Publié le 6 Nov 2024 - 12:03
POLÉMIQUES AUTOUR DES PROPOS DE SONKO SUR LE GÉNÉRAL KANDÉ

Le mutisme ‘’républicain’’ de l'armée sénégalaise

 

L'armée sénégalaise, pilier de la stabilité nationale, se retrouve aujourd'hui au centre des débats de la campagne électorale pour les Législatives. Cette situation inédite marque un tournant dans le paysage politique sénégalais où les questions de défense et de sécurité nationale s’invitent rarement dans l'arène électorale. Cette fois-ci, les propos du Premier ministre Ousmane Sonko sur le limogeage du général Souleymane Kandé ont ravivé des polémiques, donnant lieu à une série de répliques et de critiques de la part de ses adversaires politiques.

 

Pour beaucoup, cela s’inscrit dans un débat plus large sur la place de l’armée dans la gouvernance et le respect de son rôle neutre dans le jeu politique. Ce contexte tendu découle aussi de récentes décisions de l’Exécutif, dont la réorganisation des hauts commandements militaires, perçue par certains comme une stratégie de contrôle.

L'allocution de Sonko et le limogeage du général Kandé

Lors d’un meeting à Ziguinchor, son fief, Ousmane Sonko, tête de liste de la coalition Pastef, a mis en avant sa décision de limoger le général Souleymane Kandé, désormais attaché de défense à l’ambassade du Sénégal en Inde. Dans son discours, Sonko a tenté de clarifier cette décision controversée en affirmant qu’elle était fondée sur un rapport interne de l’armée. Il a déclaré : ‘’Personne n’a sanctionné un général ou un militaire parce qu’il combattait la rébellion. Nous avons pris cette décision pour assurer la stabilité de la campagne électorale et garantir la sécurité nationale.’’

L’ancien maire de Ziguinchor a dénoncé les tentatives d'utiliser cette question sensible pour des gains politiques, rappelant que son engagement en Casamance ne signifiait pas un désaveu de l’armée, mais un soutien à l’unité nationale. ‘’Que personne n’en fasse de la politique. Il faut que cela s’arrête et c’est pourquoi nous allons définitivement régler cette affaire’’, a-t-il ajouté, pointant du doigt certains journalistes et politiciens de l'opposition qui, selon lui, ‘’s'agitent’’ autour de ce sujet.

Les déclarations de Sonko ont immédiatement suscité des réactions dans le camp de l'opposition. Abdoul Mbaye, leader de la coalition Sénégal Kessé, et Abdou Mbow, cadre de l’Alliance pour la République, ont tous deux vivement critiqué le Premier ministre pour ce qu’ils considèrent comme une exploitation dangereuse des questions militaires à des fins politiques.

Abdoul Mbaye a interpellé Sonko en ces termes : ‘’S’il vous plait, Monsieur le Premier Ministre Ousmane Sonko, si le Sénégal est encore une République et non une dictature, prenez enfin conscience que vous n’êtes ni procureur ni juge et que vous ne pouvez pas décider d’envoyer quelqu’un ‘pourrir à Rebeuss’." Pour lui, les propos de Sonko trahissent une approche autoritaire et mettent en péril les valeurs républicaines du pays.

Abdou Mbow, de son côté, a affirmé : ‘’Ousmane Sonko vient encore une fois de plus de montrer aux Sénégalais qu’il n’est pas à la hauteur de la charge. Quand on est un Premier ministre, on ne peut pas se permettre d’aborder des questions de sécurité nationale dans un meeting politique.’’

Selon lui, Sonko instrumentalise la question militaire, un domaine où la retenue et la prudence sont essentielles. Il a également défendu le bilan de l’ancien président Macky Sall qui, d’après lui, a ‘’géré le Sénégal avec responsabilité’’.

L'armée, entre silence et neutralité

Malgré ces échanges virulents entre leaders politiques, les autorités militaires sénégalaises ont maintenu un silence strict, se refusant à toute intervention dans le débat public. Cette position de réserve est typique de l’armée sénégalaise qui a toujours veillé à rester apolitique.

En Afrique de l’Ouest, où les coups d’État et les transitions forcées sont fréquents, le Sénégal demeure une exception grâce à la discipline de son armée, un modèle de stabilité et de neutralité républicaine.

Pour beaucoup d’observateurs, ce silence contraste avec les agitations politiques, mais il renforce l’image d’une armée républicaine et respectueuse des institutions civiles, valeur dont le Sénégal est fier. Les militaires sénégalais, en dépit des multiples remaniements qui ont secoué les hauts gradés ces dernières années, semblent déterminés à garder leur neutralité face aux agissements politiques.

La réorganisation des forces armées : un outil de contrôle politique ?

La nomination de nouveaux chefs militaires, amorcée au début du régime du président Diomaye Faye, a suscité des interrogations dans la sphère politique et médiatique.

En effet, plusieurs figures proches de l’ancien président Macky Sall, comme le haut commandant de la Gendarmerie nationale, le général Moussa Fall, ou le chef des services de renseignements, le général Cheikh Sène, ont été écartées, alimentant les spéculations.

Pourtant, à la veille de l'élection présidentielle de mars 2024, le président Macky Sall avait procédé à une réorganisation de l’État-major de l’armée. Bien que le général Cheikh Wade ne fût pas envoyé à la retraite, il se retrouvait toutefois dans un poste plus honorifique que stratégique. Il était remplacé par un officier réputé pour sa proximité avec le chef de l’État. Cette mise à l'écart de l'ancien chef d'État-major général des armées (Cemga) avait suscité des interrogations, certains observateurs se demandant si elle était liée au communiqué de Yewwi Askan Wi qui évoquait des ‘’concertations avec des hauts gradés des forces de défense et de sécurité’’.

Malgré les nombreuses prises de parole et interprétations autour de cette réorganisation, les militaires eux-mêmes ont choisi de ne pas s’exprimer publiquement, préférant garder leur réserve et demeurer neutres dans le débat civil.

Ces réajustements sont observés avec intérêt par certains acteurs politiques qui craignent une politisation de l'armée. Cette réorganisation est-elle un simple acte de gestion ou un moyen de garantir une loyauté totale des hauts gradés au pouvoir actuel ?

Par ailleurs, l'introduction de l'armée dans la campagne électorale soulève des questions sur la relation entre pouvoir politique et pouvoir militaire au Sénégal. Alors que certains acteurs politiques tentent d’instrumentaliser la question de la sécurité nationale, l’utilisation de l’armée comme levier dans le discours public pourrait s’avérer dangereuse.

Le Sénégal a jusqu’ici su préserver un équilibre fragile en maintenant son armée à l’écart de la politique, un modèle rare et précieux dans une région marquée par l’instabilité.

Les propos de Sonko, bien qu’ils visent à défendre une certaine vision de l’unité nationale, pourraient, selon certains analystes, ouvrir la porte à des interprétations ambiguës et mettre en péril la tradition de neutralité de l'armée sénégalaise. Les appels à la prudence se multiplient, soulignant l’importance de ne pas exposer les questions de défense aux pressions politiques.

Une armée sénégalaise exemplaire en Afrique de l'Ouest

Le Sénégal jouit d’une réputation enviable en Afrique de l’Ouest pour son armée républicaine, respectueuse des institutions et des processus démocratiques. Contrairement à plusieurs pays de la sous-région, le Sénégal n’a jamais connu de coup d’État. Cette stabilité est un atout majeur pour le pays et inspire la confiance des partenaires internationaux. Les autorités sénégalaises se plaisent d’ailleurs à mettre en avant cette exemplarité.

Cependant, cette neutralité précieuse pourrait être compromise, si la question militaire devient un sujet de polarisation politique. La campagne électorale actuelle est donc un test de la capacité des acteurs politiques à respecter les frontières institutionnelles et à préserver l'indépendance de l'armée.

L'armée sénégalaise, au cœur de la campagne pour les élections législatives, fait face à un défi majeur : rester neutre et préserver son statut de gardienne de la République malgré les tensions politiques. Les discours d'Ousmane Sonko, les réactions des opposants comme Abdoul Mbaye et Abdou Mbow, ainsi que les diverses restructurations dans la hiérarchie militaire, témoignent de la complexité de la situation.

Au moment où les Sénégalais se préparent à voter, il est crucial que les questions de défense et de sécurité soient traitées avec la rigueur et la discrétion qu'elles méritent. Le maintien d’une armée apolitique et républicaine reste essentiel pour la stabilité du Sénégal et pour préserver son image de modèle démocratique en Afrique de l’Ouest. Le défi pour les politiciens est de respecter cette tradition et de ne pas compromettre l’intégrité des institutions, un équilibre vital pour la paix et la démocratie au Sénégal.

 Amadou Camara Gueye

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