Quand les réseaux sociaux dictent le jeu politique
La démission de Raki Kane, ex-secrétaire exécutive de la Commission d’évaluation, d’appui et de coordination des startups (Senegal Connect Startup), a mis en lumière l’emprise grandissante des réseaux sociaux sur la sphère politique et institutionnelle au Sénégal. Cet épisode récent, marqué par une vive controverse autour des positions politiques passées de Mme Kane, révèle comment l’opinion publique, amplifiée par les plateformes numériques, peut dicter des changements décisifs.
Raki Kane figurait parmi les personnalités issues de l’ancien régime dont certains militants du Pastef exigeaient le départ. La controverse entourant sa nomination, survenue parallèlement à celle d’Aoua Bocar Ly, a finalement conduit Raki Kane à démissionner de son poste de secrétaire exécutive de la Commission d’évaluation, d’appui et de coordination des startups au Sénégal (Senegal Connect Startup).
Dans un communiqué officiel publié hier lundi 6 janvier 2025, Mme Kane a annoncé sa décision, précisant qu’elle souhaitait apaiser les tensions. Proche de l’ancien président Macky Sall, elle avait été nommée à ce poste stratégique pour superviser la mise en œuvre du Startup Act au Sénégal. Récemment élue vice-secrétaire générale (Deputy General Secretary) de la Conférence africaine de la Startup (ASC), elle avait publiquement exprimé sa gratitude envers le gouvernement de Bassirou Diomaye Faye pour son soutien. Cette déclaration avait exacerbé les critiques des militants du Pastef, qui voyaient en elle un symbole d’une continuité politique incompatible avec leurs attentes de rupture.
Dans une lettre adressée au chef de l’État, elle a exprimé sa gratitude envers l’ancien président Macky Sall et expliqué que sa décision visait à ‘’mettre à l’aise l’autorité’’ face à la controverse. Elle a notamment souligné son rôle essentiel dans l’opérationnalisation de la loi Startup Act et la mise en place de plateformes stratégiques pour le développement de l’entrepreneuriat.
Toutefois, l’intensité des critiques sur les réseaux sociaux, particulièrement de la part de militants du Pastef, a contraint Mme Kane à jeter l'éponge.
Cet événement rappelle que l’impact des réseaux sociaux dépasse le simple relais d’information. Ils sont devenus des tribunaux où se joue le destin de responsables publics. Le cas de cette fonctionnaire révèle à la fois les forces et les faiblesses de ce phénomène, oscillant entre vigilance citoyenne et dérive populiste.
En outre, cette démission n’a pas tardé à susciter des réactions, notamment celle de l’opposant Bah Diakhaté, membre de l’APR et bien présent sur la toile pour ses positions contre le régime. Sur sa page Facebook ‘’Baatu Deug’’, il a salué la décision de Raki Kane, y voyant un acte de responsabilité et d’intégrité. ‘’Je salue la décision prise par la sœur Raki Kane. D’ailleurs, tous nos camarades devraient faire pareil. La dignité l’exige’’, a-t-il écrit dans une publication qui a rapidement fait le tour des plateformes sociales.
Diakhaté n’a pas manqué de rappeler ce qu’il considère comme une obligation morale pour les proches de l’ancien régime, en exhortant les autres cadres de l’Alliance pour la République (APR) à suivre l’exemple de Raki Kane. Pour lui, cette démission reflète une posture éthique qui devrait inspirer ceux qui occupent encore des fonctions publiques malgré le changement de cap politique du pays.
Historique des démissions sous pression au Sénégal
Les démissions provoquées par la pression publique ne sont pas nouvelles au Sénégal. En juin 2019, Aliou Sall, frère de l’ancien président Macky Sall, avait quitté la tête de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) à la suite du scandale de corruption révélé par la BBC. L’enquête portait sur un versement suspect de 250 000 dollars par Frank Timis dans le cadre de contrats pétroliers et gaziers. Ce scandale avait provoqué une véritable tempête médiatique, forçant l’ex-maire de Guédiawaye à démissionner pour éviter de ternir davantage l’image du gouvernement. Plus loin dans le passé, sous l’ère Abdoulaye Wade, le naufrage du ‘’Joola’’, en 2002, qui avait causé la mort de près deux mille personnes, avait entraîné la démission des ministres Youssouph Sakho (Transports) et Youba Sambou (Forces armées). Le drame, attribué à des manquements graves comme la surcharge du navire et la lenteur des secours, avait suscité une indignation nationale, obligeant ces responsables à quitter leurs fonctions.
Ces événements illustrent comment, face à une pression populaire ou institutionnelle intense, de hauts fonctionnaires ou ministres ont préféré démissionner pour préserver la sérénité de leurs collaborateurs et éviter un limogeage, souvent perçu comme une sanction humiliante.
Ce choix, bien que parfois interprété comme un acte de responsabilité, s’inscrit également dans une logique de sauvegarde de l’honneur et de protection de leur carrière. En démissionnant de leur propre chef, ces personnalités tentent de désamorcer des crises qui pourraient s’amplifier, tout en permettant aux autorités de tourner rapidement la page et de redorer l’image de l’institution concernée.
Les réseaux sociaux : gardiens de la démocratie ou arme à double tranchant ?
Dans le cas de Raki Kane, certains considèrent que la pression populaire représente une vitalité démocratique, permettant de dénoncer des nominations jugées incohérentes avec les principes du parti au pouvoir. Là où d’autres y voient un danger pour la stabilité des institutions, estimant que cette tendance pourrait encourager une forme de dictature de l’émotion, comme l’analyse Anne-Cécile Robert, journaliste au ‘’Monde diplomatique’’ dans son livre ‘’La stratégie de l’émotion’’. Elle dénonce ‘’l’empire des affects’’ qui, selon elle, affaiblit les débats rationnels en métamorphosant les citoyens en bourreaux d’eux-mêmes. Les réseaux sociaux amplifient les revendications populaires, mais ils sont aussi le théâtre de manipulations potentielles par des puissances étrangères ou des groupes d’intérêts. Cette influence croissante soulève des interrogations sur la souveraineté politique, la justice sociale et le respect des processus institutionnels.
Si les démissions sous pression témoignent d’une responsabilisation accrue des dirigeants, elles posent aussi la question des limites à ne pas franchir. Cheikh Oumar Diagne, ancien haut fonctionnaire, avait également fait les frais de critiques incessantes sur les réseaux sociaux, démontrant à quel point cette tendance peut engendrer des crises internes. Le risque est que ces réseaux deviennent le principal arbitre des affaires publiques, reléguant au second plan les mécanismes traditionnels de contrôle.
Par ailleurs, certains observateurs pointent du doigt les dangers inhérents au diktat imposé par les réseaux sociaux, notamment lorsque ces derniers obligent même les plus hautes institutions telles que le Premier ministre ou le président de l’Assemblée nationale, à intervenir pour apaiser les militants les plus fervents. Cette capacité à susciter des réactions immédiates contraste fortement avec l’inertie constatée dans des situations autrement plus graves, comme les affaires de viol, les drames liés à l’émigration irrégulière ou encore les cas de meurtre.
Dans ces circonstances tragiques, les autorités tardent souvent à réagir, voire restent silencieuses, révélant une hiérarchisation préoccupante des priorités en matière de gouvernance et de gestion de crise. Cette dynamique alimente le sentiment que la pression de l’opinion publique, orchestrée par les réseaux sociaux, prend parfois le pas sur les responsabilités fondamentales de l’État.
Les critiques soulignent également que l’attention excessive accordée aux polémiques sur les réseaux sociaux détourne souvent l’opinion publique des enjeux prioritaires tels que la lutte contre la corruption, le chômage des jeunes ou encore la bonne gouvernance. Le pouvoir, résidant aujourd’hui dans la ‘’rue virtuelle’’, risque de perdre de vue les défis structurels auxquels le pays est confronté.
Amadou Camara Gueye