‘’Cette défiance exprime une faillite de la confiance citoyenne’’
La faillite de la confiance citoyenne vis-à-vis de l’Etat, le développement du niveau d’alerte, la crainte des retombées négatives et dangereuses du couvre-feu sur leurs activités, sont entre autres, les facteurs qui peuvent pousser les jeunes à défier l’autorité publique, notamment la Police, en cette période d’Etat d’urgence partielle dans les régions de Dakar et Thiès. C’est ce qu’a soutenu le sociologue Ismaïla Sène, dans un entretien avec EnQuête.
Plusieurs quartiers de Dakar ont été avant-hier des foyers de tension entre les jeunes qui refusent d’obéir au couvre-feu et les forces de l’ordre tenues de faire respecter cette décision prise, mardi soir, par le chef de l’Etat pour limiter la propagation du virus de Covid-19. Interpellé sur cette défiance de l’autorité notée de plus en plus au Sénégal, le sociologue Ismaïla Sène indique que cela exprime ‘’une faillite de la confiance citoyenne’’ vis-à-vis de l’Etat. ‘’Quand les citoyens descendent dans la rue pour contester de manière violente cette décision du couvre-feu, c’est qu’ils n’ont pas confiance à la capacité du couvre-feu. Le problème n’est pas lié à la croyance de l’existence de la maladie. Les gens sont conscients que la Covid existe. Le problème, c’est qu’il y a une incohérence dans la manière de gérer la situation. Parfois, on donne des instructions qui doivent être appliquées par la population et les ministres courent de gauche à droite pour organiser des manifestations sans respecter les mesures barrières’’, explique M. Sène, contacté hier, par EnQuête.
Le sociologue souligne que cela a entrainé un ‘’défaut de conscience’’, ce qui a justifié les manifestations contre le couvre-feu. Ce qui, d’après lui, montre que l’Etat du Sénégal, de manière générale, ‘’est en train de perdre’’ cette confiance des jeunes. ‘’Pour le minimum, toutes les décisions sont contestées. Et souvent, c’est à travers les réseaux sociaux ou d’autres canaux. Ce manque de confiance a été aussi entretenu par un certain nombre de comportements ou des décisions incohérentes, inadaptées. Cela est peut-être entretenu par le mépris que les jeunes ressentent envers l’Etat. Parce qu’ils sont dans une situation assez délicate, ils sont en train de chercher un meilleur niveau de vie, ont besoin d’être compris dans leur souffrance’’, poursuit-il.
Malheureusement, notre interlocuteur affirme qu’on est dans une société où la condamnation est érigée en règle générale. Certains ont tendance à vouloir prendre la parole pour donner des ordres ou des leçons de morale à ces jeunes. Or, le sociologue signale que quand on veut donner une leçon de morale à quelqu’un dont on ne connait ni le quotidien, ni le vécu, ‘’c’est un peu compliqué’’. ‘’C’est ce qui se passe aujourd’hui. Quand on est ministre, on est dans une situation de privilégié. Même si on sait, on semble ignorer ce qui se passe et on se lève un jour pour donner des leçons de morale. C’est un ensemble de frustrations qui a fait que les jeunes sont à un niveau d’alerte assez élevé. Le niveau d’alerte commence à se développer, à être beaucoup plus important et c’est la raison pour laquelle, il y eu ces manifestations plus ou moins violentes qui ont connu un effet de contagion’’, renchérit M. Sène.
Toutefois, Ismaïla Sène regrette le fait que cette réaction soit orientée vers une figure d’autorité qui est la Police, qui représente l’administration publique sénégalaise, le gouvernement. Car, selon lui, ce n’est pas la Police qui gêne, mais l’autorité qui a fait appliquer cette décision. Et puisque l’intermédiaire c’est la Police, c’est à elle que ces jeunes ont donné le signal. Maintenant, précise-t-il, libre à l’Etat de l’interpréter ou de l’ignorer.
‘’Les mesures prises dans un passé récent ont eu un impact négatif sur l’informel’’
D’après Dr Sène, la défiance des jeunes peut aussi être appréhendée comme une forme de ‘’volonté de s’opposer’’ à une décision légitime qui consiste à instaurer un couvre-feu entre 21h et 5 h du matin. ‘’Il faudrait aussi admettre que la capacité du couvre-feu à faire reculer la Covid reste à prouver. D’une part, on pourrait appréhender ce comportement, comme étant un contrepied par rapport à la décision consistant à dire que le couvre-feu serait un moyen de limiter la propagation de la Covid. Déjà que le virus ne circule pas que la nuit. Mais, il a été prouvé que les mesures qui ont été prises dans un passé récent, ont eu un impact négatif et assez dramatique sur le secteur informel et les familles d’une manière générale’’, dit-il.
Le sociologue, qui a lui-même mené une étude sur cette question, a constaté qu’effectivement, les mesures de prévention de la crise de la Covid ont eu ‘’un impact négatif’’ sur l’économie informelle. Que ce soit les travailleurs indépendants, salariés ou entrepreneurs du secteur informel. ‘’Donc, les gens qui ont vécu pendant 2 ou 3 mois dans la misère redoutent la même chose. Ce qu’il faudrait également prendre en compte : nous sommes dans un pays où le secteur informel constitue le moteur de l’économie et l’essentiel des familles sont vulnérables. La plupart des jeunes qui travaillent sont dans le secteur informel. Le fait qu’ils soient dans ce secteur pourrait les pousser à relooker les retombées négatives, du point de vue économique de cette décision’’, relève-t-il.
Or, quand le couvre-feu commence à 21h, l’universitaire note que certains jeunes sont obligés de descendre, d’arrêter leurs activités génératrices de revenus vers 18h pour rentrer. Puisque ce sont des gens qui prennent les cars rapides, les bus, etc., et avec les problèmes de transport qui existent à Dakar, ils sont obligés de se préparer 3 heures avant pour rentrer chez eux, afin d’éviter d’être pris au piège du couvre-feu. Donc, pour lui, la crainte de ces retombées négatives et dangereuses de cette décision pourrait les amener à vouloir la contester. ‘’Il y a aussi des jeunes qui, au-delà de la nécessité de descendre à 18h pour éviter le couvre-feu, développent des activités surtout dans le commerce qui roulent la nuit. Il y a ceux qui sont notamment dans le commerce de nourriture et ce sont des pères et mères de famille qui font rouler l’économie de ce pays. Donc, en instaurant le couvre-feu, on empêche à ces jeunes qui encaissent des ressources importantes, de ne pas travailler, de rester chez eux. L’impact du point de vue économique est perceptible à ce niveau. Cela pourrait pousser certains jeunes à être dans la rue’’, ajoute M. Sène.
Là, le sociologue défend que les jeunes sont dans une perspective d’anticipation. ‘’Ces jeunes-là, bien vrai que la manière de s’exprimer est à condamner, sont en train d’anticiper. Il est important aussi d’interroger l’histoire assez récente. Au-delà des impacts négatifs du couvre-feu, ils sont en train peut-être de redouter d’autres mesures. Durant la première vague, on avait parlé de couvre-feu et par moment, les marchés ont été fermés, les lieux de commerce, etc. Et le pays s’était retrouvé dans une situation assez délicate. Ceux qui sont dans cette économie informelle redoutent qu’on observe une situation de bis repetita. Cette défiance est donc vis-à-vis d’une décision prise, mais aussi une manière d’anticiper sur une probable décision qui pourrait être prise et qui mettrait, de manière globale, K.O. l’économie informelle’’, soutient-il.
D’après notre interlocuteur, cette résistance des jeunes, face à l’autorité, est également caractéristique d’une ‘’défaillance physique’’. ‘’Même si on n’est pas d’accord avec l’autorité, la décision qui a été prise, la manière de lutter renseigne aussi sur le niveau de conscience physique. Les manifestations, gaspillages et les offenses envers la Police constituent des indicateurs d’un faible niveau de développement physique de ces jeunes. Mais, ce n’est pas valable pour tout le monde. L’autre aspect, c’est qu’il y a eu une vague et des séries de contestations et il y a eu l’effet de la contagion. Quand le premier groupe de jeunes à commencer à contester, la presse a relayé l’information et d’information à information, on n’est rendu compte que les manifestions se sont multipliées’’, justifie-t-il.
‘’Les conséquences seront dramatiques, si on n’écoute pas ces jeunes’’
Monsieur Sène pense donc, que c’est l’effet de contagion qui a fait que certains jeunes qui, peut-être n’étaient pas dans cette logique de manifestation ont été contaminés et se sont fait voir à travers les réseaux sociaux. ‘’C’était un moyen de défoulement, d’exalter cette forme de résistance. L’Etat devrait, s’il n’est même pas trop tard, tirer la leçon de ces manifestations qui se font de coin à coin, de quartier à quartier, de ville à ville, pour comprendre le signal qui a été donné. Les conséquences seront dramatiques, si on n’écoute pas ces jeunes, si on ne parvient pas à intercepter ces différents signaux qu’ils sont en train d’envoyer’’, prévient le sociologue.
Cependant, pour le moment, Dr Sène note que le degré de manque de confiance n’est pas connu, de même que sa proportion. ‘’L’Etat perd sa crédibilité, une certaine légitimité. L’Etat en a tellement fait, du point de vue communication, attitude. Parce que la communication n’est pas seulement verbale. Ce n’est pas que le discours d’un ministre ou du chef de l’Etat. Mais, c’est l’attitude et le comportement plus ou moins responsable d’un ministre ou du président qui pourrait, plus ou moins, inspirer les jeunes. Et quand on n’est pas dans une conduite inspirante, souvent, on commence à frustrer. On n’est pas dans une situation de catastrophe élevée mais, ce sont des grincements de dents qui renseignent. Il est temps, l’Etat l’intercepte’’, relève-t-il.
D’ailleurs, Dr Ismaïla Sène rappelle qu’à un moment, quand le président a levé les mesures de restrictions, notamment, le couvre-feu, la fermeture des marchés, il était parvenu à faire ‘’adhérer à sa cause’’ une grande partie de la population. Mais, déplore-t-il, le constat est qu’il y a ‘’beaucoup d’incohérences’’. ‘’Il y a des décisions qui sont prises aujourd’hui, remises en question demain, après-demain qui sont répétées, etc. On sent que l’autorité n’est pas dans une application stricte et rigoureuse de la décision. Elle ne s’applique pas la décision. Quand on dit qu’il n’y a pas de rassemblement et qu’on organise le lendemain une cérémonie d’inauguration avec des centaines de personnes, quel signal veut-on donner à ces jeunes ?’’, fustige-t-il.
‘’La solution ce n’est pas de les réprimer’’
Néanmoins, le sociologue affirme que c’est possible de retrouver la confiance de ces jeunes. Mais, au paravent, il va falloir au-delà des discours de poser des ‘’actes forts’’ qui renseignent et qui montrent à ces jeunes-là, qu’ils sont écoutés, compris dans leur souffrance. Il ne s’agit pas, d’après lui, de régler les problèmes de tous les jeunes. ‘’Ce n’est pas possible. Il s’agit de développer une certaine empathie vis-à-vis d’eux pour qu’ils comprennent. Il faut éviter d’exposer certaine richesse, d’être arrogant, de démontrer un certain niveau de mépris envers ces jeunes. Ce sont différentes postures pour y arriver et avant tout celles de l’Etat, au-delà des efforts qui doivent être faits dans l’accompagnement, la compréhension des jeunes, surtout ceux qui sont dans le secteur informel’’, suggère-t-il.
Ainsi, M. Sène préconise, un travail de leadership social à incarner consistant à inspirer les jeunes, à développer l’espoir chez eux. Pour lui, la solution ce n’est pas de les réprimer, mais de les écouter, les comprendre, à travers les réseaux sociaux, les manifestations et d’intercepter les signaux qu’ils donnent pour permettre à l’Etat de rectifier le tir. ‘’Quoiqu’on dise, l’Etat a fait beaucoup d’efforts dans la prévention, la gestion de la crise. Mais, ces efforts sont parfois gâchés par les attitudes irresponsables de certaines autorités. Il va falloir retravailler la figure de l’Etat, de l’autorité, pour que celle-ci soit suffisamment douée d’empathie, compréhensive. Et qui dans sa manière de faire montre du respect et apparaît de manière moins arrogante. Ce sont tous ces éléments associés à un discours sincère et franc, des actions concrètes, une attitude et un comportement responsables qui vont permettre à ces jeunes de retrouver cette confiance’’, insiste-t-il.
Il urge pour le sociologue que l’Etat comprenne que quand il communique, il y a des gens qui essaient dans une autre dynamique de ‘’déconstruire’’ son discours. ‘’Malheureusement, il est devenu très facile de déconstruire le discours de l’Etat, parce qu’il est suffisamment teinté d’incohérences et de discontinuité’’, conclut Ismaïla Sène.
MARIAMA DIEME