L’essence de la polémique
La raison du gel des constructions des stations-services, c’est le carburant qui a relancé la machine de la polémique dans la distribution des hydrocarbures. Les indépendants dénoncent une mesure ‘’illégale’’ en faveur des multinationales.
Face aux députés le 28 novembre 2016, le ministre de l’Energie, interpellé sur la prolifération des stations-services à Dakar, avait déclaré que l’Etat a décidé de décréter une pause. ‘’A Dakar, les constructions sont gelées. Il n’y aura pas de nouvelles stations jusqu’à nouvel ordre’’, déclarait Thierno Alassane Sall à l’Assemblée nationale. L’autorité avait ajouté que désormais, les ministères concernés allaient se pencher sur la question ‘’pour trouver une solution définitive à la carte des stations-services dans la capitale sénégalaise’’.
Aussitôt la mesure annoncée, les distributeurs nationaux ont rué sur les brancards. Les deux associations regroupant les indépendants que sont l’Association sénégalaise des pétroliers (ASP) et l’Association sénégalaise des professionnels du pétrole (ASPP) ont tous manifesté leur désapprobation, accusant l’Etat de rouler en faveur des majors, particulièrement la multinationale française Total. ‘’Geler les constructions, c’est dire à certains qui ont des ambitions qu’ils ne vont plus croître. C’est une décision qui favorise un acteur au détriment des autres. On se demande si c’est une coïncidence, mais la mesure arrive à un moment où Total a fini d’investir. Comment l’Etat sénégalais peut décréter que les entreprises sénégalaises n’ont plus le droit d’investir et de grandir ?’’ se demande le PDG de Elton, Babacar Tall.
Pour lui, si l’Etat estime qu’il y a trop de stations, il doit voir qui en sont les propriétaires et éviter de prendre une mesure inique. ‘’Si on fait le tour de la ville, on remarquera d’ailleurs que c’est toujours les mêmes distributeurs (des multinationales) qui construisent. Tout ceci, dans une stratégie d’occupation tous azimuts de l’espace pour éliminer la concurrence sénégalaise’’, dénonce-t-il.
Même réaction du côté du patron de la société API. Georges Fernandez se dit doublement surpris. D’abord parce que le problème a été posé il y a longtemps sans que l’Etat ne réagisse. Et le voilà qui attend que Total ait fini de s’implanter pour décider d’agir. Ensuite, la mesure a été annoncée de façon inattendue et unilatérale, alors que les acteurs attendaient d’être convoqués par l’Etat pour discuter de la question.
Fausse réponse à une vraie question
Dans une contribution signée le lendemain de la tutelle, le président de l’ASP, Ameth Guissé, a fustigé l’attitude de l’Etat, qualifiant la mesure de ‘’’fausse réponse à une vraie question’’. De son point de vue, si l’Etat veut mettre de l’ordre dans le secteur, il lui faut créer une structure disposant de pouvoir lui permettant de veiller à la bonne marche des mécanismes de concurrence. ‘’Réguler le marché nécessite une rationalisation en enrayant/équilibrant certains doublons sur certains axes, corriger ainsi l’abus de position dominante d’un opérateur, situation faussant la concurrence saine et loyale (la directive européenne en la matière est une jurisprudence)’’, souligne le boss de Maack Petrolium.
Si la polémique est aussi vive, c’est que la capitale sénégalaise constitue un endroit plus que stratégique dans la distribution des hydrocarbures. Les 2/3 des volumes y sont commercialisés. Dans son discours de lancement du Train express régional, le Président Macky Sall a souligné que 40 000 véhicules sont immatriculés chaque année dans la région. Cette circonscription administrative concentre à elle seule 80% des voitures enregistrées dans le pays. D’après M. Fernandez, une station à Dakar vend entre 12 000 et 14 000 litres par jour. ‘’Au-delà de Thiès et Mbour, il faut 4 à 5 jours pour écouler la même quantité’’, relève-t-il.
‘’Mesure illégale et antipatriotique’’
Si elle est bien placée, une station à Dakar peut faire jusqu’à 150 millions de chiffre d’affaires par mois, révèle Ameth Guissé. Du fait de cette rentabilité, la bataille est sans merci. Le gel des constructions, synonyme du maintien du statu quo, ne peut donc être agréé que par ceux qui n’ont pas encore une bonne assise dans la ville. En guise de comparaison, Total indique sur son site officiel détenir 80 points de vente à travers la région. Elton, le ‘’major national’’ n’en compte qu’une dizaine. Quant à API, il en a deux sur un total de 22 stations dans tout le pays. Les français sont ainsi les grands gagnants.
Ce que les nationaux ne peuvent pas accepter. M. Tall précise que le patronat sénégalais ne demande aucun privilège de la part de l’Etat. Tout ce qu’il exige, c’est que les normes de la concurrence soient effectives et qu’elles restent les mêmes pour tous les acteurs. Seulement, certaines décisions de l’autorité comme celle relative au gel des constructions et le silence sur certains dossiers lui donnent le sentiment que ‘’les gouvernants se soucient plus des étrangers que de ses propres fils’’. ‘’Si on réfléchit un peu, un tel arrêté signifierait qu’on gèle les parts de marché actuelles au profit exclusif des multinationales qui ont pris de l’avance sur les sociétés sénégalaises’’, regrette-t-il.
Arrêt de mort des entreprises nationales
A son avis, la mesure, au-delà d’être ‘’antipatriotique’’, est surtout ‘’illégale’’. Elle est également particulièrement dangereuse pour les nationaux, prévient M. Tall. Il est persuadé que si jamais une telle décision est actée, elle sera synonyme de certificat de décès de toutes les sociétés sénégalaises qui se verraient ainsi privées des 2/3 des volumes de vente qui se font à Dakar. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir alerté. Lorsque la rumeur a circulé, les acteurs ont ensemble écrit au ministre de l’Energie pour demander plus d’informations tout en l’invitant à des discussions préalables si toutefois la mesure était envisagée. Non seulement la correspondance est restée sans réponse, mais à la place d’une concertation, ils ont appris l’information à travers la presse.
Seulement, ils ne comptent pas baisser les bras. La première réaction consiste à faire comme si de rien n’était. Ainsi, quand bien même ils ont eu la nouvelle, ils refusent de prendre un article de presse pour une note d’informations officielle. ‘’Pour nous, cet arrêté n’existe pas. Nous ne pouvons même pas imaginer qu’il puisse exister’’, se démarque Babacar Tall. Ameth Guissé lui, affirme qu’il ne serait pas étonné de voir la loi être suspendue ou modifiée avant même son abrogation. Ces acteurs déclarent attendre une notification officielle. Seulement, ils se heurtent déjà à la réalité du terrain. ‘’Les demandes d’autorisation ne sont plus instruites. En réalité, l’administration a appliqué la mesure sans nous informer’’, déplore une source.