Une pré-malédiction des hydrocarbures ?
Après les reports du First Oil et du First Gas avec leurs conséquences sur les espoirs de recettes de l’État, les velléités de sortie de BP du champ Yaakaar Teranga viennent conforter les mises en garde des spécialistes contre toute attente démesurée basée sur ce secteur à l’avenir très incertain.
Les nouvelles se suivent et se ressemblent pour BP au Sénégal. Après l’annonce, il y a quelques jours, de l’échec du First Gas initialement prévu pour la fin de l’année 2023, le géant anglais s’est encore illustré, ces derniers jours, avec son projet d’abandonner le champ gazier Yaakaar Teranga. Expert pétrolier, Ibrahima Bachir Dramé revient sur les possibles raisons d’une telle option. ‘’D’abord, il faut savoir que depuis la crise de Covid-19, les multinationales sont toutes en train de revoir certaines de leurs orientations. Pour certaines d’entre elles comme BP, la tendance est d’aller vers d’autres sources d’énergie et d’abandonner ‘les énergies polluantes’ comme ils les appellent. C’est une question de politique et d’orientation. Ils vont donc sortir de plus en plus des projets dans lesquels elles estiment avoir moins d’intérêts’’, relève le spécialiste.
Ce départ, en tout cas, risque de conforter les nombreuses inquiétudes de certains experts, par rapport aux perspectives des ressources en hydrocarbures. Il faut rappeler que depuis quelques années, le Sénégal tente d’attribuer de nouveaux blocs, mais peine à trouver preneurs sur le marché. De plus en plus, en effet, les investisseurs, sous l’impulsion des États riches, fuient l’industrie du pétrole et du gaz, se réorientant plus vers les énergies renouvelables. Ce, malgré les multiples plaidoyers du président Macky Sall et d’autres de ses pairs africains qui estiment que les pays riches n’ont pas le droit d’empêcher les pays pauvres d’utiliser de telles énergies pour leur développement.
Tout en insistant sur ces perspectives incertaines et la nécessité de trouver de nouveaux partenaires pour limiter les dégâts par rapport au départ de BP dans le développement du projet Yaakaar, Ibrahima Bachir Dramé tente de rassurer : ‘’Comme vous le savez, ils (les gens de BP) sont déjà dans GTA avec Petrosen et Kosmos. Sur ces projets, les choses sont verrouillées et l’État a mis en œuvre un ensemble d’innovations qui nous permettent d’exploiter ces ressources en bon père de famille. Il n’y a donc pas de craintes particulières à ce niveau. Et c’est pareil pour Sangomar. Le problème se pose surtout pour les projets, parce qu’on a quand même un potentiel énorme, avec des blocs qui sont encore dans l’attente’’.
En ce qui concerne le champ Yaakaar Teranga, il n’y a pas encore de décision finale d’investissement. Pour le moment, on est surtout dans les modélisations, dans les choix économiques, renseigne l’expert pétrolier, tout en rappelant que c’est l’un des projets les plus importants en termes de gisement. ‘’D’ailleurs, c’est sur la base de ce champ que reposent beaucoup de projets de l’État, notamment la stratégie Gas to Power ; l’objectif de réduire les prix de l’électricité… Je pense que si la sortie de BP se concrétise, les partenaires vont devoir travailler sur d’autres alternatives, pourquoi pas avec d’autres partenaires pour mener à bien cet important projet’’.
Pour rappel, BP détient jusque-là 60 % du champ Teranga, Kosmos 30 %, l’État, à travers Petrosen, 10 %.
Ibrahima B. Dramé, expert pétrolier : ‘’GTA et Sangomar sont sécurisés, le problème c’est les projets’’
Ces derniers développements confortent ceux qui n’ont eu de cesse d’exhorter l’État à une politique prudentielle dans la gestion de ces ressources d’hydrocarbures. Dans une tribune intitulée ‘’Le Sénégal réussira-t-il à échapper à la pré-malédiction des ressources’’ publiée sur ‘’Jeune Afrique’’, Wiliam Davis et Hervé Lado de l’organisation Natural Ressource Governance Institute (NRGI) avertissaient : ‘’Sur douze pays étudiés (pays africains qui venaient de faire des découvertes majeures), aucun n’a pu accomplir ses rêves. Pour certains, les ressources n’étaient finalement pas commercialement viables, pour d’autres, les recettes réelles étaient décevantes et, pour tous, le calendrier des projets a invariablement déraillé, causant en moyenne un quasi-doublement des délais. Le Sénégal demeure dans les temps pour pouvoir conjurer cette ‘pré-malédiction des ressources’ qui a été douloureuse pour ses prédécesseurs.’’
Dans la tribune, les spécialistes soutenaient que le Sénégal est certes épargné de la première menace liée à la non-viabilité des ressources, mais l’un des principaux risques qui menacent les nouveaux producteurs, c’est l’excès d’optimisme, avec un endettement à outrance.
‘’Au début de leur aventure, plusieurs pays ont exagérément emprunté en s’appuyant sur des attentes et prévisions démesurées. Ils ont ensuite dû laborieusement restructurer leur dette (Tchad), se résoudre à une faillite (Mozambique) ou solliciter en urgence l’aide du Fonds monétaire international (Ghana)…’’, préviennent MM Davis et Lado, qui notaient toutefois quelques motifs d’espoir.
Pour eux, le Sénégal apparaît plus prudent avec des emprunts qui, avant la pandémie, ont plutôt suivi la même tendance qu’avant les découvertes de pétrole et de gaz. ‘’Cela étant, le gouvernement s’est de plus en plus tourné vers la dette non concessionnelle (principalement les eurobonds), qui s’accompagnent généralement de taux d’intérêt plus élevés, d’échéances plus courtes et, par conséquent, augmente la vulnérabilité financière du pays’’.
Ce qu’il faut éviter
L’autre risque qu’évoquaient les experts du NRGI est lié justement au champ Yaakaar Teranga, avec le projet d’utiliser le gaz pour accroitre les capacités énergétiques. ‘’C’est ce qu’a fait le Ghana en s’engageant dans un contrat ‘take-or-pay’, qui est courant dans le secteur et contraint le pays à garantir le paiement de certaines quantités même s’il ne parvient pas à les absorber. Les infrastructures permettant d’utiliser le gaz n’étaient pas prêtes au début de la production, mais le Ghana a été malgré tout tenu de régler ses factures de gaz et consume ainsi jusqu’à présent une part significative de son budget chaque année de l’ordre de 7 % en 2020’’, expliquent les spécialistes.
Ils ajoutent : ‘’Au Sénégal, ces plans de conversion semblent désormais tourner autour du projet Yaakaar Teranga qui, s’il représente une réelle opportunité, n’a pas encore reçu de DFI. Il y a donc un risque à trop parier sur ce projet, mais c’est aussi une opportunité pour le gouvernement de travailler à échapper au piège ghanéen.’’
Last but not least, les experts préconisaient une attitude modeste des dirigeants pour une gestion efficiente des ressources. ‘’Alors que certains pays, plus riches en ressources, ont dû lisser l’utilisation de leurs importants revenus sur plusieurs années pour contrer l’inévitable volatilité, le Sénégal devrait se considérer comme un producteur modeste au vu des projections de revenus qui, sur la base des projets ayant déjà une DFI, se situent à moins de 3 % de son produit intérieur brut’’, lit-on dans la tribune.
ÉCLAIRAGE AVEC ÉLIMANE POUYE, INSPECTEUR DES IMPÔTS Les enjeux fiscaux de ces négociations encore en cours Si un éventuel départ de BP suscite des inquiétudes sur le développement de Yaakaar Teranga, les attentes sont assez importantes du point de vue fiscal, en termes de droits d’enregistrement, de taxe sur la plus-value immobilière et d’impôt sur les sociétés. Face à cette transaction, certains esprits ne manqueront certainement pas de penser à l’affaire patrimoine qui avait défrayé en son temps la polémique. Interpellé sur les possibles taxes que devrait supporter une telle transaction, l’inspecteur des impôts Elimane Pouye explique : ‘’D’abord, il y a les droits d’enregistrement (article 464-13)’’. Aux termes de cette disposition : ‘’Sont assujettis aux droits d’enregistrement, dans le délai d’un mois à compter de leur date ou de l’entrée en possession, les mutations de propriété ou de jouissance de droits afférents à des titres miniers, lesquels s'entendent de tous droits d'exploration, d'exploitation et autres autorisations présentant un avantage économique accordé dans le domaine des mines ou des hydrocarbures au Sénégal.’’ Selon la loi, les mutations de propriété ou de jouissance de droits rattachés aux titres miniers susvisés sont enregistrées au taux de 5 %. À côté des droits d’enregistrement, explique M. Pouye, il y a la taxe de plus-value immobilière. En effet, relève le spécialiste, l'article 556. 1. du CGI dispose que : "La plus-value acquise par les terrains bâtis ou non bâtis, les droits relatifs aux mêmes immeubles et les droits relatifs aux titres miniers visés au point 13°) du B du I de l'article 464 est soumise, en cas de cession desdits immeubles ou droits, à une taxe dite ‘taxe de plus-value immobilière’.’’ Cette taxe, selon l’inspecteur des impôts, est due aux taux de : ‘’a. 15 % sur les cessions de terrains non bâtis ou insuffisamment bâtis ; b. 10 % dans tous les autres cas.’’ À propos de la plus-value, l’inspecteur explique que c’est la différence entre, d'une part, la somme ou contre-valeur moyennant laquelle l'immeuble, le droit réel immobilier ou le droit relatif à un titre minier est aliéné, ou l'estimation pour laquelle il fait l'objet d'un apport en Enfin, souligne Elimane, une telle transaction devrait également supporter l’impôt sur les sociétés. En effet, fait-il remarquer, l'article 4 du CGI dispose : "Sont également soumises audit impôt : "… 5. les personnes morales domiciliées à l’étranger lorsqu’elles sont bénéficiaires de revenus fonciers au Sénégal ou de plus-values provenant de la cession d’immeubles sis au Sénégal ou de droits y relatifs ou réalisent des plus-values à la suite de cessions de valeurs mobilières ou de droits sociaux détenus dans des entreprises de droit sénégalais. Il en est de même des plus-values résultant de la cession de droits sociaux réalisés à l’étranger se rapportant directement ou indirectement à des titres miniers ou d’hydrocarbures au Sénégal’’. À noter que le taux de l’IS est de 30 %. |
M. AMAR