‘’Si on avait équilibré le budget, avec la Covid, on allait souffrir’’
Le Sénégal va appliquer, pour la première fois, pour la gestion budgétaire 2021, le principe de budget-programme. C’est pourquoi, dans la loi de finances initiale votée jeudi dernier à l’Assemblée nationale, les budgets des institutions sont évalués selon les autorisations d’engagement (AE) et crédits de paiement (CP). Pour comprendre ce que renferment ces innovations, ‘’EnQuête’’ s’est entretenu avec l’économiste-fiscaliste Mamadou Ngom, par ailleurs enseignant associé à la faculté des Sciences économiques et de gestion (Faseg) et au Centre africain d'études supérieures en gestion (Cesag).
Dans la loi de finances initiale (LFI) 2021, on a constaté, cette année, qu’on parle d’autorisations d’engagement (AE) et de crédits de paiement (CP) pour le budget des institutions. Pouvez-vous nous expliquer ces deux notions ?
La grande innovation, c’est que le budget-programme est entré en vigueur au Sénégal depuis 2020. Cela fait partie des innovations inscrites par l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Dans ce cadre, la directive de l’UEMOA n°6-2009 avait instruit les Etats membres à s’engager autour du budget-programme.
Maintenant, il ne s’agit plus, pour le ministre des Finances qui était le seul ordonnateur principal et unique du budget général et tout. Maintenant, à chaque ministère lui est affecté son budget de programme. Tout étant pour un meilleur contrôle. Parce que qui parle de budget-programme parle aussi de contrôle et de suivi budgétaires. Maintenant, pour qu’il y ait ce contrôle-là, il fallait un couplage des autorisations d’engagement et aussi des crédits de paiement.
Pour ce qui est des crédits de paiement, la définition que l’on donne est celle standard. Ils sont constitués de la limite supérieure des dépenses pouvant être ordonnées ou payées au cours de l’exercice. Ce sont des crédits qui sont destinés à la couverture des engagements contractés par des entités de l’Administration. Ils couvrent également les dépenses de personnel, les acquisitions de biens et services, et aussi les dépenses de transfert.
Qu’en est-il des autorisations d’engagement ?
Les autorisations d’engagement portent plus sur les investissements et donc, ce sont des contrats à long terme. C’est cette façon de faire que les gouvernements, en l’occurrence l’Etat du Sénégal même, doivent désormais suivre, pour plus d’efficacité de la gestion budgétaire. L’autorisation d’engagement est un investissement inscrit dans la loi de finances.
Donc, ce n’est pas dans le budget de fonctionnement. Elles relèvent des contrats de partenariat avec le privé à qui l’Etat confie le financement à la réalisation de programmes. Il y a aussi le maintien et l’exploitation, les déclarations d’investissement, etc. Tout cela entre dans le respect de l’harmonisation que l’UEMOA a prescrit depuis 2009. Qui a été repris par la loi organique 2020-07 du 26 février 2020, en son article 7.
Aujourd’hui, comment faire pour évaluer le budget global alloué à une institution ?
Avec les autres méthodes, on mettait recettes-dépenses. Maintenant, les budgets sont établis suivant un programme pluriannuel. Le ministre chargé des Finances établit un programme sur trois ans qui décline l’objectif budgétaire. En d’autres termes, je dirai c’est consigné dans un document qu’on appelle le Document de programmation budgétaire et économique pluriannuel. Donc, les ministères peuvent s’inspirer de ce document. Et qu’avant, c’était le fait d’une seule personne qui prévoyait le budget pour chaque ministère et il y avait beaucoup de problèmes de contrôle, etc. Maintenant, il travaille sur la base de programmes. Et le constat est que ces budgets ne sont pas du tout équilibrés. On prévoit encore le déséquilibre. Donc, cela donne une image beaucoup plus réelle et objective du budget.
Est-ce que cela signifie que le budget de chaque institution est défini selon les projets ou programmes de celle-ci ?
Oui, cela se fait selon les programmes mêmes. Pour revenir sur le couplage, parce que c’est ce qui est important, pourquoi fait-on le couplage de ces deux concepts ? Le couplage des crédits de paiement et autorisations d’engagement s’appuie sur un meilleur contrôle et pour asseoir un bon suivi budgétaire. Cela permet aussi d’instituer un état de veille permanant, de suivi. Et plus loin même, c’est une démarche qui s’inscrit dans le concept de la gestion axée sur les résultats. L’idée des budgets-programmes vient des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Parce qu’en à un moment donné, il faut que l’on puisse établir le budget de façon que le contribuable puisse suivre. Le budget est, en fait, un document prévisionnel. La première étape, c’est la loi de finances initiale (LFI) de l’année. Actuellement, le droit positif a tendance a utilisé plutôt le terme ‘’loi de finances’’ que le budget. Ce budget prévoit les recettes et dépenses. Maintenant, s’il y a déséquilibre quelque part, des forts imprévus, comme le cas de la Covid, on fait une loi de finances rectificative (LFR). Et tout cela, ce sont les parlementaires qui le votent, afin qu’on ait le budget définitif par la loi de règlement. Cette façon de faire avec le budget-programme, on peut le suivre et faire le pilotage. C’est cela même qui nous donnerait raison sur l’ancienne méthode qui consistait à dire qu’il faut équilibrer le budget, alors qu’on peut équilibrer les comptes, mais pas le budget. Si on avait équilibré le budget, alors avec la Covid, on allait souffrir.
Donc, on peut dire qu’il y aura plus de transparence dans la gestion budgétaire avec l’application du budget-programme ?
Oui, cela implique une transparence et surtout l’innovation. En France, c’est ce qui est fait depuis 2013. Ici, nous en sommes venus tardivement, parce que le Sénégal l’a repoussé à deux reprises, en 2011 et 2020.
Par rapport à sa pertinence, est-ce que dans les pays où le budget-programme a été appliqué, il y a eu des preuves concrètes ?
Nous nous trouvons avec une nouvelle donne où les principes classiques qui présidaient à l’application du budget sont remis en cause. Sur le principe phare qui est celui d’annualité, par exemple, c’est bon. Parce que maintenant, on parle de budget pluriannuel. L’équilibre budgétaire, aussi, n’est plus considéré comme un principe fondamental. Parce qu’un budget, il faut le laisser même se déséquilibrer. C’est pour prévoir certains chocs. Si on prend le choc exogène de la Covid-19, tous les budgets sont déséquilibrés. Les autres rubriques maintenant peuvent rester. C’est une grande innovation que nous avons et qui peut nous permettre, maintenant, de prévoir les déficits. A l’avance, si on voit dans la loi de finances, le déficit y est indiqué. Alors que dans nos économies, on a peur du déficit. L’équilibre budgétaire est défini par certains économistes comme une opération financièrement saine, mais qui n’est pas forcément économiquement rentable. D’autres aussi pourront dire le contraire, parce que ce sont des orthodoxes qui veulent toujours l’équilibre. Mais maintenant, c’est un monde qui bouge et tout peut s’adapter.
On a aussi noté, dans la LFI, la hausse du budget de certaines institutions comme la Cese, l’Assemblée nationale et le HCCT. La justification du ministre des Finances devant l’hémicycle est qu’il y a un besoin en équipements. Mais vu le contexte actuel, est-ce que ces dépenses sont une priorité ?
Dans nos économies, on devait aller beaucoup plus dans le sens des budgets qui intègrent les investissements. Quand je dis investissement, c’est projeter dans l’avenir. Nous avons des routes certes, mais il nous en manque. Nous manquons des investissements dans le domaine du chemin de fer. On a des problèmes pour expédier de la marchandise. Tous les pays développés ont investi le chemin de fer, etc. Le budget de fonctionnement, c’est quand même bien. Mais les pays en développement ont beaucoup plus besoin de budgets d’investissement que ceux de fonctionnement. L’investissement nous permet de se hisser vers le développement.
Et pour le budget global du Sénégal qui est arrêté à 4 589,15 milliards de francs CFA, y a-t-il des craintes à avoir, tenant compte du contexte actuel ?
Bien sûr. Parce qu’il a été revu à la baisse. C’est un cas exceptionnel et c’est un budget encore sous surveillance. En Europe, on parle de probabilité de troisième vague et cela rejoint toujours l’idée de l’équilibre. Avec ce budget-programme, le couplage concernant les autorisations d’engagement et les crédits de paiement permettrait de faire un ajustement automatique, au lieu d’attendre la fin de l’année. Parce qu’il y a toujours un plafond qui est fait. On dégage les montants et c’est plafonné. C’est ce qui permet de surveiller pour qu’il n’y ait pas de dérive.
Sachant qu’avec le principe de budget-programme, le budget est pluriannuel, est-ce que cela signifie qu’il n’y aura pas, l’année prochaine, de vote de budget pour les institutions ?
Quand on dit budget pluriannuel, c’est une projection sur trois ans. Donc, au moins, les ministères qui auront à faire leur budget-programme pourront s’inspirer de cette projection. C’est une référence. Normalement, c’est comme un plan. Et chaque année, on établit un budget pour les projections déjà faites. La première phase est la loi de finances. Le budget est en fait composé de trois rubriques. Il s’agit du budget général, qui établit comme tel, contrôlé de A à Z par l’Assemblée nationale. Il y a, ensuite, le budget des comptes annexes. Mais au Sénégal, je n’ai jamais vu son activation. Il y a aussi les comptes spéciaux du Trésor qui sont constitués du budget, du compte commerce, ce que cela nous rapporte, les comptes d’affectation spéciale. Pour cette année, les comptes d’affection spéciale sont de 113 milliards de francs CFA. Il y a également les comptes de garantie, etc. C’est réglé au sommet et je ne pense pas que l’Assemblée contrôle les comptes spéciaux du Trésor.
Et qui est chargé de définir le montant du budget global du Sénégal pour un exercice ?
D’abord, c’est le ministre chargé des Finances. Au Sénégal, on fonctionne avec un principe de recouvrement des impôts. Parce que qui dit budget parle d’impôts. Nous sommes très tributaires des impôts. Actuellement, le ministre chargé des Finances est la personne habilitée. Même si on a réparti en deux tâches, il y a lieu de dire que pour les prises de décision et les applications, on a deux fonctions. On a les fonctions d’administrateur et celles d’ordonnateur. Les administrateurs ont pour mission d’administrer les recettes et les dépenses. Alors que les ordonnateurs, ce sont eux-mêmes qui préparent l’exécution des recettes et des dépenses. C’est en ce sens qu’ils apprécient l’opportunité de la dépense. Mais chaque ministère a son propre ordonnateur.
Toujours est-il que le budget, les comptes du Trésor, etc., cela revient au ministre chargé des Finances. La délégation du Premier ministre - maintenant cela n’existe pas - c’est la délégation du président de la République. C’est au ministre chargé des Finances qu’il revient de publier le document de référence de ce budget pluriannuel.
Depuis ces dernières années, le chef de l’Etat prône la rationalisation des dépenses publiques. Pouvez-vous revenir sur ce concept ?
La rationalisation des dépenses est un concept très ancien. Et d’aucuns disent même que c’est depuis Robert Mc Namara, ancien Secrétaire à la Défense des États-Unis (NDLR : 1961-1968). Le terme ‘’dépenses publiques’’ est très étendu. Ce sont des dépenses de couverture. Cela peut porter sur les fonctions régaliennes traditionnelles de l’Etat, telles que l’éducation, la santé et surtout la défense. Rationaliser, c’est en fait une gestion optimale. Cela veut dire que l’Etat lui-même est satisfait du montant, mais aussi les bénéficiaires également s’y retrouvent. L’optimum ne s’est jamais réalisé. Mais nous en faisons un idéal. Qu’il n’y ait plus de gâchis, de dérapage, etc. Il faut rationaliser, en fait, les dépenses budgétaires. Il faut dépenser en une période opportune qui peut servir aux administrés, sans qu’il y ait une certaine nuisance.
Mais est-ce que dans la pratique on sent cette rationalisation ?
Bon, nous sommes des observateurs. Moi, j’aurais préféré le terme ‘’rationalisation des choix budgétaires’’ à la place de ‘’rationaliser les dépenses’’. C’est au niveau des choix qu’il faut faire les meilleurs pour les rationaliser. Mais asseoir maintenant une orientation qu’on a avec son équipe et dire qu’il faut rationaliser, il faut voir si tous les économistes adhèrent à cette proposition. Or, pour les choix budgétaires, on dira que sur cet espace, on veut construire par exemple, ou investir, c’est une bonne rationalisation. Il y a des priorités pour tout budget. Il faut maintenant une bonne rationalisation sur ces priorités.
Si on prend nos recettes, la masse de nos recettes fiscales, les dépenses fiscales sont à hauteur de 40 %. Ce qui veut dire que ce qui aurait dû entrer, nous en prenons que 60 %. Une partie est justifiée par des dépenses qui ont un caractère social, les bourses familiales, etc. Il faut dire que la partie la plus importante profite aux multinationales, les entreprises qui ne paient généralement pas leur juste part d’impôts et qui sont couvertes par les régimes d’imposition de faveur. On parle de Zone économique spécialisée, etc. Heureusement, il y a quelques semaines, le Sénégal vient de signer un protocole portant sur les flux de transfert, comment surveiller les entreprises. Parce que la plupart de ces entreprises ont tellement d’avantages fiscaux et très souvent les attentes qu’on a de ces entreprises, ce n’est pas généralement le cas. Si on les exonère, on attend d’eux d’exporter des produits en masse, ce qui renchérit notre balance de paiement, améliore l’environnement, lutte contre le chômage.
Donc, elles doivent s’engager à embaucher un nombre très important de jeunes. C’est ce qu’on attend d’elles. Mais le revers, c’est qu’on voit dans certaines entreprises, des personnes qui ont des contrats à durée déterminée ou des contrats d’apprentissage des années. Si l’Etat les exonère, elles doivent respecter ces engagements. On a vu une entreprise qui a fait un bénéfice net de 200 milliards au Sénégal. C’est quand même indécent dans un pays comme le nôtre.
En parlant d’exonération, on a vu qu’avec la Covid, le chef de l’Etat a décidé de suspendre le paiement des impôts pour certaines entreprises. Est-ce que peut avoir des impacts sur la mobilisation des recettes pour le budget 2021 ?
On a suspendu l’impôt pour certaines entreprises comme les hôtelleries, la restauration, le tourisme, etc. Mais, en matière fiscale, très souvent, les décisions prises ne sont pas conformes aux résultats. On avait dit qu’on allait baisser l’impôt sur les salaires, pour que les revenus augmentent. Mais la plupart des gens ne l’ont pas senti. En fiscalité, il y a le principe de l’universalité. Quand on fait une chose, elle doit profiter à tout le monde. Or, cette façon de faire est très parcellaire : choisir les hôtelleries, et on a deux grandes structures, dans le domaine du tourisme, etc., et aussi la presse. Avec l’interaction qui se passe, le gouvernement gagnerait à élargir le système d’exonération. Il y a des impôts qui sont épongés, d’autres transférés, etc. Nous, on prônait l’universalité. Quand on met des avantages, il faut que tout le monde puisse en bénéficier. Là, on sentira l’impact même.
MARIAMA DIEME