sénégal d’aller faire le commando en Mauritanie. Mais, au moins, d’exposer le problème devant les institutions internationales. Qu’ils nous permettent de défendre notre dossier. Nous pouvons nous-mêmes nous constituer partie civile et aller devant l’Union africaine, les Nations Unies. Nous avons les preuves du nombre de personnes tuées, là où ils les ont tuées. J’ai été force de l’ordre et je sais ce qui s’est passé. Je ne peux pas tout dire, par devoir de réserve.