Un chaos commerçant !
Au marché Thiaroye, l’insalubrité côtoie l’anarchie. Dans la nuit du lundi 13 au mardi 14 août, un violent incendie y a ruiné de nombreux marchands. C’est la même pagaille au marché ‘’Syndicat’’ de Pikine. Les commerçants, responsables en partie, accusent les municipalités. Quand à l’Etat, ses promesses sont restées sans suite
Anarchique ! C’est le qualificatif idéal pour camper le décor des marchés sénégalais. Et la capitale ne fait pas l’exception. Les espaces commerciaux se cherchent encore dans le Plan Sénégal émergent (Pse). ‘’Les marchés ne font pas partie de l’émergence. On ne le sent pas. Rien n’a changé depuis l’indépendance. Les gens étalent leurs marchandises par terre. Il y a des ordures partout. C’est un désordre total’’, se désole Badara Dioup, vendeur de cucurbitacées (‘’najo’’) au marché de Thiaroye-Gare. Logé dans le département de Pikine, en banlieue dakaroise, ce lieu de commerce est l’un des plus anciens de la capitale.
Malgré sa réputation, il reste encore des efforts à faire pour répondre à certaines normes internationales. A part quelques cantines, la plupart du négoce, surtout celui des légumes et des condiments, se fait sur des tables disposées côte-à-côte ou par terre. ‘’Les clients ne sont pas à l’aise, de même que nous les commerçants. Il n’y a aucune organisation. D’abord, nous devrions être dans de bonnes conditions afin d’exercer correctement nos activités. Ainsi, les clients pourraient venir tranquillement faire leurs achats. Mais tel n’est pas le cas’’, poursuit notre interlocuteur.
Déjà assez repoussant en temps normal, le marché offre un visage encore plus désolant pendant l’hivernage. ‘’Aucun client n’accède aux lieux, parce que tout est inondé. L’eau mêlée aux ordures les fait fuir. Ce que nous regrettons le plus, c’est que nous payons tous nos droits. Mais nous ne sentons vraiment pas de progrès ou de changement par rapport nos conditions de travail’’, renchérit Badara, la quarantaine révolue, assis à l’ombre d’un arbre avec ses camarades.
Cette image hideuse des marchés fait que certaines ménagères font tout pour y aller le moins de fois possible, particulièrement durant la saison des pluies. ‘’Le marché de Thiaroye est impraticable pendant cette période. Le sol est boueux. Il y a des ordures partout, les excréments de chevaux, les asticots flottent sur l’eau. Rien qu’en y pensant, ça donne la chair de poule. C’est trop dégoûtant’’, explique Maman, un sceau à la main. Rencontrée à l’arrêt bus, cette Pikinoise vient en général faire son marché à Thiaroye-Gare. Mais elle fait savoir que pendant l’hivernage, elle ne s’y rend qu’une fois par semaine. ‘’J’ai à la maison des bottes comme celles des ouvriers que je porte après la pluie pour venir au marché. J’ai une allergie cutanée, si je suis en contact avec cette saleté, je vais me gratter la peau toute la journée’’, ajoute cette jeune dame, la trentaine.
Le procès de la mairie
Cette insalubrité du marché est mise, par les vendeurs, sur le compte de la mairie qui, selon eux, ne nettoie pas régulièrement ces lieux, malgré la taxe journalière de 100 à 150 F Cfa collectée par les agents municipaux. Sokhna Guèye, vendeuse de pomme de terre en détail, estime que la mairie doit nettoyer le marché au moins tous les 15 jours. ‘’Nous sommes quand même des êtres humains. Cette saleté que nous respirons n’est pas bonne pour notre santé. Ils doivent veiller à ça’’, lance-t-elle.
Cependant, tout ne s’explique pas par l’inertie de l’Etat et des collectivités locales. La croyance populaire participe aussi au désordre. Sous le soleil, cette jeune dame étale sa marchandise par terre, couverte de poussière (due à des travaux à côté) et de sable. A la question de savoir pourquoi elle met ses légumes à même le sol, sa voisine rétorque : ‘’Personne ne nous interdit d’avoir des tables. Mais, en commerce, exposer ses marchandises par terre est plus béni. C’est ce qu’on nous a toujours dit’’, se justifie Mbène Ndiaye, toute souriante. ‘’En plus, c’est plus spacieux. Si chacun apportait une table, certains auraient du mal à trouver un espace pour s’installer. Si on met nos légumes par terre, si un de nos proches veut tenir son commerce, on peut réduire nos étals pour lui céder de la place. Or, avec des tables, nous ne pouvons pas le faire’’, renchérit notre première interlocutrice.
Mais ce choix n’est pas sans risques pour les vendeurs, compte non tenu des conséquences sanitaires pour les consommateurs. En effet, les produits exposés sont parfois écrasés par les véhicules et les passants. ‘’Si nous apercevons les véhicules, nous tirons nos étales pour céder le passage. Parfois, c’est lourd à déplacer, mais nous faisons avec. Même les clients peuvent écraser nos bagages en passant sans pour autant se retourner. Les automobilistes nous disent que c’est nous qui occupons la voie publique. Les gens nous insultent en passant. Mais on ne dit rien, parce que c’est nous qui sommes à la quête de revenu pour entretenir nos familles’’, confie Sokhna, sourire aux lèvres. Pour ces dames, tout est question de ‘’compréhension’’ et de ‘’tolérance’’.
Cupidité et laisser-aller
Comme ces femmes, Bécaye Ba, un délégué du marché, affirme que l’étroitesse des ruelles ‘’n’empêche en rien’’ le déroulement correct des activités. ‘’Plus c’est étroit, plus c’est bénéfique pour nous les commerçants. Parce que les clients ne pourront pas rester plus longtemps sur place à marchander. Ils sauront qu’il n’y a pas de place ; ils vont juste acheter ce dont ils ont besoin et se retirer rapidement’’, argumente-t-il. Pour M. Ba, cette situation arrange également les autorités municipales. ‘’Plus il y a de tabliers, plus ils perçoivent des taxes. C’est tout ce qu’elles visent. C’est pourquoi elles ne veillent pas à l’ordre, à la fluidité du trafic’’, ajoute ce vendeur d’oignons qui possède aussi un enclos de moutons. L’homme dit s’occuper personnellement de la propreté de sa place, puisqu’il ne peut pas tout attendre de la mairie.
En outre, même les délégués sont les représentants des autres commerçants et les interlocuteurs des autorités. Ils ont un pouvoir limité dans la gestion des marchés. C’est ce qu’a fait comprendre Cheikh Mbacké Ndiaye, le délégué de la parcelle de piment. ‘’Nous n’avons ni le pouvoir ni la légitimité pour organiser quoi que ce soit ici. C’est le rôle des autorités, particulièrement les maires. Les délégués ne peuvent rien régler. Nous ne pouvons pas demander aux gens de ne pas s’installer quelque part. Si on demande à quelqu’un de se déplacer, il va nous rétorquer qu’il paie des taxes comme nous’’, avoue-t-il. Ce délégué suggère donc à la mairie d’arrêter de collecter les taxes de ceux ‘’ne respectent pas’’ les normes pour ne pas ‘’encourager la pagaille’’.
La situation du marché est aujourd’hui telle, admet cet interlocuteur, que s’il y a un incendie, les sapeurs-pompiers auront d’énormes difficultés pour accéder aux lieux. ‘’Ils seront obligés de faire le tour. C’est ce qui s’est passé récemment, lors de l’incendie qui a ravagé une partie des cantines, à l’autre bout du marché, en début de semaine (dans la nuit du lundi 13 au mardi 14 août)’’, narre ce délégué. Cependant, affirme-t-il, avec les compteurs Woyofal, les incendies causés par les incidents électriques ont commencé à baisser. ‘’La plupart du temps, on accuse la Senelec. Mais elle n’y est pour rien. Les origines des feux sont, dès fois, inconnues’’, défend Cheikh Mbacké Guissé.
Marché ‘’Syndicat’’, des promesses de reconstruction sans lendemain
Situé dans le même département, le marché ‘’Syndicat’’ souffre également des mêmes maux que celui de Thiaroye-Gare. Cependant, ici, le niveau d’insalubrité est plus inquiétant, aussi bien en hivernage que pendant la saison sèche. Dès l’entrée des lieux, l’odeur nauséabonde des ordures et les mouches accueillent les visiteurs. Et pour ne rien arranger, certains commerçants y font de l’élevage ovin, rendant les lieux plus incommodes. Sans compter le refus de certains vendeurs de s’installer à l’intérieur, préférant occuper les abords de la route.
Ici comme ailleurs, on estime que seule la municipalité peut remédier au problème. ‘’Le comité de la mairie chargé de l’organisation du marché passait deux fois par an, pour retracer les ruelles et verser du sable après le nettoyage. Ce qui permettait de changer le visage pendant une période. Mais, depuis 2008, rien de tout cela n’est fait. Ces gens ne savent rien de ce qui se passe ici. L’Acte 3 de la décentralisation n’a fait qu’aggraver les choses’’, affirme El Hadj Diagne dit ‘’Baye Fall’’.
Vendeur de mangues, il s’active également dans le commerce de moutons. Devant ses papiers, sont attachées des bêtes qui broutent la paille et quelques feuilles de manguiers posées à même le sol. Conscient que leur lieu de négoce ne répond à aucune norme d’hygiène et de sécurité, ce 1er adjoint au délégué préconise la mise à leur disposition de tentes pour remplacer les abris en paille, afin qu’ils puissent conserver leurs produits dans de meilleures conditions.
S’étendant sur une surface de 1,2 ha et créé depuis le 29 février 1976, ce marché pourrait connaitre un nouveau visage, à moins d’une promesse sans suite. En effet, le 10 janvier 2017, le chef de l’Etat, Macky Sall, a annoncé un programme de modernisation des lieux. D’ailleurs, le ministre en charge de l’Aménagement du territoire - à l’époque Abdoulaye Diouf Sarr - avait effectué une visite du site pour s’enquérir de la situation. Mais jusqu’à présent, la première pierre n’est pas encore posée. Les commerçants ont tous été recensés. Ils sont 2 500 à disposer de place fixe, plus les marchands ambulants d’un nombre indéterminé. Depuis lors, ils n’ont revu personne. En attendant certainement le prochain incendie.
MARIAMA DIEME